Lors d’un documentaire intitulé Catherine II : nuit blanche à Saint-Pétersbourg, diffusé pour la première fois le 29 décembre dernier sur France 2 dans le cadre de l’émission « Secrets d’histoire », Stéphane Bern évoquait, avec sa faconde habituelle, le rôle majeur qu’avait joué la tsarine dans le destin de l’empire russe. Une partie de l’émission fut consacrée à l’appétit sexuel de la souveraine qui collectionna, a-t-on dit, 21 ou 22 amants sur une période de 51 ans – ce qui ne constitue pas en soi une si grande performance, mais apporte un intéressant éclairage sur sa liberté d’esprit et sa volonté affirmée de mener sa vie de femme comme elle l’entendait; en d’autres termes, comme l’aurait menée un homme de son temps. Dans ce cadre, il fut aussi brièvement question de son « cabinet secret », qui constitue l’une des plus étonnantes énigmes de l’Histoire.
« L’existence d’un appartement de débauche [sic] exclusivement réservé à l’impératrice divise aujourd’hui encore les historiens. Pour certains, Catherine II dispose de quelques pièces où des objets uniques lui permettent d’assouvir ses fantasmes sexuels les plus incroyables », pouvait-on entendre, pendant que, sur l’écran, défilaient des images du palais de Zarskoje Selo où devait se trouver le cabinet et quelques dessins d’une table au piétement phallique, réalisé d’après photos par la Manufacture Henryot et Cie.
On a beaucoup prêté à Catherine II ; trop sans doute. Qu’une femme fût capable de gouverner avec succès un Etat aussi vaste, de susciter l’admiration des intellectuels de son siècle et de décider de sa vie privée en s’affranchissant des tabous était assez hors du commun pour susciter (chez les hommes, bien entendu) fantasmes, affabulations et légendes. Celle suivant laquelle elle aurait passé en revue les soldats de sa garde maintenus en érection n’est pas la moins tenace, mais elle ressemble trop à une autre légende, dont Cléopâtre fut l’héroïne supposée, pour ne pas susciter le doute.
Pour autant, ce cabinet secret a-t-il vraiment existé ? La réponse officielle des autorités culturelles russes actuelles est farouchement négative. Mais l’historien ne peut se contenter de ces dénégations bien-pensantes. A l’époque de l’Union soviétique, le Communisme affichait un tel puritanisme que personne n’aurait osé aborder un sujet aussi brûlant. Et, dans la nouvelle Russie où règnent nationalisme épidermique et bigoterie orthodoxe, aucun responsable ne pourrait en avouer l’existence sans remettre en question le caractère sacro-saint d’une tsarine de droit divin, icône nationale.
En matière d’art, deux questions, de nos jours, restent tabou à Moscou : le cabinet érotique de Catherine II et le pillage des œuvres d’art perpétré par des sections spécialisées de l’armée Rouge dans toute l’Europe centrale entre 1944 et 1945 – des objets par centaine de mille (dont tous loin s’en faut, ne provenaient pas des butins nazis) toujours entreposés dans des caches secrètes, thème que j’avais eu l’occasion de développer dans mon essai consacré à L’Origine du monde de Courbet.

Deux questions se posent donc à nous. La première porte sur le sort que connut ce cabinet, disparu depuis la guerre. Peut-être fut-il détruit, comme une grande partie du palais, pendant le conflit, mais cette hypothèse reste peu probable. Peut-être l’ensemble fut-il expédié loin de la ligne de front au moment de l’opération Barbarossa, comme bien d’autres trésors, et entreposé dans des réserves, d’où il ne serait jamais sorti, mais cette seconde hypothèse s’oppose aux témoignages des militaires allemands qui vivitèrent le lieu. On ne peut en revanche exclure un vol par les Nazis dans le cadre de la vaste mise à sac des collections publiques et privées des pays occupés perpétrée par l’organisation dirigée par Alfred Rosenberg. Catherine II, née en Poméranie, était d’origine allemande et ce qui lui avait appartenu intéressait le Reich. Là encore, se poserait la question de son devenir : destruction, nouveau vol (éventuellement, par l’armée Rouge), vente à un collectionneur forcément discret ? L’énigme reste aujourd’hui entière.
Quant à la seconde interrogation, elle concerne l’appartenance du cabinet à Catherine II. Car, s’il est acquis que cet espace fut bien réel, aucun témoignage de l’époque n’atteste qu’il fut aménagé pour la tsarine. Dans le documentaire de France 2, un historien de l’art spécialiste de la Russie, Emmanuel Ducamp, juge cette appartenance « totalement improbable ». Il s’en était déjà expliqué dans un article de Connaissance des arts du 28 mars 2011 ; le raisonnement qu’il y développait mérite examen. L’historien avance en premier lieu qu’un tel cabinet n’aurait pas survécu au XIXe siècle et au règne du prude Nicolas Ier (de 1825 à 1855), ce qui relève du possible mais non de la certitude ; il ajoute que le profil d’autres tsars, notamment Alexandre II (tsar de 1855 à 1881) et Alexandre III (qui lui succéda jusqu’à sa mort en 1894), aux vies sexuelles plus intenses, auraient mieux correspondu à l’esprit du cabinet.

L’impératrice fit-elle réaliser ce cabinet ou fut-il installé par l’un de ses successeurs ? Aucun élément matériel ne permet à ce jour de résoudre cette énigme. Ce qui, en revanche, fascine dans cette installation qui comprenait plusieurs chambres, c’est que cet espace ne s’apparentait pas, comme tel fut le cas dans beaucoup de palais de l’époque, à une simple collection de curiosa, dont les meubles étaient presque toujours absents. Il s’agissait d’un véritable concept architectural érotique sur lequel historiens, historiens de l’art et psychanalystes pourront encore travailler longtemps, en attendant, peut-être, d’en voir réapparaître les éléments.
Illustrations : Catherine II, gravure – Table du cabinet érotique, photographie circa 1943 – Fauteuil réalisé par la manufacture Henryot et Cie d’après photo d’époque © Manufacture Henryot et Cie.
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