Chambolle s’était lui-même affublé de ce surnom aux temps, lointains, où, militant d’organisations aussi virulentes qu’éphémères, il préparait le Grand Soir dans les arrières salles des bistrots du Quartier Latin. A l’issue d’une réunion (évidemment secrète) de ses instances dirigeantes, le groupuscule auquel il appartenait décida d’entrer dans la clandestinité.
En conséquence, le responsable à l’organisation, un barbu mélancolique qui préparait l’agrégation d’Allemand et fumait de l’Amsterdamer (l’usage de la pipe étant, à l’époque, l’accessoire presque obligé des intellectuels en révolte contre la bourgeoisie) distribua un vade-mecum du parfait petit révolutionnaire professionnel, à la centaine de membres du Parti (avec une majuscule pour impressionner l’ennemi de classe). Le premier paragraphe de ce document, polycopié sur papier jaune, donnait l’ordre aux futurs militants de l’ombre de changer d’identité en prenant un pseudonyme (on disait « pseudo ») dont la sonorité évoquerait celle de leur nom ou prénom d’origine. De Jean-Paul il fit donc Chambolle, rendant ainsi hommage à un ancêtre, ouvrier agricole dans la côte de Nuits, et au fruit de son labeur, un vin dont il appréciait la finesse et l’inimitable bouquet.
Ce choix se révéla désastreux pour son avenir de révolutionnaire. Deux mois plus tard, sommé d’en donner les raisons par son chef de groupe, le camarade Illich (Louis-Pascal Millicher, dans le civil et dans la préfectorale où il entra après son passage à l’ENA), il eut la naïveté de dire la vérité. Les conséquences ne se firent pas attendre. Les camarades Fabien (plus connu sous le nom de Guy Sabyen à l’école vétérinaire d’Alfort où il terminait sa troisième année), Rosa ( Rose–Amélie d’Estinville déjà licenciée en sociologie et future collaboratrice d’un journal dont le titre se résume à un pronom) et Ernesto ( Jean-Werner Staubermann, héritier en provisoire rupture de ban, des parfums et cosmétiques du même nom et auditeur peu assidu des cours de l’Institut Géographique) furent désignés par le Comité Central pour examiner son cas. Ils découvrirent sans difficulté qu’il n’était qu’un petit-bourgeois dénué de principes, traître à la classe ouvrière et gravement corrompu par les thèses des tigres de papier révisionnistes. Il fut donc exclu sur le champ ce qui ne l’affecta que modérément car, à la même époque, ou à peu près, il tomba amoureux d’une doctorante en littérature de quatre ans son aînée. Cette spécialiste du XVIII° siècle, lui fit découvrir les mémoires de Casanova et les romans de Crébillon. Elle avait de l’explication de textes une conception qui ne se limitait pas à la glose universitaire et il découvrit avec ravissement que l’abbé de Talleyrand-Périgord n’avait pas forcément tort quand il évoquait « la douceur de vivre avant la Révolution ».
Cette liaison le détourna, provisoirement, de l’activisme politique. Cependant, sa nouvelle compagne, à laquelle il avait raconté ses mésaventures de clandestin amateur, ayant trouvé «charmant» ce surnom de Chambolle ne l’appela pas autrement pendant les deux ans que dura leur relation. Peu à peu cette habitude se communiqua au reste de son entourage. Trente ans plus tard, elle était devenue générale et c’est ainsi qu’il s’était présenté aux pèlerins, pénitents et randonneurs de base qu’il avait croisés sur le chemin de Saint Jacques sur lequel il s’était engagé, à la fin de sa soixantième année.
Parti de Vézelay, un jour d’avril, il arriva à Santiago trois mois plus tard ayant connu au cours de son voyage, les bonheurs, tristesses, douleurs et espoirs qui sont le lot de tous les jacquets. Quand il entra dans la ville de l’apôtre, il était accompagné de Denis, un Champenois rencontré sur une piste entre Rabanal del Camino et Ponferrada. La connaissance s’était faite sur un banc du folklorique refuge de Manjarin où ils s’étaient arrêtés pour boire le traditionnel café au lait. Depuis ils avaient avancé de conserve, se retrouvant chaque jour pour une ou deux heures de marche côte à côte et chaque soir, à l’étape, pour partager le traditionnel et roboratif menu que les bodegas, mesons et bars des villes du Chemin proposent aux pèlerins.
Chacun de leur côté, ils accomplirent les rites qui sont comme le couronnement du pèlerinage. Puis ils se retrouvèrent à la maison du pèlerin où on leur remit la lettre frappée du sceau du chapitre cathédral qui attestait leur qualité Après quoi ils s’installèrent à la table d’un café de la place Cervantes et il fut question du retour. Avant de pèleriner sur la route de Saint Jacques, Denis avait voyagé dans les cinq parties du monde où l’avait conduit son métier de cadre d’une multinationale de la chimie. C’est donc tout naturellement qu’il suggéra de revenir en avion. Il s’était renseigné, dit-il à Chambolle, et il savait que la compagnie Iberia offrait aux pèlerins des billets pour un prix si bas que prendre le train ou le car cessait d’être une économie. Pendant qu’il parlait, Chambolle se demandait comment lui avouer qu’il avait de l’avion une phobie aussi ancienne que profonde et que la simple pensée de monter à bord d’un de ces appareils avait suffi, jusque-là, à lui faire abandonner toute idée de voyage au long cours.
Cependant, insensible au malaise de son compagnon, Denis poursuivait son exposé. Il avait déjà téléphoné à la compagnie et, s’ils le désiraient, ils pouvaient dès le lendemain prendre un vol qui les amènerait à Roissy avant 15h00. N’était-ce pas là une bonne nouvelle ? Chambolle émit un faible grognement que Denis prit pour une approbation. Dans ce cas, continua-t-il, il ne leur restait plus qu’à se rendre à la plus proche agence de voyage, justement il y en avait une à quelques mètres de là, pour y prendre leur billet.
La visite des lieux saints a parfois des conséquences imprévues. Depuis qu’il était arrivé à Santiago, Chambolle ressentait une espèce de plénitude qui lui donnait le sentiment qu’à l’avenir, quoiqu’il arrive, il serait protégé. Tout au long de son pèlerinage, il avait peu à peu accepté l’idée qu’il ne s’était pas lancé dans cette entreprise par hasard et, finalement, il lui était apparu comme une évidence que le combat qu’il avait mené pendant des années pour oublier la foi de son enfance était un échec. Il prit donc le seul parti raisonnable qui était de reconnaître les faits et, tout en assumant des choix éthiques parfois peu compatibles avec l’enseignement actuel de notre sainte mère l’église, de faire confiance à l’infinie miséricorde divine. C’est pourquoi, au bout du de compte, il ne fit aucune objection au discours de Denis qu’il suivit, sans émotion apparente, jusqu’aux bureaux de l’agence «Viajes peregrinos» où, après leur avoir vendu leurs billets, une employée à lunettes et à chignon les informa qu’ils devaient se présenter à l’embarquement au plus tard à 8h30 le lendemain matin. Après quoi elle leur remit un sac publicitaire contenant un tee-shirt décoré d’une croix de Saint-Jacques qu’entourait la devise obligée «Todos con Santiago» imprimée en belles lettres pourpres. Tout s’était enchaîné si vite que Chambolle se rendit compte qu’il n’avait pas eu le temps d’avoir, réellement, peur. Cette constatation le remplit d’un légitime sentiment de fierté et il se gronda en souriant d’avoir été si longtemps assez bête pour craindre d’utiliser le moyen de transport le plus sûr du monde comme le montrent les statistiques et comme les présidents des compagnies aériennes ne se lassent pas de le répéter dans les interviews qu’ils accordent, après chaque catastrophe aérienne, aux journalistes du monde entier.
Pourtant, le lendemain matin, en regardant son sac disparaître sur le tapis roulant où venait de le déposer un employé vêtu de bleu, Chambolle sentit s’évanouir la sérénité dans laquelle il baignait depuis la veille. Comment avait-il pu se laisser embarquer dans cette aventure dont il était certain de ne pas sortir vivant. Une vraie panique s’empara de lui et le fit vaciller. Il réussit cependant à se maîtriser suffisamment pour aller s’asseoir sur un banc qui se trouvait à proximité.
C’est là que Denis, parti acheter des journaux, le retrouva, jouant nerveusement avec son bâton, seul accessoire qu’il avait conservé. En découvrant la pâleur de son compagnon, l’ancien cadre, qui en ignorait la raison et qui ne pouvait, même, la soupçonner, s’enquit avec sollicitude de sa santé. Avait-il passé une mauvaise nuit ? mal supporté les petits excès gastronomiques auxquels ils s’étaient livrés la veille pour fêter la fin de leur voyage ? Le haut-parleur appelant les passagers de leur vol, dispensa Chambolle d’une réponse qu’il aurait été bien en peine d’articuler. Il réussit seulement à trouver assez d’énergie pour se lever et, en s’appuyant sur son bâton, rejoindre la quinzaine de personnes qui attendaient devant une porte l’autorisation de pénétrer sur le tarmac de l’aérodrome.
Vingt minutes plus tard, ligoté à son siège par une ceinture de sécurité, il voyait, pour la première fois, le sol se dérober puis s’éloigner de plus en plus rapidement jusqu’à atteindre une altitude à laquelle l’avion, un ATR, dont les hélices reflétaient les rayons du soleil levant, se stabilisa et prit sa vitesse de croisière. Il eut alors à subir le ballet des hôtesses mimant le maniement des gilets et bateaux de sauvetage, pendant qu’un texte enregistré commentait chacun de leurs gestes. Cet exercice auquel les autres passagers n’accordèrent qu’une attention distraite, acheva de l’épouvanter. Il ferma les yeux et les mains crispées sur les accoudoirs, il attendit l’inévitable catastrophe.
Il les rouvrit au bout d’une heure, rien n’ayant affecté la régularité de la marche de l’avion. A l’extérieur, les moteurs faisaient entendre leur bourdonnement rassurant et, dans la cabine, les passagers, insensibles aux risques qu’ils couraient, passaient le temps en feuilletant des revues ou en cherchant la solution de problèmes de mots croisés. Denis, qui était assis à ses côtés, s’était plongé dans la lecture d’un quotidien français vieux de trois ou quatre jours qu’il avait acheté à la boutique de l’aéroport. Dépassée l’agglomération de Bilbao, l’ATR volait au-dessus de la mer à quelques kilomètres de la côte dont on distinguait parfaitement tous les détails. Du coup, Chambolle osa regarder au-dessous de lui. Trois chalutiers faisaient route vers le large pendant qu’un gros ketch, toutes voiles déployées, se dirigeait vers le port qu’ils venaient de quitter. L’ensemble donnait une telle impression de calme et d’équilibre qu’il commença à s’apaiser et, comme l’avion, dans son survol du golfe de Gascogne, perdait les côtes de vue, ne laissant voir à ses passagers que le camaïeu bleuté d’une mer et d’un ciel également paisibles, il se laissa gagner par la sérénité ambiante et finit par s’endormir.
Une affreuse secousse le tira de son sommeil. Il vit presque en même temps les visages des passagers déformés par les diverses expressions de la peur et, autour de l’avion, les monstrueuses colonnes des nuages d’une dépression que l’appareil était en train de traverser. Un éclair déchira le ciel à quelques centaines de mètres et, presque aussitôt après, il ressentit la même sensation douloureuse qui l’avait réveillé pendant que l’ATR, victime d’un trou d’air, plongeait comme une pierre vers la mer. Il y eut des gémissements et quelqu’un poussa un cri de frayeur mais ce n’était pas lui. Il se sentait étrangement calme et comme détaché de la scène qu’il était en train de vivre. Tout se passait comme si, à force de s’être imaginé, toute son existence, victime d’un tel accident, la réalité lui paraissait moins abominable que l’idée qu’il s’en était faite.
Cependant la chute de l’avion se poursuivait et, même s’accélérait. Plusieurs passagers avaient cédé la panique et hurlaient leur terreur. Chambolle regarda Denis. Il vit que son voisin avait fermé les yeux. Dans son visage immobile, seules les lèvres remuaient de façon à peine perceptible. «Il prie, pensa Chambolle. Il a bien raison, il n’y a que cela à faire». Alors, à son tour, il entreprit de réciter les mots appris jadis dont le pèlerinage lui avait redonné le sens et la force. Tout en priant, il continuait d’ailleurs, d’éprouver le même détachement, la même absence de crainte et ses supplications n’avaient pas pour objet sa propre sauvegarde mais celle de ses malheureux compagnons que l’angoisse d’une mort de plus en plus certaine torturait d’atroce façon. Il récita mentalement les deux seules prières qu’il connaissait, l’avion maintenant avait crevé les nuages et se précipitait vers la mer où dans quelques secondes il disparaîtrait. Soudain, alors qu’ils n’étaient plus qu’à une centaine de mètres des vagues. Leur chute s’interrompit brusquement. L’avion parut hésiter puis lentement il se mit à reprendre de l’altitude. Sortant du poste de pilotage, une hôtesse apparut. Elle espérait, dit-elle, que mesdames et messieurs les passagers n’avaient pas été trop affectés par cet incident. L’équipage, ajouta-t-elle, avait su garder son sang froid et maîtriser une situation qui n’avait, au fond, jamais été vraiment dangereuse. Pendant qu’elle poursuivait en assurant les voyageurs que cet épisode ne retarderait pas leur heure d’arrivée à Paris, Denis murmura : « Une situation pas vraiment dangereuse, tu parles ! On s’en est sorti par miracle». Chambolle ne répondit pas. Il regardait par le hublot la gigantesque silhouette qui, surgie des flots au moment où ils allaient s’y écraser, avait étendu, sous l’avion, une main secourable et arrêté net sa dégringolade. Même s’il ne ressemblait en rien aux portraits et aux statues qu’on avait fait de lui, il l’avait aussitôt reconnu. Dressé au milieu de l’orage, Saint Jacques regardait s’éloigner ceux qu’il venait de sauver. Le temps d’un merci muet, Chambolle ferma les yeux. Quand il les rouvrit, il ne vit plus, derrière lui, que des nuages.
Les trois montagnes
Ce jour-là, Vincent et moi nous arrivâmes au refuge un peu après trois heures de l’après-midi. L’hospitalero de service, un Flamand paisible, apposa le sceau de l’étape sur nos credencials et, sans prendre la peine de quitter son bureau, il nous expédia à l’étage. Il y avait là-haut, nous dit-il, toute la place qu’on voulait et, contrairement à l’habitude, nous pouvions choisir nos lits. Le dortoir était meublé d’une dizaine de lits à étage disposés parallèlement. Ils faisaient face à deux fenêtres, d’où l’on apercevait, par-dessus les toits du village, la chaîne des monts de Leon. Un quelconque artisan avait installé contre un mur une série de grands casiers de bois verni destinés au rangement des sacs, bâtons et chaussures auxquels se résument l’attirail du pèlerin ordinaire. Je tassai mon mince bagage dans l’un d’entre eux, puis, comme j’en ai l’habitude, je pris une douche, je me couchai et je sombrai presque aussitôt dans le sommeil. Quant à Vincent, il se rendit à l’église romane dont il avait négligé la visite lors de son premier pèlerinage, sept ans auparavant.
Le bruit d’une dispute, ou plutôt d’une conversation passionnée, me réveilla. Assis sur des lits voisins du mien, Vincent et deux pèlerins discutaient avec véhémence. Tous deux avaient, comme nous, dépassé la soixantaine. Mais c’était bien notre seul point commun. Dans la voix du premier se bousculaient tous les cailloux des gaves béarnais. Il avait le teint mat, les cheveux coupés ras, le front barré d’une énorme paire de sourcils et des yeux vifs et noirs avec quelque chose de décidé dans le regard. Même s’il n’avait pas été vêtu d’un treillis dont les épaulettes portaient encore la trace d’anciens galons, on aurait deviné sans mal un militaire à la retraite chez cet homme petit, trapu et vif, au geste aussi tranchant que la parole. L’autre était grand. Dans son visage rougi par le soleil du chemin, son regard bleu fixait choses et gens avec un calme que rien ne semblait pouvoir troubler. Il avait l’accent traînant, caractéristique de nos provinces de l’Est. Tout en parlant, il jouait machinalement avec un couteau suisse qu’il ne cessait de glisser puis de retirer d’une des nombreuses poches de son gilet de randonneur. Ce vêtement recouvrait partiellement une chemise et un pantalon eux aussi garnis d’innombrables poches. Vincent, engoncé dans son éternelle polaire bleu nuit, n’était pas le moins animé. Il avait, pour une fois, abandonné son habituel ton neutre voilé d’ironie légère et il parlait avec un enthousiasme qui faisait résonner dans sa voix, «a» traînants et «r» roulés dix fois sur la langue, l’écho du large parler de sa Bourgogne natale.
La discussion était un peu embrouillée, mais je finis par comprendre qu’au cours d’un pèlerinage précédent, tous trois s’étaient écartés pour une raison ou une autre de l’itinéraire principal. Pour le rejoindre, chacun avait dû gravir une montagne. Le curieux de l’affaire étant que, même s’ils prétendaient tous, avoir admiré, une fois le sommet atteint, le plus beau spectacle du monde. Les paysages qu’ils décrivaient étaient à ce point différents qu’il ne pouvait s’agir du même endroit.
Henri, l’ancien militaire, évoquait un océan de collines bleues et de forêts coupées de vastes clairières où se nichait la blancheur des villages. Etienne, l’Alsacien, se souvenait d’une ville lovée dans la boucle d’un fleuve et de la marqueterie de champs et de prés qui, partant de ses faubourgs, conduisait aux flancs de la chaîne de montagnes qui fermait l’horizon. Quant à Vincent, il parlait d’un lac dont les bords, plantés de vignobles et vergers, étaient l’image même de la douceur de vivre.
Je m’habillai et sortis à mon tour pour quelques pas de promenades. Quand je revins, une heure plus tard, ils n’avaient pas changé de sujet et pendant le repas du soir partagé dans l’unique salle de l’auberge locale, il ne fut pas non plus question d’autre chose. Vincent était pétri de qualités, mais il avait le défaut, assez courant, de penser que ceux qui ne partageaient pas ses certitudes étaient au mieux ignorants, au pire de mauvaise fois. Apparemment Henri et Etienne appartenaient à la même espèce si bien que, lorsque notre souper achevé nous retournâmes à notre gîte, ils étaient toujours aussi peu d’accord.
Le lendemain, je quittai le refuge le dernier. Etienne et Henri étaient partis bien avant l’aube et Vincent s’était mis en route, alors que j’étais encore en train de déjeuner. L’étape de cette journée fut une des plus heureuses de mon pèlerinage. Poussés par une petite brise de sud-est, de rares nuages se hâtaient lentement dans un ciel bleu méditerranéen. Le chemin s’élevait en longues pentes régulières à peine coupées de quelques faux plats et d’amorces de descentes. J’avais laissé derrière moi la plaine et ses cultures et j’allais maintenant, entre forêts et prairies à la rencontre des sommets du Leon, de plus en plus nets à mesure qu’approchait la fin de l’étape.
J’arrivai à l’albergue au milieu de l’après-midi. Vincent m’y attendait. Il était seul, nos deux commensaux du soir précédent ayant, sans doute, poussé plus loin. Après avoir échangé nos impressions de la journée, il revint à la conversation de la veille. Ce qu’avaient vu Etienne et Henri était sans doute admirable mais pas autant, il en était sûr, que le paysage dont il gardait sept ans après, le souvenir ébloui. D’ailleurs, ajouta-t-il, il me serait facile de juger. La montagne était là toute proche et un crochet de trois jours me permettrait de contempler à mon tour un tableau que je n’oublierais jamais.
Je cédai à son enthousiasme, et, quarante-huit heures plus tard, le soleil levant nous trouva grimpant un sentier de chèvre, en route pour le fameux sommet. Il nous fallut quatre heures pour arriver à l’immense pierrier par lequel se terminait l’ascension. Plus fort et mieux entraîné que moi Vincent arriva au sommet le premier. Je le rejoignis une dizaine de minutes plus tard. Il n’était pas seul. Etienne et Henri étaient là eux aussi. Tous trois, encore rouges et suants de l’effort qu’ils venaient de fournir, se regardaient avec un tel air de stupeur que je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Du coup ils retrouvèrent la parole et je préfère passer sous silence la façon dont ils réagirent à mon accès d’hilarité. Je parvins, non sans peine, à me maîtriser et quand ils eurent, eux aussi, retrouvé leur calme, je me hasardai à leur demander pourquoi, après nous être séparés depuis trois jours, nous nous retrouvions dans un endroit aussi improbable. La réponse fut unanime, c’est de là qu’on pouvait voir le paysage qui les avait tant émerveillés. Ils avaient raison d’ailleurs. Au nord-est, un flot de collines lançait à l’assaut de l’horizon ses vagues diaprées de toutes les nuances du vert. A l’opposé, une ville étendait ses blancs et ses ocres sur les deux rives d’un fleuve dont le cours conduisait à un lac où se reflétait la tapisserie brodée d’or des vignobles et des vergers.
A cet instant, je compris enfin pourquoi l’autorité supérieure m’avait chargé de cette mission. «Avez-vous compris la leçon ?» Je parlais du ton que je n’emploie que lorsque, en cas de catastrophes telles que guerres, épidémies ou raz-de-marée, nous devons, mes collègues et moi, faire face à une affluence exceptionnelle «On peut monter en haut de la montagne par des chemins différents.Une fois au sommet, on peut voir toutes sortes de choses mais c’est toujours le même paysage. Pour s’en rendre compte, il suffit d’ouvrir les yeux et le coeur.» Ici, je marquai une légère pause et je repris «Surtout le coeur !» Après quoi, je retirai de mon sac ma paire d’ailes. Au début de ma mission, je les avais glissées dans une poche intérieure du sac. Elles n’avaient pas souffert du voyage et elles vinrent se fixer sans effort à mes épaules. Je les déployais et, après les quelques battements, indispensables pour leur redonner le bouffant et la légèreté réglementaires, je pris mon vol pour retrouver la place que j’occupe habituellement à la mille sept cent trente troisième porte où je suis chargé d’expliquer aux nouveaux arrivants ce qui les attend (les amateurs de vierges sont toujours un peu déçus, mais ça ne dure pas). Au-dessous de moi, les trois pèlerins n’avaient pas bougé. Soudain Vincent, très vite imité par les deux autres, ouvrit la bouche. Ce qu’ils disaient, je n’eus aucun mal à le deviner : rien ne monte plus vite vers Dieu qu’un ange, sinon une prière.
Chambolle
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