En cette période estivale où des millions de touristes se ruent dans les immeubles flottants qui sillonnent la Méditerranée chargés du fond de la cale aux étages les plus élevés de terriens en mal d’émotions maritimes, j’ai eu envie d’évoquer les croisières et les ports méditerranéens tels que les ont découverts deux grands écrivains de la première moitié du vingtième siècle : Evelyn Waugh et Francis Carco.
A travers le récit d’une croisière qui ressemble en tous points à son voyage de noce, l’Anglais nous montre le côté face de la Méditerranée à cette époque et, dans un reportage sur les bas-fonds des ports de la Grande Bleue, Francis Carco nous dévoile le côté pile… celui qui est le moins voilé. Deux récits qui, fondus en un seul, pourraient constituer un documentaire historique incontournable sur ce sujet.
Bagages enregistrés de Evelyn Waugh ; récit d’une croisière en Méditerranée
Selon la préface de William Boyd, en hiver 1928, Madame Waugh, Evelyn, Elle-Evelyn pour la différencier de Lui-Evelyn, tombe malade victime d’une rubéole, le jeune couple décide alors de faire une croisière en Méditerranée pour que la jeune femme puisse se rétablir plus rapidement. Ils obtiennent la possibilité de voyager gratuitement en promettant en échange que Lui-Evelyn écrive un récit de voyage valorisant le bateau et la croisière. La croisière est en fait un véritable désastre, le couple se défait, Elle-Evelyn est malade et le retour en Angleterre est pénible. Lui-Evelyn s’isole alors pour terminer un ouvrage en cours et entreprendre la rédaction du récit de voyage qu’il a promis à l’armateur.
Waugh ( 1903 – 1966) raconte ainsi une croisière qu’il aurait faite seul mais qui est en fait la croisière qu’il a faite peu de temps auparavant avec son épouse, se livrant à un exercice de dédoublement en se glissant dans la peau de l’ami du couple avec lequel il voyage et qui représente le couple qu’il formait avec son épouse lors de la précédente croisière.
Son voyage commence par Paris puis s’oriente vers la Méditerranée, à Monte-Carlo, pour se poursuivre sous forme d’une croisière vers Naples, Catane, Haïfa, Saint Jean d’Acre, Port-Saïd, où il abandonne le navire pour suivre le jeune couple dont la femme doit se faire soigner à terre, comme lui a abandonné la croisière précédente, dans ce même port, pour faire soigner sa femme atteinte d’une pneumonie. Il reprend la mer, comme il l’avait reprise précédemment avec son épouse, pour la Méditerranée occidentale avant de retrouver son navire, le Stella Polaris, à Malte tout comme il l’avait fait avec son épouse lors de leur croisière.
Son mariage ayant explosé au retour de leur périple en mer, Waugh raconte son voyage à travers la Méditerranée en romançant un peu l’histoire pour laisser le couple qu’il formait avec Elle-Evelyn un peu en dehors du récit. D’une plume critique, acerbe, sarcastique, il décrit le monde déjà frelaté à cette époque du tourisme de masse qui se rue en troupeau dans les ports de la Méditerranée. Son regard est celui d’un Anglais convaincu de la supériorité de son pays : c’est toujours mieux en Angleterre ou éventuellement moins mal quand on ne peut pas dire que ça y est bien. Ces descriptions restent tout de même un excellent témoignage sur le monde puéril des croisières à la fin des années vingt et un regard acéré et lucide sur les grands ports du Bassin Méditerranéen qui a,
aujourd’hui, valeur historique. Un regard que Francis Carco confirmera sept ans plus tard en visitant surtout les clandés. Sa description des métropoles, de leurs habitants, de leurs coutumes, de leur patrimoine est riche et précise, il s’appuie beaucoup sur un guide touristique célèbre à son époque, celui de Bedacker qu’il site abondamment. Il raconte un temps que nous avons peut-être oublié ou qu’il n’a pas vu comme ceux qui nous en ont parlé dans les décennies suivantes, un monde méditerranéen beaucoup plus homogène, beaucoup moins divisé, beaucoup moins éclaté, beaucoup moins déchiré, un temps où, par exemple, le racisme n’existait pas à Alger, si on le croit.
Dans ce premier récit de voyage, Il n’est en rien un explorateur, pas plus qu’un découvreur, il est simplement un observateur et un témoin de son temps qui a laissé son regard en héritage. « J’ai appelé ce livre Bagages enregistrés pour la simple raison que tous les endroits que j’ai parcourus lors de ce voyage ont été largement visités et décrits ».
La dernière chance de Francis Carco ; bas fonds des ports de Méditerranée
Un journaliste, l’auteur qui pourrait être Carco (1886 – 1958) lui-même, raconte son périple sur le pourtour de la Méditerranée pour enquêter sur la prostitution, le trafic des femmes et, plus généralement, sur tous lestrafics imaginés par la pègre. Du Pirée à Marseille en passant par Athènes, Smyrne, Istamboul, Beyrouth et Tunis. Il dresse un état des lieux du « milieu » dans ces différentes villes où il rencontre ses contacts, ex-connaissances, relations et autres truands en exil qui ne sont plus les bienvenus dans leur pays d’origine, mais aussi des policiers chargés de surveiller les activités de ces drôles de citoyens.
C’est à une grande balade dans les bas-fonds de ces villes portuaires que nous invite Carco pour visiter les bars, dancings, restaurants, maisons de passe ou bordels tous plus sordides les uns que les autres. Il dépeint avec le même talent le tripot le plus miteux, la rue la plus répugnante que les paysages les plus somptueux du Proche et Moyen-Orient. Ses portraits sont absolument magnifiques : vieilles putes en fin de parcours, vieux maquereaux désargentés, policiers arrogants, trafiquants rutilants comme des œufs de Pâques, …
Mais ce n’est pas sans une certaine nostalgie qu’il arpente ces lieux de perdition car le milieu semble voué à sa fin prochaine. « Dans chaque port, la police veille et, si habiles que soient certains coquins internationaux, force leur est d’admettre que la longue et déconcertante impunité dont ils ont scandaleusement joui, est bien près de finir ». Dans ce roman, Carco essaie de nous faire comprendre qu’un monde se meurt et qu’un autre est en train de naître, n’oublions pas que ce livre a été publié en 1935 dans des temps de fortes turbulences partout en Europe. Il a bien senti que ce monde, et pas seulement celui de la pègre, était en cours de mutation mais les mutations qu’il pressentait ne sont pas forcément celles qui se sont produites. Les putes qu’il a croisées jouaient leur dernière chance dans ces rades à matelots, comme les maquereaux jouaient leur dernière carte dans ses bas-fonds sordides, comme la Turquie jouait sa dernière chance avec les Jeunes Turcs au pouvoir, comme le monde jouait une dernière carte avant de voir le plus terrible conflit jamais vu s’abattre sur l’ensemble de la planète. Carco n’était pas un bon prophète mais il a bien senti que quelque chose n’allait plus, qu’un monde s’effritait qu’il faudrait bien un jour trouver une solution pour reconvertir les putes, recaser les maquereaux qui se tournaient déjà vers la drogue et canaliser toutes les
énergies qui ne pensaient qu’à exacerber les nationalismes montants. « De quelle nature seront les réactions que soulèveront à sa mort les successeurs du Ghazi (Kemal) ? »
Un livre plein de nostalgie, un livre d’avertissement aussi, « Il avait parlé pour les hommes de son espèce de « la dernière chance » qu’ils jouaient contre les règlements et les idées nouvelles ». Et, aussi, une réflexion sur l’éphéméréité des choses de ce monde….
« Dernière chance ! Dernier va-tout ! Banco ?… Perdu !