Début juin, première virée dans le delta du Danube, entre Crişan, Mila 23 et Tulcea, en étant partis par Tulcea dont le charme discret (d’aucuns prétendent…) est d’une discrétion telle qu’il est dur à percevoir. Départ en ferry par le bras principal du Danube, canalisé au 19ème siècle pour faciliter la navigation, en direction de Crişan, village central au coeur du delta.
Croisière étrange entre quelques touristes en quêtes de pélicans et de Lipovènes (j’y reviendrai), des jeunes retournant pour le week-end non pas sur la terre ferme mais en famille sur une terre d’eau, des habitants retournant chez eux après avoir acheté à Tulcea denrées de premières nécessités et matériaux de construction entassés en vrac sur le pont avant du bateau et à l’entrée de la salle des machines.
D’emblée, l’impression que le delta, par cette voie d’entrée principale, est un monde à part, mu par une économie subventionnée (les transports, les biens de première nécessité, afin d’aider à rompre l’isolement d’un territoire d’eau en dehors des flux internationaux depuis le raccordement plus de 200 kilomètres en amont du somptueux Danube à la Mer noire par un canal permettant d’éviter les baroques digressions d’un parcours plus que sinueux) … et quelque peu déglinguée (Sulina, port militaire et de transit qui ne l’est pas resté, sans compensation…).
Avant de débarquer du ferry pour embarquer avec notre hôte (maquignon d’origine hongroise connaissant le delta comme son portefeuille et dont les meurs commerciales étaient aussi sinueuses que ses virages entre les nénuphars), un premier constat s’impose : le delta n’est pas au premier abord l’univers sanctuarisé et parfaitement protégé que l’on rêve de rencontrer. Seules quelques zones sont protégées et toute la fragilité de cet écosystème unique est liée au fait que malgré l’ampleur de la surface d’oseraies et de bras secondaires et tertiaires à l’abri des flux principaux, la pollution visible (des bouteilles en plastique…) et invisible (pollutions lourdes de l’eau ayant traversé toute l’Europe et hérité de tous les manquements à la législation européenne sur le retraitement des eaux usées et la prévention des pollutions industrielles) s’infiltre partout dans le delta.
La prise de conscience politique de la fragilité du delta commence à faire bouger les esprits, mais l’équilibre sera long à trouver entre des initiatives de proximité visant à renforcer le potentiel économique (pêche raisonnée, tourisme vert) de cette zone tout en prenant à bras le corps la question de la qualité des eaux du Danube en amont.
1, 2, 3, 4… 109 ! 109 pélicans en approche dénombrés dans le ciel, à la jumelle (les photos ne donnent pas grand chose, ce n’est pas pour rien que les ornithologues ont un matériel spécial). Et les mêmes pélicans observés à quelques 10 ou 20 mètres en train de pêcher ou de se prélasser entre 2 nénuphars, tout comme les paisibles guêpiers, ibis, spatules et le beaucoup moins paisible pygargue.
Je n’y connais rien en ornithologie mais avec deux guides à bord de la barque conversant en hongrois et de bonnes jumelles, j’ai fini par me prendre au jeu des « coches » (une coche = une variété d’oiseau jamais vue auparavant identifiée avec certitude et cochée dans le guide ornithologique) et ai fini par m’esbaudir de sa variété d’oiseau, beaux et colorés, faussement indifférents à notre présence dans ces lacis sans fins d’oseraies et de passages bordés de saules, tout comme les pêcheurs n’ayant d’yeux que pour ce qui n’est pas visible tant que cela ne mord pas : les silures, brochets et autres poissons d’eau douce qu’il est encore autorisé de pêcher.
Les « chromos » sur le delta sont donc tout autant fondés que mes critiques sur le péril environnemental ; mais le miracle écologique que représente le delta (écosystème intégré, variété inouïe des espèces d’oiseaux observées en un week-end : 31) n’est vraiment apprécié que si l’on apprécie sa fragilité.
Allez, je l’avoue : aller dans le delta pour moi avait pour but premier de me rendre en pélerinage à Sulina ! Un lieu qui a été. Et qui est aujourd’hui replié sur les vestiges d’une gloire passée, trop peu assumée, et non compensée par un nouveau projet pour relancer cette ville frontière au débouché du bras principal du delta du Danube, à la jonction avec la Mer noire, et à quelques kilomètres de la frontière maritime (contestée) avec l’Ukraine.
On pourrait tourner à Sulina un remake européen de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez.
A Sulina, cette plaque de fonte devant un phare désormais à 2 kilomètres de la Mer noire. On peut y lire en français : « La Commission européenne instituée par le Traité de paix de Paris du 30 mars 1856 [marquant la fin de la guerre de Crimée, ndla] pour améliorer la navigabilité des embouchures du Danube a construit ces digues et ce phare achevés en novembre 1870 » Suivent les qualités des signataires pour les puissances alors représentées : Autriche-Hongrie, France, Prusse (représentant solidairement la Confédération d’Allemagne du Nord), Russie, Sardaigne et Italie (l’union n’étant alors pas parachevée) et la Turquie.
On peut visiter le phare à défaut de visiter le siège de la Commission européenne pour la navigation internationale du Danube qui abrite désormais l’office roumain pour la navigation sur le Danube, cette première Commission européenne ayant été nationalisée en 1940, mettant un terme après plusieurs décennies d’atermoiements (et de retraits successifs de certaines puissances, dont l’Allemagne) à cette première tentative de régulation intégrée d’une problématique économique transnationale. L’invention de la méthode communautaire avant l’heure, en quelque sorte, bien que les recommandations de cette « Commission européenne » n’aient alors pas été contraignantes.
La Commission internationale du Danube existe depuis les années 1950 sous une nouvelle forme et a son siège à Budapest.
Et si l’on se replie sur la petite histoire, on peut errer à Sulina dans ce phare ensablé et aller au cimetière marin parcourir les carrés anglicans, catholiques, orthodoxes, musulmans et juifs qui montrent que Sulina, à la fin du 19ème siècle a du être une petite ville cosmopolite isolée du reste d’un monde européen en fin de course, au bord de l’implosion. Faut-il alors se souvenir de Sulina plus que de Sadowa ?
Si en littérature, l’enfer c’est les autres (du moins pour certains), lorsque on voyage en musardant, l’Autre c’est le but. Rencontrer celui que l’on n’est pas et repartir chez soi heureux de la Rencontre et de retrouver son petit confort (du moins pour 99% des voyageurs, n’est pas Nicolas BOUVIER qui veut).
Alors partant dans le delta, j’ai rêvé rencontré des Lipovènes à barbe et à robe noire, parlant un slavon nécessairement incompréhensible et dont les photos auraient été mises à l’honneur de ce blog pour épater les amis (« rencontre improbable, je te dis… »). D’ailleurs, j’avais vu dans plusieurs guides des photos de Lipovènes très photogéniques et incarnant parfaitement le topos qu’ils sont censés représenter pour nous : une minorité préservée car isolée, implantée en un lien nécessairement improbable et dont la survie identitaire (langue, religion) n’est qu’à l’image du risque encouru par l’isolement (consanguinité, absence d’évolution des moeurs et des habitus socio-économiques).
Les Lipovènes, vieux-croyants russes, peuple du fleuve menacé par la régulation trop stricte de la pêche, patrimoine humain vivant du Danube. Au point de vouloir voir des Lipovènes comme on « cocherait » dans son guide ornithologique des pélicans. Le consumérisme touristique dans toute sa splendeur…
Et bien non, je n’ai pas croisé en 4 jours dans le delta un Lipovène ou plutôt, j’en ai certainement croisés, mais sans les reconnaître (comme un touriste américain pourrait passer un an à Paris sans rencontrer de Français portant béret, barbe sale de trois jours et baguettes sous le bras…). Je grossis le trait, car cela fait du bien parfois de se moquer de soi 🙂
Sauf qu’il y a quelques jours, une amie de passage à Bucarest me présente son ancienne colloc’, parfaitement francophone et, me dit-elle, « russe ». Surpris, je lui demande comment il se fait qu’une Russe se retrouve experte comptable à Bucarest. Et elle de me répondre : « je ne suis pas russe, mais de la minorité russe ». Donc, il y aurait une minorité russe en Roumanie ? Jamais entendu parler, sauf des Lipovènes, vieux-croyant russes… Prudemment, je l’interroge sur un possible lien de cause à effet avec les Lipovènes et là, bingo, elle de me confirmer venir de Tulcea et être Lipovène, ayant été scolarisée à compter de 8/9 ans exclusivement en roumain et depuis lors assimilée par la force et la volonté intégrationniste de ses parents, tout en restant consciente et fière de sa spécificité culturelle.
Comme quoi, en cherchant des barbus arriérés en soutane, on peut rencontrer des jeunes bucarestoises en tailleur !
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@ Florence : je ne suis pas aussi pessimiste que toi en ce qui concerne la pollution! c’est vrai que toutes les saletés d’Allemagne, Autriche, Slovaquie, Hongrie, Serbie, Roumanie et j’en oublie, se déversent. Mais il faut croire que le Delta est une magnifique station de lagunage. Si tant d’oiseaux trouvent leur compte, il y a encore de l’espoir!
Nous étions restées 3 jours à Crisan chez Petre, inoubliable!!!
Magnifique mais hyper pollué