Les amateurs de peinture pourront apprécier l’exposition Nicolas de Staël à la Fondation Gianadda à Martigny en Suisse, jusqu’au 21 Novembre 2010… “L’instinct, dit-il, est de perfection inconsciente et mes tableaux vivent d’imperfection consciente”. Cette exposition de peinture le confirme!
Dans cet atrium de béton, au milieu de la foule des vacanciers restés dans la vallée cet après-midi pluvieux, il faut d’abord s’abstraire, s’extraire du monde, ne plus prêter attention aux vieilles Anglaises, ni aux jolies Valaisannes qui m’entourent, et rester longtemps face aux tableaux, plonger dans leur hypnose, se laisser envahir, perdre pied, succomber au vertige, à la communion, à l’extase. Bien sûr, il est d’autres manières d’aborder cette exposition des tableaux de Nicolas de Staël de 1945 à 1955, présentée par la Fondation Gianadda à Martigny en Suisse jusqu’au 21 novembre.
On peut écrire sur sa vie tragique, du page du Tsar tôt sevré d’amour parental au suicidé d’Antibes écartelé par des amours impossibles. On peut disserter sur ses trajectoires entre abstraction et figuration. Mais j’ai toujours approché sa peinture avec mes tripes plus qu’avec ma tête, et, faisant plusieurs fois le tour de cette exposition, me laissant imprégner par chaque tableau, chaque motif, chaque couleur, chaque touche, je me prends à nouveau à rêver, à m’émerveiller devant son exigence, ses doutes, sa pureté, son ascèse, son urgente obsession de peindre. “L’instinct, dit-il, est de perfection inconsciente et mes tableaux vivent d’imperfection consciente”. Il est tant de tableaux dont je voudrais parler.
Les premiers sont étonnamment sombres, ainsi ‘Porte sans porte’ de 1946 où, dans un noir goudronneux, compact et boursouflé, des traits s’entrecroisent comme des sillons tracés avec le manche du pinceau. Le plus frappant de cette période abstraite est sans doute Ressentiment (ci-contre; 1947; collection particulière, comme la majorité des tableaux présentés ici), strié de lignes noires, de barreaux, de négations, derrière lesquelles émergent des tons doux et subtils, comme un vitrail; Staël travaille la matière, la pâte avec énergie, se bat avec elle. C’est un des rares titres émotionnels de Staël; il évoque un autre tableau de l’année suivante, ‘Hommage à Piranèse’ et à ses Prisons. Ces tableaux sont des compositions en équilibre, triangles reposant sur leur pointe, châteaux de cartes ou mikados tenant par miracle ensemble (voir aussi ‘Jour de Fête’ de 1949); on peut déjà penser aux équilibres tendus de la bataille de San Romano, qui sera plus tard citée à propos du ‘Parc des Princes’.
On passe ensuite à des compositions géométriques, comme la grande ‘Composition grise’ de 1947/50 aux formes angulaires, rectangles allant du noir au blanc, superposés, équilibrés, se soutenant face à d’infimes ruptures d’où semble suinter un filet rouge. C’est un peu comme un cadastre, comme une vue aérienne, une partition visuelle. Fugue (ci-dessus; 1951/52; Phillips Collection) évoque cette gamme harmonique, ces variations tant musicales que visuelles, avec touches de crescendo ici et d’adagio là. C’est aussi le cas de la ‘Composition‘ de 1951, toute en gradations de noirs, gris et blancs, ou des ‘Cinq Pommes’ grises et carrées sur fond gris de 1952. On n’est parfois pas très loin des premiers Soulages.
C’est alors que vont apparaître les paysages, grands aplats de couleur vibrantes, aux formes reconnaissables même si les règles de composition et d’équilibre du tableau n’ont guère changé par rapport aux tableaux abstraits. ‘Nocturne‘ de 1950 est la vue frontale, onirique, épurée d’un paysage mystérieux : champs rouges, ciel bleu sombre, un arbre rond vert derrière un muret rouge sombre, des murs dont l’un, plus clair, installe une perspective. Ici tout vibre, tout chante, tout chavire; on croirait entendre les sons cristallins de Eine kleine Nachtmusik. La pâte est travaillée au plus près, boursouflée, déchirée. Staël parle de ‘l’intensité de la frappe et celle de la méditation’ et il frappe fort. Nombreux sont dès lors ces paysages faits d’aplats de couleur, comme ‘Mantes‘ en 1953 où la brisure entre ciel bleu et champs verts, suggérant sommairement la ville à l’horizon, est une crevasse où se révèle la profondeur de la couche picturale, avec des ocres, des blancs, des rouges enfouis, réapparaissant comme dans une tranchée archéologique. Tout aussi dépouillé est le ‘Paysage près d’Uzès’ de 1954, simplicité extrême de quatre grandes surfaces se rejoignant en un point d’horizon marqué d’une tache blanche, brouillée comme un effet de mirage sur la route surchauffée.
Mais c’est en Sicile que Nicolas de Staël va créer ses plus beaux paysages (en fait esquissés là-bas, mais peints de retour en France). Partant l’été 1953 avec femme, enfants et maîtresse future dans un voyage alourdi par cette tension potentielle, il est ébloui par la beauté et la force des paysages siciliens. Voici deux Agrigente : celui ci-dessus, paysage urbain frontal de 1953 (au Kunsthaus Zürich) ne comprend que trois couleurs, le blanc des maisons chaulées, vibrant au soleil, plus étouffé à l’ombre à gauche, le bleu noir du ciel étouffant, le rouge éclatant des toits (et de toutes petites touches de jaune pour rehausser le tout); son absence de perspective et ses couleurs moins éclatantes tranchent avec les paysages ruraux écrasés de soleil. Ainsi celui ci-contre, daté de 1954 et appartenant à la collection MGN, plus typique avec sa route rose, son ciel violet où la peinture sculpte des cathédrales fantômes, et ses champs jaunes et rouges, se concentre sur une explosion de couleur là où les champs se rejoignent, au point de perspective où tout se complique, se brouille, s’emmêle; nulle présence humaine.
Toute cette série sicilienne est celle qui me touche le plus dans sa peinture : formats assez petits, couleurs simples en aplats, compositions épurées, et cette sensation constante de violence solaire, d’insolation, de perte de connaissance devant tant de beauté. Il y en a encore bien d’autres en 1954, un merveilleux ’Paysage au ciel rose’ ou un autre ‘Paysage‘ sicilien (souvent reproduit inversé), et ce très étonnant ‘Montagne Sainte-Victoire (Paysage de Sicile)‘, en hommage à Cézanne, et en reconnaissance du fait que leurs luttes avec le motif se rejoignent, que leurs quêtes vers la pureté sont parallèles.
Dans l’exposition Nicolas de Staël à la Fondation Gianadda à Martigny (jusqu’au 21 novembre), l’étape suivante est celle des objets en tous genres, ‘bouteilles‘ qui chavirent et s’entrechoquent (1952), feu d’artifice des ‘Fleurs’ multicolores sur un fond rouge et noir (1952), scènes d’atelier avec verres, bouteilles, pinceaux comme la ‘Nature morte aux bocaux’ de 1955 où ceux-ci semblent flotter au-dessus d’un patchwork de couleurs, de même que les ‘Bateaux‘ de 1955 flottent dans la brume marine. Il y a aussi une ‘Composition‘ de 1952, toute en hauteur avec des banderoles rouge et verte qui flottent sur un fond bleu : les couleurs hurlent, frappent comme une grosse caisse, mais, en bas de la toile, le vacarme s’apaise et s’enfouit dans un vert maladif. Et, ici, la Lune (1953) n’est plus qu’un objet, cercle gris en équilibre au-dessus de ce petit éclat rouge.
On en vient alors aux tableaux plus connus, ‘Les Musiciens, souvenir de Sydney Bechet’ (1953, Centre Pompidou) qui n’est pas mon préféré : trop littéral, trop proche de la représentation, et la série des ‘Footballeurs‘ (1952, Fondation Gianadda) culminant avec l’imposant Parc des Princes de 1952 où la bousculade, le mouvement de cette “tonne de muscles”, le tumulte et l’entrechoquement des corps sont si bien traduits par ces formes colorées qui s’équilibrent et se confortent (en fait, je pense plus à une mêlée de rugby en voyant cet équilibre); et la référence à Uccelloest i ci évidente.
Il y a encore des photographies (dont celle-ci, avec sa femme Françoise, place de Clichy en juin 1946, qui n’aurait pas déparé Shoot), quelques collages (mais on est loin de Matisse), et beaucoup de dessins, certains très chargés avec chaque brique de chaque mur soigneusement dessinée, évoquant pour moi ce dessin de van Gogh) et d’autres au contraire très dépouillés où Staël en trois coups de feutre évoque un corps féminin nu, tout un parcours entre le vide et le plein. Ce serait bien d’avoir un jour une exposition dédiée aux dessins de Nicolas de Staël. Aussi un très beau Nu debout au fusain (1954) où la forme du corps émerge du papier comme une apparition. Serait-ce la Marseillaise à propos de qui il écrit à René Char : “une vulgarité telle que ça devient sublime, et ronde comme une pierre tendre” ? Ou est-ce Jeanne Mathieu, son amour tragique ?
Le “Concert“, son dernier tableau, ne quitte plus Antibes, avec ses six mètres de long. En voici une interprétation très personnelle dans le livre d’Édouard Dor, piano-épouse et contrebasse-maîtresse, qui ne me convainc pas vraiment.
Concluons sur ce qui est pour moi le chef d’oeuvre de cette exposition, le Nu couché bleu de 1955, tableau intense d’une femme tendue, instable, vibrante, entre couche blanche et ciel rouge, sinusoïde de chair, brisure entre les deux aplats. Ce tableau est sans doute une déclaration d’amour, désespérée et tragique, mais le corps de la femme se détourne, se refuse, sa tête bascule, son regard fuit. Une mèche de cheveux est collée au cou alors que la chevelure noire pend, seul élément vertical de la composition; le sexe est marqué d’un petit fouillis de peinture, comme une écume marine. Tableau de désir, d’impatience et d’exaspération, où la peinture s’épure, désormais sans épaisseur, sans matière, laissant parfois voir le grain de la toile, ascèse finale.
A lire, ce beau texte de John Berger. Staël a écrit un jour à son galeriste Jacques Dubourg : “un bon tableau est celui dont on peut dire qu’on ne sait pas où il va ni d’où il vient”.
Voyage à l’invitation de la Fondation Gianadda.
Photos courtoisie de la Fondation Gianadda. Nicolas de Staël étant représenté par l’ADAGP, les reproductions de ses toiles seront ôtées du blog à la fin de l’exposition. Toutefois, elles restent visibles, pour la plupart, grâce aux liens URL indiqués ci-dessus.