Le Puz/zle enchanté de Sidi Larbi Cherkaoui ouvre le Festival Dance Munich 2012. Des spectacles et représentations très stimulants.
Ouverture du Dance festival Munich 2012
Le Puz/zle enchanté de Sidi Larbi Cherkaoui
Le monde de Puz/zle est un monde minéral et gris fait de briques et de blocs: cela va des pierres grises et cubiques qui tiennent dans la paume de la main aux pans de murs en passant par d’innombrables pierres taillées cubiques de la taille d’un tabouret que des humains empilent, sur lesquelles ils peuvent s’asseoir et se jucher, avec avec lesquelles ils édifient un monde à leur ressemblance. La pierre grise est le matériau terne et éternel avec lequel l’humanité pourra construire et déconstruire son histoire. C’est que Sidi Larbi Cherkaoui et Eastman nous entraînent dans des chorégraphies philosophiques qui reflètent l’histoire et le destin de l’humanité: le monde serait-il une immense algèbre dont on a perdu la clé? Le monde est un musée vide dont les pièces défilent et qu’il s’agit de remplir et d’interpréter, si tant est que ses visiteurs en soient capables. Les danseurs vêtus de noir avec leurs pantalons bouffants au niveau des mollets (beaux costumes de Miharu Toriyama) viennent se heurter contre un mur sur lequel défile une video trompe-l’oeil, un pan de mur qu’ ils finiront par vaincre et par surmonter. Pendant une heure quarante, les danseurs empileront et rempileront en conscience, ou en inconscience selon le moment, les blocs de pierre et les pans de mur et formeront des architectures diverses qu’ils construiront ou déconstruiront à la manière d’un puzzle, avec un génie confondant de la mise en scène, produisant de multiples architectures mouvantes avec les mêmes matériaux en nombres limités.
Sidi Larbi Cherkaoui chorégraphie et met en scène des questions philosophiques fondamentales: si à chaque période de l’humanité, nous en construisons le destin, en sommes-nous seulement conscients, en sommes-nous responsables? Le plus souvent, les danseurs semblent mus par des mécaniques qui les dominent. Une courte video projetée sur un pan de mur proposera une clé métaphorique: si l’être humain est un assemblage complexe de chromosomes, y a-t-il place pour l’expression d’une liberté?
L’humain et le monde se font et se défont au gré des générations.
La question de la liberté individuelle est posée: les danseurs sont le plus souvent pris dans la mouvance de leurs extraordinaires contorsions où se lisent les douleurs et les éclatements, l’automatisation et l’absence d’un regard distancié et réflexif. Il est rare, bien que cela se produise, que les danseurs semblent décider et avoir l’initiative de leurs destinées. Mais les mouvements d’ensemble sont d’une étrange beauté, comme si une force supérieure était à l’oeuvre et que nous faisions partie d’un ensemble plus vaste dont nous ne comprenons pas l’intelligence. L’humanité de Sidi Larbi Cherkaoui, malgré sa douleur et ses souffrances, ne semble pourtant pas désespérée, et, à la fin du spectacle, quand tout semble disparaître, apparaît un albinos diaphane porteur d’une étrange lumière.
Il y a de l’orientalisme dans cette lecture de l’humanité et du monde soumis à la loi de l’impermanence. L’intitulé du spectacle, Puz/zle, lui-même morcelé, donne une clé: le mot puzzle en anglais ne signifie pas uniquement un jeu de casse-tête, il signifie aussi l’énigme, le mystère, et la perplexité. Sidi Larbi Cherkaoui s’est fait mystagogue pour nous donner à voir, et à réfléchir, la représentation d’un mystère dont il ne nous donnera pas la clé ultime mais qu’il met en lumière dans les différentes facettes, en les construisant puis en les déconstruisant.
Et c’est constamment d’une beauté stupéfiante et cathartique de voir les symboles de notre histoire défiler sous nos yeux fascinés, de voir des mondes construits, utopiques comme une tour de Babel ou une zigourat, invitant le ciel comme une obélisque, calmes et mathématiques comme un temple grec, puis ces mêmes mondes détruits, effondrés ou anéantis. Et c’est d’une beauté confondante de voir le travail chorégraphique abouti, parfait, de ces onze danseurs qui auront chacun leurs moments de gloire scénique, des danseurs au plus haut sommet de l’art, avec des souplesses de contorsionnistes, des rapidités de mouvement dans la modernité du hip-hop notamment et des qualités acrobatiques qui repoussent les limites supposées du corps. La multiplicité ethnique du microcosme de la troupe est à l’image de celle de l’humanité. Des humains dont ces merveilleux danseurs expriment toute la palette des émotions et les incertitudes, toutes les souffrances endurées dans l’aube et le crépuscule de civilisations qui naissent, meurent et ressuscitent.
Le spectacle de Sidi Larbi Cherkaoui est indissociable de sa musique et de son chant. Le chant imprègne la minéralité de la pierre et psalmodie l’histoire inscrite dans les corps des danseurs.
Une musique étrange et pénétrante, souvent envoûtante, une world music, qui comporte notamment des chants religieux chrétiens ou musulmans, ou encore les invocations des rituels tibétains. Les sept voix de l’ensemble corse a capella A Filetta qui accompagnent le travail de Cherkaoui depuis une dizaine d’années, six hommes et l’incomparable chanteuse libanaise Fadia Tomb El-Hage, nous enveloppent du chant envoûtant du monde. Ils sont parfois accompagnés de l’entrechoquement des cailloux, et surtout des exceptionnelles percussions et de la flûte du japonais Kazunari Abe, un ancien du groupe kodo.
Une des clés de lecture du spectacle se trouve peut-être dans le chant du rituel tibétain de la Tara verte, la psalmodie du Om Tare Tuttare Soha: Tara, déesse tibétaine de l’amour compassionnel nous libère de la souffrance physique comme morale et de la peurs. C’est la voie du coeur, qui est peut-être le chaînon manquant, la pièce manquante du puzzle. Et d’ailleurs, après que les danseurs aient lapidé l’un des leurs dans une fosse, après qu’ils aient menacé le public de le lapider, l’un d’entre eux fait face au public avec dans le creux des mains une pierre en forme de coeur. Bien sûr sa pierre-coeur s’effrite et tombe en morceaux, mais la voie de l’amour a été ouverte.
Sidi Larbi Cherkaoui ouvre de nouveaux horizons et trace de nouvelles perspectives dans l’histoire de la danse et ses spectacles nous transportent et nous transforment. C’est ce qui est important, was wichtig ist, pour lui, pour Eastman, et pour le public munichois.
Photos: Koen Bros
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Monkey Sandwich, une recherche-spectacle de Wim Vandekeybus
Bouffe c’est du singe? Ou bouffe c’est de l’humain? Avale, cannibale!
Wim Vandekeybus nous invite à un spectacle de la transgression, un de ces spectacles dont on sort perplexes, intéressés ou dégoûtés, révulsés même, nos sens et notre intellect ont été sollicités, captivés, vraiment captivés, -le public est quasi pris en otage-, et il faudra bien la nuit pour digérer les nourritures humaines qu’il nous a servies. Un spectacle qu’on n’applaudit pas: Vandekeybus organise son tableau final de telle manière qu’on ne soit pas sûr que le spectacle est terminé, d’ailleurs au moment où quelques timides applaudissements et de tout aussi timides huées se font entendre, on vient de commencer le travail de digestion et on sort avec des lambeaux de chair de spectacle dans la bouche, dans le ventre et dans la tête. Des objets métalliques ont été jetés à la tête du public, le protagoniste a dirigé le jet d’un tuyau d’arrosage vers la salle, on est touchés, transformés, certains diront salis, souillés, lavés (?). Quelque chose s’est passé, on a été forcé de l’avaler, nourris de force qu’on était, maintenant il faut l’assimiler ou le vomir.
Digérons, assimilons.
Parfois un peu d’exégèse ne fait pas de tort. C’est quoi un sandwich au singe, exactement? L’expression viendrait du néerlandais Broodjeaapverhaal qu’on peut traduire par un récit-sandwich à la viande de singe, de là peut-être une histoire qu’on nous fait avaler. Le terme et le concept de broodjeaapverhaal s’est répandu en néerlandais après que feue l’écrivaine Ethel Portnoy a publié en 1978 une série de récits dans un livre intitulé Broodje Aap. De folklore van de postindustriële samenleving. Petit pain au singe, le folklore de la société post-industrielle. Dans un des récits, le bruit se répand qu’un restaurant servirait de la viande singe à ses clients. Le broodjeaapverhaal, c’est la légende urbaine, une élucubration de café du commerce. Un monkey sandwich typique est l’histoire selon laquelle une femme (une mère, une soeur) tombe enceinte pour s’être baignée dans l’eau du bain où un adolescent (son fils, son frère) venait de se masturber. Il y a des tas de monkey sanwiches qui concernent des personnalités: Walt Disney s’est fait cryogéniser après sa mort, alors qu’en fait il s’est fait incinérer, Catherine II de Russie est morte en se faisant saillir par un cheval…
On est prévenu, végétariens, rationalistes s’abstenir! Mais si on n’est pas prévenu on risque de subir l’effet Pulp fiction: là où un jury a décerné la Palme d’or à Cannes en 1994, des spectateurs se sont sentis plongés dans un bain d’hémoglobine avec injection d’héroïne en intraveineuse à la clé. Il y a de l’actionnisme viennois dans le spectacle de Vandekeybus, âmes sensibles et traditionalistes s’abstenir aussi…
D’ailleurs c’est quoi ce spectacle, du cinéma, de la danse, un happening, une performance? C’est que le belge Wim Vandekeybus est à la fois danseur et chorégraphe de danse contemporaine, metteur en scène et réalisateur. Cela aidera peut-être aussi de savoir qu’il est fils de vétérinaire…Le spectacle qu’on a pu voir à Munich hier soir tient un peu de tout cela, tendance spectacle total sauf que le chant y est remplacé par des bruits simiesques et porcins, le singe est un porc qui s’ignore c’est bien connu…Monkey sandwichest un spectacle hybride: un film est diffusé sur un écran géant surplombant un décor encombré de papiers chiffonnés entassés qui ressemblent à des formes humaines et de ferrailles diverses avec des tas de ventilateurs pour certains encagés (on est prévenu, cela va décoiffer!) et un grand aquarium. Le spectacle va consister en un film réalisé par Vandekeybus en 2010 qui couvre quasi tout le temps de la représentation et dans le jeu d’un acteur/danseur qui entre en interaction avec le film: le film dure depuis un bon moment lorsque un des protagonistes s’effondre terrassé par une attaque cardiaque, au moment où il s’effondre, le corps nu de l’acteur tombe sur scène, comme si le corps de l’acteur avait traversé le miroir d’Alice pour entrer, en se transformant en homme-singe, dans un monde parallèle. Un corps comme tombé du ciel cinématographique au travers d’un trou noir spatio-temporel, deus ex machina contemporain.Le monde du bas, la scène, va alors s’animer et vivre la forme complexe d’un dialogue avec le film, parfois en retrait , parfois en parallèle, parfois en avant-scène. Corps, corps imagé, corps imaginé, corps incorporé, avalé, immergé…
Le cadre s’ouvre alors pour inclure la réalité vivante de ce corps et de son espace propre : la scène. Le spectacle s’invente, avec la complicité du spectateur, dans la rencontre entre ces deux espaces mis en présence, dans le dialogue à fleur de peau du corps et de l’image.
Le film raconte des récits différents mais sans frontière réelle entre eux, de la même manière que chaque récit raconté questionne notre rapport au vrai, au véridique, à la vraisemblance, et à leurs représentations. Les vieilles questions du théâtre classique français, celles de la bienséance et de la vraisemblance sont remises en lumière dans la création iconoclaste de Wim Vandekeybus. La question du jusqu’où peut-on aller trop loin? n’est pas de mise ici, elle est d’emblée dépassée, de manière quasi insoutenable. Et la vraisemblance n’est concevable que si le monde selon Vandekeybus est un monde fou, déjanté. Mais notre monde ne l’est-il pas? Quelles sont les valeurs qui nous restent? C’est d’ailleurs la question que pose le festival: Was ist wichtig? Qu’est-ce qui est important? Les transgressions de Vandekeybus correspondent à cette question: peut-on évoquer ou représenter le cannibalisme, peut-on manger de la chair humaine, imposer à autrui d’en manger, comme dans cette histoire que rappelle le film de forçats envoyés aux confins de la Sibérie et qui pour survivre ont mangé la chair de ceux qui épuisés par la faim et le froid étaient morts en chemin? Qu’est-ce qui est réel dans un film et comment rendre le réel dans le travail d’acteur? Peut-on donner à voir le mal dans toute son horreur: couper un doigt ou une main sur scène comme dans le spectacle donné par Trimalcion dans le Satyricon de Fellini? Chasser des humains comme s’il s’agissait de gibier, organiser une traque puis les tuer et entasser leurs cadavres sur le toit d’une voiture pour partager ensuite les trophées qu’on ira tranquillement déguster chez soi?
Le spectacle de Vandekeybus nous invite à nous interroger sur notre rapport au réel: qu’est ce qui est vrai dans ce que nous tenons pour vrai. Il manque un doigt au réalisateur du premier récit du film. Dans chacun des récits, l’origine de l’ablation du doigt est réinterprétée, ainsi à partir d’un fait précis, l’amputation d’un doigt, on entend plusieurs interprétations différentes au cours du film. Un film en quatre histoires sans frontières: celle d’un metteur en scène tyrannique qui exige à l’hystérie qu’un acteur dévore réellement sa partenaire, celle d’un pionnier qui décide de fonder une famille et un village qui finiront pas être noyés dans un déluge car le barrage ou les digues construites pour protéger le village ont cédé, dans la troisième partie un homme cherche à retrouver son enfant, en fin de film, comme un ourobouros, un viel homme sur une banquise où a été ouvert un trou de pêche prétend venir de l’autre côté du miroir, d’un autre monde apparemment quelque part sous la banquise et propose au protagoniste d’y aller voir, il n’y a pas de danger, tout est illusion…
Ces quatre parties du film sont jouées, brillamment, par un même acteur, Jerry Killick, mais s’il s’agit du même acteur, s’agit-il du même personnage à diverses époques de sa vie ou de quatre personnages différents dont les histoires présentent certaines analogies? Vandekeybus ouvre des portes sur des mondes mais les serrures métaphoriques n’ont pas de clés symboliques, le spectateur est invité au travail de réflexion.
Et pendant ce temps là, sur la scène, un homme seul entièrement nu qui se déplace comme un singe et s’exprime par des cris inarticulés, un acteur-danseur endurant, Damien Chapelle, évolue dans un monde de ventilateurs, de ferrailles et de papiers chiffonnés qu’il tente d’articuler en autant de formes humanoïdes, un monde auquel il semble essayer de donner un sens avec un succès plus qu’incertain. La solitude mentale du protagoniste du film, qui était entouré de personnages qui ne le comprennent en rien et avec qui il ne parvient pas à communiquer sinon dans les expressions de sa folie, cette solitude mentale se trouve reflétée dans la solitude physique de l’acteur du monde du bas: l’homme-singe fabrique d’horribles poupées de papiers chiffonnés qu’il entasse comme des corps pour un holocauste, on pense immanquablement aux charniers de tous les génocides de notre monde dément: d’Auschwitz à Srebenica en passant par les génocides arménien ou tutsi, j’en passe et des plus vomissantes. A diverses reprises, l’homme-singe va noyer sa souffrance en se plongeant dans un aquarium où il reste totalement immergé de longues minutes en position foetale, recroquevillé dans ce liquide amniotique qui seul permet d’oublier un moment l’horreur de l’existence et de nos semblables, nos frères…Il respire par un fin tuyau en forme de cordon ombilical. La résistance physique de Chapelle est remarquable, deux heures de plateau sans interruption et, en plus, ces immersions. Il communique par video interposée avec le personnage du dessus dont l’image finit par venir se projeter dans le monde d’en bas. Un moment, avant de disparaître avec le film du dessus, laissant l’homme singe qui s’est entre-temps un peu plus humanisé, avec son désespoir et ses instruments dérisoires. L’envers du miroir a encore moins de sens que l’avers.
Et la question nous reste là, une question que Wim Vandekeybus nous a imposée avec sa violence scénique et cinématographique: c’est quoi ce monde dans lequel nous vivons, qu’est-ce qui est important, was ist wichtig, et quand allons-nous enfin changer, quand allons-nous donner du sens à notre vie et au monde? A moins que nous ne soyons tous fous, et qu’il ne soit trop tard. Bien sûr on peut sortir choqué par les provocations de Vandekeybus et refuser de voir et d’entendre ce qu’il nous crie, caparaçonnés dans nos bienséances bien-pensantes. On a, encore, le choix.
Trailer du film Monkey sanwich
La Compagnie Marie Chouinard au BMW Welt
Photo Marie Chouinard
Photo Marie Chouinard
Le Festival DANCE Munich 2012 a lieu à Munich jusqu’au 4 novembre.