Bien évidemment le titre interpelle et m’a interpellé sur une des tables où se présentent au centre de Bruxelles, l’un des meilleurs choix en Europe de livres francophones. J’ai profité de la jolie fête organisée par les libraires indépendants de Belgique pour m’arrêter samedi matin à la Librairie Tropismes. Une Sant Jordi avec huit jours de retard. Mais après tout, on apprécie toujours de recevoir une rose et de feuilleter un agenda intitulé «Une saison en librairie » qui, même s’il me faut superposer deux lunettes pour le lire, restera un compagnon de combat dont les textes sont réunis autour d’une belle idée : « Nous avons, me semble-t-il atteint un pic incomparable de délitement de l’être… Voilà pourquoi, il est si important de faire ressentir combien la littérature peut être une étonnante « entreprise de santé » ! » écrit Marie-Rose Guarniéri de l’Association Verbes (Librairie des Abbesses à Paris).
Après un extrait de « En attendant Godot » en janvier, de « Un barrage contre le Pacifique » en février, de « La peau de chagrin » pour mars, nous voici donc déjà fin avril avec « L’écume des jours ». Qu’on n’y voit là aucune allusion à la laisse où s’accumulent les immondices de discours électoraux qui bafouent les valeurs les plus élémentaires du respect de l’autre. « Nicolas lui dit « Ce n’est pas grand-chose » et Chloé sourit, elle était heureuse de le revoir. » Je préfère en effet le Nicolas merveilleux du roman de Boris Vian.
Pour mai, ce sera « Les fleurs du mal ». J’espère que ce n’est pas une divination… « La nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles / L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers. », sinon je file tout de suite en juin rejoindre « Le rouge et le noir » : « Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions les plus héroïques, que le manque d’occasion. »
Tom Lanoye, l’auteur de cette courte pièce de théâtre intitulée « Forteresse Europe » est un écrivain flamand dont on me dit qu’il est le dramaturge étranger le plus joué en Allemagne. Une dizaine de personnages sont réunis dans un endroit improbable, une gare…d’un pays improbable – disons la Belgique – et attendent leur départ, en 2020. Ils prendront peut-être un charter, qui sait ? Mais en tout cas ils quittent l’Europe volontairement, ils émigrent. Ils en ont assez de la forteresse remplie de gauffres et de glaces. Ils sont comme le Président français : ils aiment les frontières et les ponts levis, mais pour sortir, pas pour entrer.
Bon, à la fin les personnages sont un peu inégaux, surtout les trois prostituées, mais le texte sur « Brave little Belgium / La petite Belgique » va bien au-delà de l’absurde de situation. Il revient sur la traversée, le passage, les exactions puis l’enlisement des troupes allemandes durant la Première Guerre Mondiale. « C’était ça, les temps nouveaux : pas un arbre ne resta debout, pas deux pierres l’une sur l’autre. La jeunesse d’Europe, couchée sur le flanc et tremblant d’angoisse, sans défense, les pattes entravées, la fine fleur d’Europe fut égorgée sur l’autel de nos polders, on lui extirpa le cœur de la poitrine, on lui déchira le visage avec des shrapnells et ses tripes furent bouffées par le seul éternel survivant du Continent : notre rat. Notre rat musqué, notre bête des bourbiers, qui a vu venir et repartir tous les temps nouveaux, et qui est le seul qui reste, le seul qui attend en se léchant les pattes, le seul qui reste.
Le seul qui reste toujours.
Qui reste toujours, toujours. »
Alors quelle civilisation ? Celle des carillons des églises ? Celle de Schopenhauer ? Ou encore celle de « l’entrepreneur qui capitule »…et quitte le pays « avec des valises pleines d’actions et d’argent qu’il compte » en attendant le nouvel El Dorado, l’Argentine ? Eh oui, le pays de l’argent, du temps des Découvertes, quand l’Europe s’exportait déjà. « Feuilletez vos livres d’histoire. Aussitôt qu’apparaît la société anonyme, le bien être augmente de façon exponentielle. Personnellement, j’en ai fondé dix et j’ai siégé dans trente conseils d’administration. Je devrais en avoir honte ? La société anonyme est une personne qui existe exclusivement en droit, c’est donc une personne meilleure, plus forte, plus pure que nous : elle ne se laisse pas détourner par la jalousie ou les préjugés. Elle a la vie éternelle, à moins que ses créateurs n’en décident autrement. La société anonyme est l’enfant que je n’ai jamais eu. Elle est née dans l’ancienne Venise, ça dit tout. »
Sauve qui peut !
Tom Lanoye. Forteresse Europe Fort Europa. Editions de la Différence, Paris 2012.