« D’un arbre, les hommes ne connaissent que le tronc ». Le botaniste Francis Hallé nous raconte l’extraordinaire créature qu’est un arbre… Tout un monde invisible qui est aussi fascinant qu’émouvant alors que les forêts dans le monde sont de plus en plus menacées par la déforestation…
Dans le film Il était une forêt de Luc Jacquet (le réalisateur de La Marche de l’empereur) sorti en salles le 13 novembre, le botaniste de renommée internationale Francis Hallé nous emmène dans un voyage beau à pleurer sur les cimes des forêts tropicales, l’extraordinaire royaume de la canopée – aujourd’hui menacée.
Jeune naturaliste, a peine a-t-il levé la tête vers le feuillages, Francis Hallé a compris sa mission, explorer cet univers inconnu déployé sous le ciel, où la faune et la flore se déploient comme nulle part ailleurs, qui est aussi « le monde des chants et des bruits de toutes sortes ». En 1983, hanté par son projet, il gagne Annonay, où se déroule le bicentenaire de la création de la montgolfière. Il veut rencontrer des pilotes avisés. Comment, pour mieux l’étudier, survoler en ballon la forêt équatoriale, où le vent souffle parfois fort, tout en transportant plusieurs hommes ? C’est là qu’il rencontre Dany Cleyet-Marrel, un aéronaute qui a survolé le Sahara et le Mont blanc en ballon à air chaud. L’homme décide de tenter l’aventure. Les deux compagnons rencontrent bientôt l’architecte Gilles Ebersolt qui, à 16 ans, a inventé un » ballon à dévaler les collines et fabrique des cabanes suspendues en pleine forêt.
C’est ce trio extraordinaire digne de Jules Verne qui va s’ingénier à mener l’exploration de cette l’île végétale qu’est la canopée. Gilles Ebersolt construit à la fin des années 1980 le « radeau des cimes « , une grande plate-forme faite de gros boudins gonflés, soutenant un filet d’aramide où marchent les hommes, équipée de matériel d’observation. L’aéronaute Dany Cleyet-Marrel utilise un dirigeable, pour le déposer aux meilleurs endroits. Francis Hallé y installe un laboratoire d’observation. Début 1990, la société japonaise de communication Dentsu leur finance un grand film documentaire sur les toits des forêts amazoniennes et guyanaises. Et puis les aventures se succèdent…
La forêt des abeilles et l’hypothèse Hallé |
En 1999, l’équipe du radeau des cimes s’envole au-dessus du Gabon, en vue d’étudier comment valoriser les forêts tropicales sans les couper, comme le préconise la convention sur la protection de biodiversité de Rio. « Nous étions comme un armateur entreprenant une mission océanographique, raconte Francis Hallé. Nous partions à l’aventure, des biologistes, des naturalistes, des parfumeurs, pour étudier la richesse biochimique des grands arbres, la vie grouillante qu’ils abritent ». Ses trésors selon Hallé sont exceptionnels, irremplaçables, il faut à tout prix les protéger, les analyser, en comprendre l’écologie : c’est « l’hypothèse Hallé ».
Des compagnies pharmaceutiques et aromatiques financent la savante équipée, qui devra explorer « la forêt des abeilles » gabonaise. Sur place, Dave Josephson, un aromaticien américain, le chimiste Xiaogen Yang, des hommes du groupe Givaudan-Roure spécialisé dans les parfums et les arômes. Grimpés sur la « luge des cimes » , une plate-forme suspendue au ballon et survolant les arbres, les chercheurs font des prélèvements de molécules inconnues à même les branchages, au milieu des abeilles qui s’énervent. Ce ne sera ni la première, ni la dernière expédition qui fait sienne « l’hypothèse Hallé ». La compagnie Shell en a financé une. Des grands groupes chimiques aussi. Des parfumeurs.
La canopée, trésor planétaire |
Selon le botaniste Francis Hallé, la canopée constitue un véritable patrimoine biochimique, une réserve en molécules qui doit être consacrée comme un sanctuaire planétaire : « C’est un espace vierge, comme les glaciers des hautes montagnes. Imaginez, à perte de vue, des moutonnements de feuillages émeraude, des frondaisons si denses qu’on croit pouvoir marcher dessus, des couronnes d’arbres en fleurs, des cathédrales de branchages, des animaux extraordinaires, partout… À l’arrivée de la nuit un concert inimaginable monte, les hurlements des singes, les trilles des oiseaux, les croassements de milliers de grenouilles, et tous ces insectes qui cliquètent, de toutes les tailles ! Ha toutes ces nuits passées à la belle étoile, au milieu des lucioles, avec la voix lactée au-dessus ! Nous compatissions envers les forestiers, qui ne voient jamais que le tronc des arbres, dans les sous-bois sentant la cave, en bas, ‘‘sous la moquette’’. Nous plaignions les grands explorateurs qui s’installent dans les endroits les moins riches en vie de la terre, la banquise, les pôles, au cœur des déserts, dans les grottes profondes presque stériles, en expéditions de hautes montagnes, au milieu du plancton. Nous étions au sommet de la biodiversité, là où la vie est la plus foisonnante, à son apogée, là où les animaux et les plantes se montrent les plus colorés, les plus magnifiques, les plus énormes…»
De par sa situation exceptionnelle, son ensoleillement permanent, son humidité, le pullulement de la vie, des prédateurs, et donc des élaborations biochimiques des plantes pour se défendre, elle se révèle une fabrique de substances remarquables, introuvables ailleurs. « Preuve en est, explique Francis Hallé, les fourmis rouges montent tout en haut des arbres chercher certaines feuilles. Beaucoup des animaux des forêts, les singes surtout, se guérissent avec certaines plantes, et ce sont souvent celles des hautes branches. Quand un arbre tombe, sous les tropiques, vous l’entendez de loin. À chaque fois, vous voyez arriver tous les chamans, les medecine men de la région, venus chercher les feuilles des hauteurs, inaccessibles depuis le sol. »
Francis Hallé a signé dans Le Monde du 11 novembre 2003, avec Nicolas Hulot et le géographe Frédéric Durand, un texte d’alerte solennel « Forêts tropicales, c’est fichu », militant pour que les puissantes industries chimiques négocient avec les industries forestières pour qu’elle ne rasent pas le dernier jardin fabuleux de la planète, la canopée tropicale.
Avec le cinéaste Patrick Deval, nous avons rencontré Francis Hallé à Paris, quand il venait présenter son « Plaidoyer pour l’arbre », cette « magnifique créature » menacée, qui vit sur terre depuis 480 millions d’années.
Entretien avec Francis Hallé |
-Francis Hallé, d’un arbre, dites-vous, les hommes ne connaissent que les troncs, à peine les feuillages, ils en ignorent la moitié, et beaucoup plus …
Francis Hallé : Définir l’arbre, comme dirait l’écrivain italien Allessandro Barrico, c’est comme définir la bêtise : c’est presque impossible, et pourtant nous en connaissons tous d’excellents exemples. Un arbre est une créature à moitié invisible, et en cela extraordinaire et mystérieuse. Sa partie enterrée est toujours au moins aussi grande que sa partie visible, les racines se développant souvent plus que la frondaison. Les petits jujubiers de Libye, qui mesurent 2 mètres de haut, possèdent des racines verticales de quelques 60 mètres de long. Cela fait un arbre de 62 mètres ! Les racines jouent des rôles très variés, à commencer par la fonction mécanique d’assurer à l’arbre un ancrage pendant sa croissance. En effet, si le vent souffle, sa couronne représente un bras de levier d’une grande puissance, auquel les racines doivent résister. Souvent, dans nos régions tempérées, les racines se développent moins que les branches maîtresses, mais elles s’arriment à tous les points d’ancrage qu’elles rencontrent. Les racines en effet, à la manière de l’artiste Christo, enveloppent n’importe quoi, n’importe quel obstacle, le contournent, le pénètrent. Cette tendance à l’enveloppement reste mystérieuse. Les racines se montrent capables de soulever des maisons, percer des murs, fendre un trottoir. Ces organes sont doués d’une force irrésistible d’expansion qui leur vient de l’eau entrant dans la composition de leurs cellules, toutes très condensées lorsqu’elles sont encore jeunes. L’alimentation en eau, en oligo-éléments, voilà d’ailleurs une autre mission des racines. L’arbre ressemble à une mèche de lampe plantée dans la terre, parcourue par un flux permanent, qui évapore des tonnes d’eau en provenance du sol. Les racines produisent encore des molécules actives, qu’elles transforment, des régulateurs nécessaires au cycle de la croissance, et beaucoup d’autres substances encore. L’arbre est une créature très inventive sur le plan biochimique, comment ne pas l’être quand on vit immobile, sans pouvoir s’échapper ?
– Nous les humains considérons le manque de mobilité comme un signe d’infériorité. Les expressions » c’est un légume « , ou » se planter « , disent bien notre condescendance envers le mode de vie des arbres.
Francis Hallé : Pourtant n’est-il pas extraordinaire que ces créatures, se contentant d’échanges élémentaires et de comportements de défense avec le milieu, réussissent à vivre depuis si longtemps, et à mettre en place une énorme diversité biologique dont l’inventaire est loin d’être achevé ? Il est vrai que leur alimentation simple, presque triviale leur rend tout déplacement inutile. L’arbre prend ce qui lui est donné sur place, et s’en contente. Son immobilité influe sur l’ensemble de ses comportements, notamment la défense contre les prédateurs. Que fait un animal lorsqu’un attaquant surgit, qui veut le tuer pour le manger ? Nous les humains pouvons déguerpir. Les arbres, eux, développent des prodiges biochimiques. Ils savent devenir toxiques pour commencer. L’if commun produit des molécules dissuasives pour se défendre de ses prédateurs, souris, criquets, nématodes ou punaises des bois. Certains se préviennent entre eux par alerte chimique. Le botaniste sud-africain, Van Hoven, dans les années 1990, s’est aperçu que les gazelles dévoraient les feuilles des acacias pendant quelques secondes seulement, avant de s’éloigner. Pourquoi ? Très vite, les feuilles sont devenues impropres à la consommation. L’arbre agressé dissuade le prédateur en changeant en quelques secondes la composition chimique de ses feuilles, jusqu’à les rendre immangeables. Plus extraordinaire encore, la gazelle qui a encore faim remonte le vent pour chercher d’autres acacias, car sous le vent, tous les acacias sont devenus toxiques. Les arbres se sont donc passés l’information. Le messager est une molécule volatile, celle de l’éthylène, et le vecteur le vent.
-Cette inventivité biochimique des arbres a beaucoup été utilisée en médecine…
Francis Hallé : Remarquez qu’on parle beaucoup de » plantes médicinales « , mais presque jamais d’ » animal médicinal « . L’ » if-taxus » qui a donné le taxotère et le taxol, parmi les meilleurs anticancéreux que nous connaissions, semble un bon exemple. Les plantes, grâce à leur ancienneté, ont développé une formidable panoplie de molécules actives. Les arbres les plus anciens datent du milieu du Dévonien, soit 380 millions d’années ! C’est presque effrayant. L’humanité, sur l’échelle du temps, c’est une pièce d’un euro posée sur un dolmen. Les arbres médicinaux nous ont précédé, accompagné… Voyez le quinquina, la pervenche de Madagascar, le prunier d’Afrique, le Strophanthus, le Gingko, il faudrait en énumérer des centaines. Depuis l’aube de l’humanité, les hommes ont développé de véritables » civilisations de l’arbre « , civilisation du palmier, du bambou, au cœur desquelles ils utilisent toutes les ressources imaginables de l’arbre, que ce soit pour l’ameublement, l’architecture, la nourriture, la construction des bateaux, les crèmes cosmétiques, etc. Sans oublier toutes les médecines élaborées à partir de racines, d’écorces, de feuilles… Aujourd’hui, les firmes pharmaceutiques oublient que 80% de nos médicaments proviennent des plantes
-La surface par laquelle un arbre interagit avec l’environnement est immense…
Francis Hallé : Un animal comme nous, l’Homo sapiens, n’a guère plus de 2 m2 de surface exposée au monde extérieur. Au contraire, l’arbre est un organisme tout en surface. Étant immobile, se nourrissant de lumière solaire, de gaz et d’eau du sol, le tout n’étant disponible qu’en faibles quantités, il lui faut des capteurs géants. La surface totale d’un arbre de dimension moyenne, racines, tronc, branches, tiges et feuilles déployés, est d’environ 200 hectares. Cela signifie qu’à chaque fois qu’un bûcheron abat un arbre, il diminue la surface de notre planète de 200 ha. Il faut s’en souvenir lorsqu’une forêt entière passe à la tronçonneuse, comme c’est le cas aujourd’hui pour les dernières forêts primaires des Tropiques, détruites pour l’exploitation des bois d’œuvre par des multinationales dont beaucoup, hélas, sont françaises.
-Le génome d’un arbre est aussi beaucoup plus volumineux que le nôtre…
Francis Hallé : Le biologiste Axel Kahn a récemment lancé une idée extraordinairement novatrice. On sait que l’être humain possède 26 000 gènes, ce qui est satisfaisant pour notre ego, nous qui nous croyons au sommet de l’évolution. Mais lorsqu’on a séquencé l’ADN du riz, on a constaté qu’il possédait 50 000 gènes. Près du double… Les évolutionnistes en ont été troublés, et j’avoue l’avoir été aussi. Nous pensions que plus un organisme était évolué, plus il possédait de gènes. Fallait-il abandonner cette manière de voir ? » Pas du tout, a répondu Axel Kahn. Serions-nous capables, nous les humains, de passer notre vie les pieds dans l’eau, en nous nourrissant exclusivement de cette eau, du gaz carbonique de l’air et de la lumière solaire ? Nous en sommes incapables, parce que nous n’avons pas le nombre de gènes suffisants « . Il faut le reconnaître, devant un arbre, devant le riz, nous sommes en face d’un mode d’existence sophistiqué et prodigieusement original. En outre, vous et moi possédons un seul génome, le génome humain, stable. Du sommet de notre tête aux extrémités de nos orteils, depuis notre conception jusqu’à notre dernier souffle, chacune de nos cellules contient l’intégralité de ce génome. Mais sur un même arbre, quand on prélève des échantillons d’ADN dans différentes branches, on constate souvent des différences génétiques bien nettes. On retrouve certes le génome de l’espèce d’arbre considérée, mais l’existence de variants génétiques renforce l’idée que l’arbre n’est pas un individu mais un » être collectif « , une colonie. Chaque branche de l’arbre, un peu comme pour les colonies coralliennes, peut posséder son propre génome. Comprendre la nature coloniaire de l’arbre, c’est une révolution intellectuelle. Il faut imaginer un être à la fois unique et pluriel, une ambivalence qui n’a pas fini de nous surprendre
-Certains arbres vivent très longtemps et semblent être « les maîtres du temps » ?
Francis Hallé : Nous les humains, comme tous les animaux mobiles, dominons l’espace . Les arbres, eux, dominent le temps ; certains vivent des milliers d’années, ils sont potentiellement immortels. L’arbre n’étant pas un individu, il est divisible. Si l’on nous coupe en deux moitiés égales, c’est évidemment la mort, mais l’arbre, coupez-le en deux, cela fera deux arbres. Coupez-le en mille, vous pourrez obtenir mille d’arbres, tous parfaitement viables. En Asie, beaucoup de temples bouddhistes possèdent un figuier qui provenant d’une bouture du figuier sous lequel Bouddha atteignit l’illumination. Cela ne veut pas dire que les arbres ne meurent pas, mais que leur mort est toujours due à des agressions extérieures, les hommes, le feu, les pathogènes, le gel, la pollution. Les arbres ignorent la sénescence, alors que la durée de notre vie animale, humaine, même dans des conditions optimales, reste limitée par notre programme de vieillissement. Quand j’étais étudiant, on nous avait appris que les plus vieux arbres du monde, les Pinus longaeva californiens, avaient 5000 ans. Aujourd’hui, on sait que le houx royal de Tasmanie atteint 43 000 ans. Sa forme surprend. Ce sont des arbres de dimensions moyennes, côte à côte, et couvrant plusieurs hectares. L’analyse génétique a montré que chaque pied était né d’une même graine, germée au Pléistocène. Imaginez le livre de bord enregistré dans les cernes de ces Pinus, ou d’un séquoia de 3000 ans !
Combien de temps pourraient-ils vivre ?
Francis Hallé : S’ils ne sont pas agressés, beaucoup d’arbres vivent très longtemps. Le jardin botanique de Kew, près de Londres, présente une collection d’arbres potentiellement immortels. Dans ce jardin, les arbres vivent isolés au milieu de vastes pelouses, loin de l’ombre de leurs congénères. Abondamment éclairées, les branches basses ne s’élaguent pas, elles traînent par terre, et s’enracinent pour donner de nouveaux arbres. En regardant bien, on constate que les jeunes refont la même chose, leurs branches s’allongent, vont se replanter et ainsi de suite. Aussi longtemps qu’aucune cause extérieure ne vient le perturber, l’arbre est parti pour durer, fixe dans l’espace, » à l’aise dans les siècles « .
L’arbre est-il si facilement centenaire ?
Francis Hallé : Au printemps, dans les pays tempérés, lorsque la température remonte, les arbres sont comme des jeunes plantules, en possession de l’intégralité de leur génome, prêts à fonctionner. Même sous l’Equateur, où leur croissance est plus erratique étant donné l’absence de saisons, les arbres développent une croissance rythmique qui les débarrasse de leurs gènes » éteints « , ou » méthylés « . Ce qui remet les compteurs de leur sénescence à zéro. Les arbres des Tropiques humides révèlent une diversité de croissance étonnante. Un même arbre peut avoir une branche aux feuilles bien vertes, une autre en fleurs, une troisième en train de mettre en place de nouvelles feuilles, et une branche » en automne » dont les fruits sont mûrs et prêts à tomber. Sous ces latitudes, en absence de saison, une plante n’a aucune raison d’arrêter sa croissance. Elle devient le » haricot géant » du conte, qui se déploie à l’infini…
-Comment expliquer cette rigidité, la formation du tronc et du bois, cette élévation vers le ciel ?
Francis Hallé : Quand je parle d’arbres avec quelqu’un, je me demande toujours quel arbre mon interlocuteur a en tête. La plupart ne connaissent que le tronc et l’écorce, ils n’y sont jamais grimpés. L’écorce est en partie constituée d’un tissu mort, qui protège le » cambium « , le tissu vivant qui édifie le bois et recouvre le bois mort. L’arbre présente ainsi une alternance de matière morte et vivante. Quant au tronc… On me demande parfois : l’arbre produit-il des excréments ? C’est une bonne question, parce qu’un arbre fonctionne comme une machine, avec des échanges d’énergie, une entrée et une sortie. Toute machine produit des déchets. Alors les excréments de l’arbre ? Je vous le donne comme une hypothèse solide : le tronc constitue les excréments. Passez-moi la comparaison, mais considérez la colonne de crottes qu’un chien laisse derrière lui, au cours de sa vie. Et bien l’arbre repose sur la colonne de ses excréments. La lignine, qui forme l’essentiel du bois, est d’abord un produit très toxique que la plante ne supporte pas. Très astucieusement, l’arbre dépose cette lignine sur la paroi de cellules qui sont en train de mourir et qui vont devenir les vaisseaux, permettant la montée de l’eau dans le tronc. C’est cela le bois, des fibres et des vaisseaux conducteurs, rigidifiés par de la lignine. L’arbre a inventé l’art de transformer ses déchets en quelque chose d’indispensable pour sa survie.
-Un arbre, dites-vous, est aussi un prodige d’architecture …
Francis Hallé : Imaginez le cahier des charges de l’arbre. Il s’agit de construire une tour de 60 mètres de hauteur, de 2 mètres de diamètre à la base, avec au sommet une vaste superstructure d’au moins 20 hectares, et des fondations n’excédant pas 3 mètres dans le sol meuble et humide d’un pays tropical battu par les pluies. Le matériau de construction doit être banal, léger, capable de flotter sur l’eau et d’un prix réellement attractif, quelque chose comme 500 euros le mètre cube au maximum. J’ai proposé ce cahier des charges à un architecte connu : » Une telle tour n’existe pas et n’existera jamais, m’a-t-il répondu, vous me faites perdre mon temps « . Moralité, en dépit de nos prouesses technologiques, nous sommes aujourd’hui tout à fait incapables de construire un grand arbre, un petit non plus d’ailleurs. Nous pouvons tout au plus l’imiter, comme dans les colonnades de Grenade, ou les temples grecs. Sur le plan mécanique, l’arbre reste un tour de force que les bio-mécaniciens étudient assidûment. D’autant que tous les arbres ne se ressemblent pas, loin de là. Si aujourd’hui, la plupart des voitures finissent par ressembler à des suppositoires en obéissant à des contraintes aérodynamiques de base, les arbres, pour des performances équivalentes, ont inventé une riche gamme d’architectures, révélée par la différenciation ébouriffante de leurs formes. C’est rassurant, car nous aurions en horreur une solution unique… Le grand mathématicien René Thom, qui a pensé la » catastrophe » à l’intérieur d’un système stable, et formalisé les phénomènes chaotiques, cherchait un symbole de l’arbitraire total, de l’anarchie complète dans le monde naturel, et il pensait l’avoir trouvé dans la couronne des arbres. Pour moi qui passe ma vie à établir les règles de leur construction, j’ai eu à cœur de lui montrer qu’il faisait fausse route. Je lui ai montré des modèles architecturaux, qui l’ont obligé à reconnaître leur parfaite organisation. On a fait le recensement de ces différents modèles architecturaux des arbres et, pour l’instant, on arrive à … 22 modèles.
Combien trouve-t-on de ces modèles d’arbres ?
Francis Hallé : On arrivera peut-être à 24 ou 25, mais on ne doublera pas ce chiffre. Ces modèles ont été dédiés aux botanistes qui avaient pressenti la notion d’architecture botanique. Nous parlions du palmier, qui offre un tronc sans branches, et de grandes feuilles, voilà une forme connue. Le caféier en représente un autre, avec ses branches horizontales qui portent des fleurs, des feuilles et des fruits. Il y a encore l’Albizzia, qui présente des empilements de courbes, les bambous avec leurs touffes de chaumes verticaux, ou le manioc, qui ressemble à un candélabre. L’île des Pins, en Nouvelle Calédonie, est le domaine de l’Araucaria, un autre système architectural étonnant. Chaque arbre s’accroît se ramifie selon l’un ou l’autre de ses modèles, même quand celui-ci est expatrié, ou menacé par l’environnement. Ces archétypes se révèlent indépendants de la taille des plantes. Ainsi le grand arbre forestier, Maesopis eminii, présente la même architecture que l’arbuste des sou-bois, Coffea arabica, ou l’herbe des potagers négligés, Phyllantus urinaria.
-Vous faites l’éloge de la chlorophylle et dites que les arbres sont nos alliés dans la lutte engagée contre le réchauffement planétaire, pourquoi ?
Francis Hallé : La chlorophylle est certainement la molécule la plus importante de la planète, celle qui conditionne toutes les autres. Sans elle, nous ne serions pas là ! Nous les hommes sommes les enfants gâtés de la création grâce aux autres organismes, aux dépends desquels nous survivons et exerçons notre prédation. Or aujourd’hui, nous dilapidons les énergies fossiles accumulées par la vie végétale au cours des époques géologiques. Nous agissons comme si nous n’en savions rien ! Or nous savons, ce que nous devons à la chlorophylle. Au cours de l’histoire, la molécule de chlorophylle a rendu l’air respirable à certains organismes, ce qui a permis l’évolution des animaux, puis notre apparition. Aujourd’hui, la forêt mondiale et sa chlorophylle stocke le gaz carbonique, qui pour nous reste un polluant dangereux. Avec la déforestation, ce polluant repart tôt ou tard dans l’atmosphère augmentant ce fameux » effet de serre « , longtemps renié par la plupart des responsables, que l’on commence à ressentir. Les forêts constituent les usines d’épuration de l’atmosphère, et les destructions qu’on leur inflige font froid dans le dos. Surtout les forêts tropicales, parce qu’elles fonctionnent toute l’année, alors que les nôtres n’épurent l’air que quelques mois par an. Notre planète se réchauffant, elle va au-devant de gros problèmes écologiques, à bref délai. Bien sûr, je ne connais pas la solution de ces problèmes, mais j’ai la conviction que les arbres auront une place prépondérante dans cette solution. Nous avons là d’admirables alliés pour faire face au réchauffement, à la raréfaction des ressources en eau potable, à la pollution atmosphérique, à l’érosion des sols, à la perte de biodiversité, de à paupérisation rurale, à l’effet de serre, etc. Il est urgent de chercher à mieux connaître les arbres, pour mieux comprendre leur rôle planétaire. Il est temps de les regarder avec un œil neuf, de les aimer. Je crois que les hommes commencent à les redécouvrir. Ils se sentent de plus en plus en manque de nature, » dénaturés « , ils demandent qu’on plante des arbres dans les villes, y installe des jardins… À Montpellier, les bûcherons municipaux viennent couper les arbres la nuit, à 4 h du matin, comme des criminels (entretien réalisé pour Le Monde Magazine en janvier 2006)
Plaidoyer pour l’arbre. Francis Hallé. Actes Sud (2006). 240 illustrations.
Vidéo : Il Etait une forêt
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