Des hommes et des guerres en Bosnie-Herzégovine…
En Republika Srpska, il n’y a rien d’évident. A 30 km de Dubrovnik, la région la plus méridionale de Bosnie-Herzégovine est une escapade logique pour tout voyageur curieux. Tout interroge et c’est ce que j’aime quand je voyage dans les Balkans. Ici, ce n’est ni un pays, ni une simple région à la forte autonomie majoritairement peuplée de serbes et enserrant la fédération croato-musulmane en Bosnie-Herzégovine…
Aujourd’hui, je dirais que les gens sont hospitaliers et volubiles. En 1996-1997, j’aurais été plus réservée, non pas que je considère les Serbes comme des méchants ou des criminels, mais les personnes que je croisais étaient globalement méfiantes, comme en Croatie, et semblaient considérer que tous les Européens, comme les Américains, étaient devenus leurs ennemis. Cela n’a pas duré et l’hostilité ou les regards sombres et paroles peu aimables se sont transformés peu à peu en attitudes plus apaisées, en accueil disposé et en tentatives de dialogue pour se défendre des préjugés et justifier leur vision des choses.
De nos jours encore, on reste frappé par l’environnement qui se dessine très vite. Dès qu’on quitte Trebinje et dépasse les 7 ou 8 premiers kilomètres en direction de Stolac, les maisons en ruines et abandonnées se succèdent. Toutes sont minées pour être sûr que leurs anciens occupants ne soient pas tentés de revenir un jour. De nombreux panneaux signalant les milliers de mines tout au long de la route génèrent une forme d’angoisse et enferment dans un climat d’oppression. Avec les drapeaux, ils délimitent des terres parfois désertiques et karstiques, qui ont vu s’affronter d’anciens amis, frères, voisins, parents. Ces têtes de mort, annonciatrices d’une menace de mort inévitable et invisible pour qui se risquerait à quitter le chemin, forment la ligne de démarcation entre la république serbe de Bosnie et la frange de terre occupée par les « croates » et qui jouxte la Croatie. Ces panneaux définissent des frontières fantômes dans un même pays, où les souvenirs des guerres engendrées par le délitement de la Yougoslavie puis son explosion, confirment l’impossible cohabitation aujourd’hui…
Sarajevo ; réminiscences de l’enfer du siège
Un proverbe serbe répertorié dans un ouvrage de proverbes de 1836 affirme : « La violence est le dernier sanctuaire pour les faibles. » Dommage qu’il n’ait pas été rappelé à certains.. Avec Srebrenica, Sarajevo est probablement en Ex Yougoslavie l’un des lieux les plus symboliques des divisions lors des guerres d’indépendance qui aboutirent à l’explosion de la Yougoslavie.
En Septembre 1996, nous visitons enfin Sarajevo. Nous avions déjà réalisé quelques excursions en Herzégovine et en Krajina, dès la fin de la guerre lors de notre premier séjour en Croatie. Mais Sarajevo n’est jamais que dans notre imaginaire à la faveur des médias qui relayaient les actualités de son siège, avant que la capitale bosnienne n’intéresse plus grand monde. Nous nous promenons sur un marché dont nous ignorions alors qu’il était tristement célèbre pour avoir été le lieu d’un terrible carnage. Nous y croisons un bosniaque dans la quarantaine, au visage très avenant qui nous interpelle en attendant que nous parlons français. Cet homme s’appelle Mahir. Il nous raconte qu’il aime la France et qu’il a eu la chance d’y faire un séjour d’études. Il est ingénieur et parle un français fluide, ce qui est un soulagement pour nous, car nous pourrons vraiment comprendre ce qu’il nous relate, alors qu’une langue étrangère et commune aux deux comme l’anglais peut permettre un échange mais limiter le partage.
Nous bredouillons à peine quelques mots de serbe et de croate, en ne sachant pas toujours si nous commettons des impairs en se risquant à employer un mot qui aurait subi la décroatisation ou la déserbisation dans cette Bosnie-Herzégovine où tout est si complexe. Le français devient notre porte d’entrée, puisque nous aurions pu ne jamais croiser cet homme et passer des heures merveilleuses en sa compagnie s’il n’avait pas dans son coeur notre pays et notre langue. Comme son nom le confirme son prénom, Mahir est bošniak (bošnjak), c’est-à-dire bosniaque musulman. En Bosnie Herzégovine, plusieurs communautés ethniques et religieuses cohabitaient pendant l’époque yougoslave et continuent à le faire après Depuis, quelques données sont devenues évidentes, mais à l’époque tout nous semblait confus. Pourquoi définir les individus en fonction de leur religion?
Mahir nous apprit justement, après une petite heure de gai bavardage, qu’à l’endroit où nous nous situions, plusieurs dizaines de civils avaient perdu la vie ou étaient restés mutilés, trois ans auparavant, lors du marché quotidien, après qu’une poignée de soldats, assassins Serbes, eurent lancé des obus sur la foule, une gnôle à la main, en se réjouissant de loin de tant d’atrocités. [Silence assourdissant].
Parmi ces innocents se trouvaient Emina, 32 ans et Ademir, 5 ans, la soeur et le petit neveu de Mahir. Sara est une prison et la ville était emprisonnée avant même que ne tombe le premier obus. Voilà des jours qu’il ne les avait vus dans une ville en état de siège et il les attendait à une cinquantaine de mètres du lieu du crime, en ce jour maudit mais si calme (trop sûrement?) en apparence. Il leur apportait juste quelques provisions obtenues par bonne fortune au marché noir, car Emina avait bien du mal à survivre avec ses 4 enfants depuis que son mari avait été tué comme un chien deux mois plus tôt, en ayant commis pour seul crime, celui d’être Bosniaque Musulman et d’avoir croisé la route d’un sniper isolé. Plus jamais Mahir ne les reverra vivants. C’est un détail de la guerre. Emina et Ademir ont été déchiquetés, presque sous ses yeux, par un obus et leurs corps, au milieu d’autres cadavres, gisent sur des pierres maculées de leur sang, – la mère protégeant encore dans un dernier geste d’espoir son enfant. Un médecin, accouru en urgence, est là pour tenter d’apporter quelque illusoire soulagement aux spectateurs bouleversés d’angoisse. Il assure à Hassan que sa soeur et son neveu sont morts sur le coup, sans vraiment souffrir. Peut-on parler de réconfort ?
Sarajevo agonise. Un spectacle d’horreur où des inconscients lâches se livrent à un absurde jeu de tuerie commandé par la Haine. Marcher dans les rues ressemble à morbide de roulette russe. Près de Mahir, un jeune enfant vient aussi de rendre l’âme dans les bras de sa mère, déchirée de douleur. Des larmes glacées dans des yeux vivants. Des cris perdus dans le bruit des détonations. Des corps d’enfants, de femmes, surtout, descendus à la hâte dans la terre froide du stade de Sarajevo qui fait office de cimetière. Sarajevo pleure. Mahir a quasiment tout vu de ces ignominies. Une boucherie de plus à laquelle il a assisté, impuissant, et que rien ne justifiait, si ce n’est la haine viscérale de peuples ayant toujours vécu ensemble mais qui pour gagner leur indépendance (les Bosniaques) ou retrouver un mythique pouvoir perdu (les Serbes), ne pouvaient que se livrer une guerre sans merci.
Mais Mahir sait aussi qu’il faut continuer à vivre et se battre à coups d’espoirs et non d’obus. Et la vie reprend le dessus très vite. Pour les siens, pour ses petits neveux orphelins à 7, 6 et 2 ans qu’il a recueillis. Si « la douleur l’a brisée, la fraternité l’a relevé et de sa blessure a jailli un fleuve de Liberté ». Mahir a rêvé. Mahir rêve et y croit encore. Il sait que haïr les Serbes ne servirait à rien car cela ne lui ramènera jamais les siens ; il sait que tous les Serbes ne sont pas mauvais, il a appris aussi que des Serbes ont pu être massacrés, ailleurs, à Srebrenica par exemple où des dizaines de milliers ont été tués par les armées croates pour une poignée de terres ; les mêmes croates qui s’étaient retournés contre leurs alliés bosniaques en détruisant le pont de Mostar ! Rien n’est simple quand il s’agit de ressentir et de comprendre. On ne peut pas s’embarrasser de généralités !
« La dualité du Christ, l’ardent désir de l’homme, si humain, si surhumain, d’atteindre Dieu a toujours été pour moi un mystère aussi profond qu’insondable. Depuis l’enfance, ma plus grande souffrance, toutes mes joies et mes peines trouvent leur source dans la lutte incessante et sans merci entre l’esprit et le corps. Et mon âme est l’arène d’un combat que se livrent deux armées » écrivait N. Kazantzaki, dans «La dernière tentation du Christ». Ce sont cette folie et cette quête au nom de religions devenues trop absolues qui ont déchiré Sarajevo, mais n’ont pourtant pas réussi à avoir raison d’elle. 3 ans se sont écoulés depuis cette tragédie quand nous croisons le chemin de Mahir. Malgré le retour à la paix, peut-on aborder Sarajevo en toute sérénité, sous l’effet d’une curiosité à vif, comme à l’approche de toute autre ville rendue célèbre par l’histoire ? Que reste-t-il de cette ville martyre ? L’air est-il encore respirable dans cet endroit où la menace des snipers rendait hasardeux le simple fait de s’aventurer sur la voie publique ?
En Bosnie Herzégovine, plus que partout ailleurs, l’idéal de la tolérance interethnique et religieuse souvent vantée depuis le Moyen-Âge est truffé de contradictions et d’équivoques. Même en transit, on ressent rapidement que la confiance politique n’existe pas et que l’absence de cette base élémentaire empêche encore aujourd’hui l’Etat de Bosnie Herzégovine, issu des accords de Dayton, de se construire.