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La huitième vibration de Carlo Lucarelli : Requiem pour une colonie (Littérature italienne)

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Parmi les livres de la rentrée littéraire 2010, un roman venu de la littérature italienne : L’Ottava vibrazione, « La Huitième vibration«  aux éditions Métailié… Ce roman est un requiem pour une colonie, l’Erythrée…

 

Carlo Lucarelli, auteur de plusieurs best-sellers, de romans policiers, d’aventures et d’amour, de thrillers et d’enquêtes, mais aussi de récits de voyage nous amène dans la colonie de l’Erythrée du la fin du XIXème s. Il peint la fresque romanesque d’un monde déjà entré en décomposition, où des hommes venus d’Italie avec des motivations et des caractères si différents  vont envahir une terre sans pour autant faire rompre les indigènes qui la peuplent …

Le Royaume d’Italie, dernière puissance européenne à s’être lancée dans l’aventure de la colonisation, s’est approprié l’Erythrée, un royaume africain loin d’être moribond. Janvier 1896, dans un XIXè finissant et sous la chaleur torride de cette terre africaine qui plie mais ne rompt pas devant l’envahisseur, les motivations des colonisateurs sont multiples: entre le bourgeois « éclairé » pétri d’idéaux économiques modernes, rêvant de transformer les hauts-plateaux érythréens en jardins de cocagne pour les paysans pauvres, et les militaires qui n’en peuvent plus d’attendre une logistique efficace, débarquent un anarchiste prônant la non-violence, rêvant de faire tomber les fusils en pleine bataille, une jeune épouse, délicate, aux mobiles inavouables, un soldat « inconnu » au langage incompréhensible, berger descendu des Abbruzzes, un Major à l’air dépressif et maladif, un jeune lieutenant, fringant et avide d’affronter le désert, assoiffé de gloire et de destin héroïque, et un brigadier des carabiniers, lancé à la poursuite d’un tueur d’enfants. Ils posent le pied sur une terre brûlante où les sous-officiers sont passés dans l’art de la magouille avec un incroyable cynisme, où des paires de jumelles et des fusils peuvent disparaître et se retrouver là où on s’y attend le moins. Ils débarquent sur un morceau d’Italie où les colons traînent leur mal du pays entre l’alcool et les palabres idéologiques autour du progrès apporté aux populations africaines. Autour de ce microcosme, dans la poussière, danse une fillette, imperturbable, et se promène, sensuelle et dangereuse, une sculpturale Africaine dispensant autant ses charmes de féline putain que de mystérieuse sorcière…ces deux figures féminines, fils métaphoriques d’une colonie qui n’accepte pas le joug de l’envahisseur et encore moins sa civilisation. Elles annoncent la fameuse bataille d’Adoua, scellant de terrible et cruelle manière la première défaite d’une armée blanche, européenne, face à une armée africaine; elles annoncent un monde qui lentement se meurt, celui des empires coloniaux, celui d’une modernité qui corrompt tout ce qu’elle touche. « Nous avons cru nous imposer à quatre bédouins achetés avec de la verroterie et en fait nous sommes allés casser les couilles à l’unique grande puissance africaine, chrétienne, impérialiste et moderne. Même des timbres, il avait fait imprimer, le Négus. » (p 401)
J’ai aimé les descriptions d’une Afrique belle mais sans pitié dans sa révolte: la longue marche de l’armée de volontaires italiens à travers un pays de rocaille, de gorges montagneuses abritant de minuscules oasis de vie et d’amour, de dunes où les arbres revêtent une signification religieuse et spirituelle; longue marche qui aboutit à un affrontement d’une violence égale au besoin d’une liberté jugulée par le colonisateur, au nom de l’apport d’un progrès, écran de fumée masquant l’ego malmené d’une nation européenne à la remorque de ses pairs.
J’ai été émue par la danse de la fillette, danse dans la poussière, regardant Vittorio droit dans les yeux; émue par la rencontre insolite, mais au final naturelle, entre Sciortino, le berger des Abbruzzes, et la femme du haut-plateau (qu’il appelera Sebeticca, croyant que ce mot, « ta femme », est son prénom), âme isolée au milieu de nulle part, apportant un soin jaloux à un plant de fève dans un geste qui attendrira l’Italien « oublié » une fois de plus par les siens. Une rencontre des sens, une rencontre de deux êtres différents qui par delà les mers ont des gestes similaires pour que la terre leur offre ses richesses nourricières. Deux taiseux qui se parlent avec leur corps, avec leurs offrandes, ces gestes séculaires pour s’apprivoiser, se connaître, s’aimer et partager. La découverte de l’amour charnel par Sciortino est ponctuée d’expressions des Abbruzzes, de son dialecte de berger, racines avec lesquelles il se forge des images et tente de comprendre cette terre lointaine, pourtant si proche, et inconnue.
Comme dans toute rencontre violente entre deux conceptions du monde, entre deux civilisations, entre deux peuples, le fil ténu de la frontière vole en éclat par la grâce du métissage, né, parfois, d’une envie de connaître l’autre, d’un désir d’aimer l’autre et de l’apprivoiser, d’une soif de construire un ailleurs avec l’autre. C’est ce que vit le capitaine Branciamore, comme bon nombre d’officiers italiens, aux côtés de Sabà, sa « Madame », son amour des terres lointaines qui lui a fait oublier sa première famille. C’est ce qu’expérimente Sciortino, dans son Eden isolé, entre une maisonnette, un plant de fève, un puits, et une paysanne. Sans affectation, avec un naturel éblouissant et sensuel….un rêve humaniste qui se fait chair dans l’enfantement.
J’ai été charmée par les chapitres intitulés « Histoire de… » et « Photographies », parenthèses essentielles dans la trame du récit: les premières donnent de l’épaisseur aux personnages principaux, les secondes, instantanés figés sur des clichés sépias, sont les témoignages d’un siècle qui s’éteint dans la douleur, sont les traces d’un temps subtilement révolu, celui des empires voués au déclin: la Madame et son officier, deux soldats vaincus à la bataille d’Adoua, une vue de Massaua, le port où commencent et s’achèvent les destins. Les pauses photographiques sont scandées par la notation de la technique employée, discret, presque invisible fil dans le tissage d’une histoire, le fil du progrès, de la technologie, de l’écrit qui complète l’oralité dans la transmission du passé. Ce sont les souvenirs d’une époque exhumés de vieille malles oubliées dans les greniers, par l’auteur, regard d’aujourd’hui sur un lointain hier. Les points de vue se croisent, se mêlent, pour écrire des fils de vie qui s’inscrivent dans l’histoire des civilisations: « La huitième vibration«  est un roman où l’épopée se lit au travers de destins ordinaires, un roman où la nature humaine accompagnée de ses aspirations, des rêves et ses motivations, se décline dans toute sa diversité sous le soleil de plomb d’Erythrée, et avec les accents multiples du royaume d’Italie; un roman au cours duquel sonne, sourdement, le glas d’un monde: « […] Ceci est la terre de la huitième vibration de l’arc-en-ciel: le Noir/ C’est le côté obscur de la lune, porté à la lumière/ Dernier coup de pinceau du tableau de Dieu » (Tsegaye Gabrè Mehdin in « Home-Coming Son »)… exergue à l’envers choisie par l’auteur.
« La huitième vibration », de Carlo Lucarelli, est un roman décliné sur plusieurs tons, le roman policier, le roman d’aventure, l’histoire d’amour, le roman d’initiation et l’épopée, qui, d’entrée, débarque le lecteur au milieu du bruit, des senteurs, de la moiteur nocturne peuplée d’insectes, de la chaleur torride et de l’humidité d’une Afrique qui se découvre et se cache derrière les voiles masquant sommairement une nudité conquérante. Dès les premières pages, les sens du lecteurs sont sollicités pour partir à la rencontre des personnages et de leur histoire et embarquer dans un fabuleux récit de voyage.
Roman traduit de l’italien par Serge Quadruppani
Acheter ce livre?Parution : 19/08/2010

380 pages, 21 €

ISBN 978-2-86424-719-7

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