Présenté en compétition l’année dernière à Berlin, The Hunter, le remarquable nouveau film du cinéaste iranien Rafi Pitts, débarque dans les salles françaises au plus fort des mouvements sociaux dans tout le Moyen-Orient et au moment ou le monde du cinéma se mobilise de nouveau pour soutenir Jafar Panahi et son homologue Mohammad Rasoulof. Les deux cinéastes ont été durement et injustement condamnés par le régime de M. Ahmadinejad. Rafi Pitts livre un film engagé, symbolique de ce qui se passe actuellement en Iran, et se bat en parallèle contre le sort réservé à ses deux amis.
Laterna Magica : Votre film constitue t’il une réponse aux manifestations qui ont suivi la réélection de Mahmoud Ahmadinejad en juin 2009 ?
Rafi Pitts : Je ne dirais pas que c’est une réponse aux évènements car on a tourné le film au moment des élections. Le tournage s’est finit deux jours avant les émeutes.
Le scénario était déjà écrit tel que nous le découvrons ? On a l’impression qu’il a été inspiré par la mort de Neda (NDLR : tuée par balle dans les manifestations le 20 juin 2009, son agonie a été filmée par un téléphone portable et diffusée via internet. Neda est alors devenue un symbole de la contestation contre le pouvoir)
Oui, ca donne l’impression qu’il a été tourné après, d’où les problèmes que l’on a avec le film en ce moment. Ca arrive souvent avec le cinéma. On ne s’en rend pas compte au moment ou on est en train de le faire. Lorsque l’on tournait, on avait le sentiment de raconter une chose qui ne parlait qu’à nous seul, l’équipe. Et ce n’est qu’après qu’on s’est rendu compte que des millions de gens pensaient comme nous. C’est un film qui coïncide avec la réalité. C’est d’ailleurs assez violent pour moi en tant que cinéaste de voir à quel point le film coïncide avec la réalité
A t’il été difficile de tourner ce film, par rapport à la censure, les autorisations de tournage etc. ?
Ca a été difficile, très difficile, mais le paradoxe, c’est qu’au moment ou on a demandé les autorisations de tournage, tout le monde était convaincu que le mouvement vert, l’opposition, arriverait au pouvoir. Et quand je dit tout le monde, c’est tout le monde dans le milieu du cinéma, y compris le bureau de censure. Comme on avait l’impression d’une ouverture en Iran, on avait même l’impression à ce moment là que l’Iran allait renouer le dialogue avec les Etats-Unis d’Obama, et que l’Iran allait complètement changer. Je pense que c’est grâce à ça qu’on a eu l’autorisation. Mais comme les choses ont finalement tourné autrement, que ça a été violent, le film a été écrasé de la même manière. Ceci dit, le film circule aujourd’hui en Iran en copie pirate.
Maintenant qu’Ahmadinejad a été réélu et le pouvoir conforté, on imagine en effet que ce n’est pas un film qui doit plaire aux autorités…
Non je ne pense pas que ça leur plaise, mais je n’ai pas fait le film dans ce but là. Pour moi, le but de ce film est d’être montré en Iran. La raison politique elle est là-bas. Le film a un point de vue politique. Quand je vois ce qu’il se passe en Egypte actuellement, je me dit que le film aurait pu se tourner là-bas. Dès le départ, j’étais obsédé par l’idée que l’Homme aujourd’hui est réduit à pas grand chose. Surtout au Moyen-orient. On se contente d’avoir un minimum de temps avec sa famille, sa femme et son enfant, et on a plus grand chose d’autre. Mon obsession au moment d’écrire le scénario c’était, si on nous enlève ça, que reste-il ? On devient des sortes de bombes humaines, qui n’ont pas choisit de l’être, mais qui le devienne à cause de la situation économique. On a pas grand chose et on a rien à perdre. Aujourd’hui, les générations de jeunes au moyen-orient sont ce qu’on appelle les No Future. En ce sens là… On va voir mais a mon avis ça ne va pas s’arrêter avec l’Egypte.
Pourquoi avoir choisit de jouer vous-même le rôle principal ? N’est-ce pas une manière d’assumer encore plus le sens politique du film ?
Si je joue dans le film, c’est paradoxalement à cause du bureau de censure. Ce qu’il faut savoir, c’est que lorsque l’on obtient l’autorisation de tourner, sur le papier officiel est marqué le nom du réalisateur, du producteur, du chef opérateur etc. et aussi les rôles principaux. L’acteur que j’avais choisit a eu beaucoup d’ennuis personnels et ne pouvais plus faire le film. Le problème qui s’est posé à moi, c’était est-ce qu’on retourne devant le bureau de censure avec un nouveau nom ? J’avais l’impression de prendre un tel risque en retournant au bureau de censure et que le film ne se fasse pas, que je me suis dit que j’allais jouer le rôle.
Il y avait beaucoup de contrôles sur le tournage ?
Il y avait un type du ministère de la censure sur le tournage, en permanence. Il était là tout le temps et je lui demandais de toujours rester près de la caméra.
Sa présence devait imposer une grosse pression ?
Il y avait une grosse pression oui. C’était assez étrange comme tournage, parce que je n’avais pas de réalisateur pour me diriger et paradoxalement je trouvais que ce type de la censure le faisait très bien (sourire malicieux).
Il était donc là aussi pour cette scène de l’autoroute ou votre personnage tire sur une voiture de police ? Ca a du être une scène compliquée à tourner ?
Oui il était là aussi mais vous savez, ce ne sont pas des monteurs. Le contrôleur est là pour s’assurer que l’on ne s’écarte pas trop du scénario. Le grand débat que j’avais avec lui, c’est que lui pensait le personnage comme fou, alors que pour moi le personnage est normal. En considérant le personnage comme fou, la scène devient acceptable. Mais pour prouver que le personnage était fou, il aurait fallu mettre d’autres scènes que je n’ai pas intégrer au montage. (sourire)
Que savez-vous de la situation actuelle de Jafar Panahi ?
Je pense qu’actuellement, il vit un cauchemar. C’est un très bon ami Jafar – je ne sais pas si vous avez lu la lettre que j’ai écris (voir ci-après l’entretien) – et je crois que les gens ne se rendent pas compte à quel point il vit un cauchemar. En ce moment, Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof ne sont pas derrière les barreaux. Ils ont payés une caution et ils ne sont pas libre de leurs mouvements. Ils attendent depuis le 8 janvier qu’on vienne les arrêter, ou que l’on prenne une décision dans le sens contraire. C’est à dire qu’il n’y a pas une heure dans la journée, ou ils ne se disent pas que la police va débarquer et les arrêter. Et je trouve que ça est plus violent que s’ils étaient déjà derrière les barreaux. C’est une torture psychologique permanente.
Ils sont surveillés ? Ils n’ont aucun moyen de s’extraire de là ou ils sont ?
Ils ne veulent pas partir. Partir pour aller ou ? Vous savez, si Jafar, ou Rasoulof, quittait le pays, il perdrait tout. Ils ont des familles aussi. Ce n’est pas une question qu’ils se posent vraiment. Et par ailleurs, ils ont envie de tourner des films dans leur pays. L’exil n’est pas forcément la meilleure chose.
Une soirée comme celle organisée à la Pagode (lire le compte-rendu), les pétitions etc. est-ce que ça a une réelle influence sur son sort ?
Non et c’est pour ça que moi j’ai appelé à une grève le 11 février. Les pétitions, je trouve ça bien, je n’ai rien contre. Ca réconforte les gens concernés surtout. L’état iranien n’en a rien à faire lui.
Quand j’ai écrit ma lettre à Ahmadinejad, sur pourquoi on avait fait la révolution, c’était pour le mettre face aux problèmes internes. Quand je demande une grève le 11 février à 15h, heure locale de Téhéran, alors que c’est le dernier jour du festival de Téhéran, que c’est le premier jour officiel du festival de Berlin, que c’est le jour de l’anniversaire de la révolution iranienne, c’est parce que j’ai l’impression que les pétitions, finalement, ne nous concerne que nous en Iran alors que je crois que ce qui arrive à Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof va au-delà des frontières iraniennes.
J’ai demandé une grève plutôt qu’une pétition parce que si le cinéma mondial est capable d’arrêter la production pendant deux heures en solidarité à deux cinéastes qui sont condamnés à 6 ans de prison, à 20 ans d’interdiction de tourner des films, qui n’ont pas le droit de quitter leur pays ni parler à personne, alors c’est un message très fort qui est envoyé au monde entier.
Ce qui me préoccupe c’est que si on en reste aux pétitions, le message n’est pas assez fort. Ce qui leur arrive n’a pas de précédent dans l’Histoire, pas même pendant la période McCarthy aux Etats-Unis. Il faut envoyer un message assez fort pour qu’aucun Etat à l’avenir ne fasse pareil ou encore pire.
Avec un film comme « The Hunter » et vos positions, ne craignez-vous pas d’être vous-même dans le collimateur des autorités iraniennes ?
Ce n’est pas une question que je me pose. Il m’ont à l’oeil depuis que j’ai commencé à tourner et je ne suis pas le seul.
Ce que je fait pour Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof… D’abord Jafar, je le connais depuis 17 ans, on est très proche. Quand c’est arrivé… Vous savez moi je ne suis pas politique. Je m’intéressais à l’homme de la rue. Je n’ai jamais voulu adhérer à un parti. En revanche, j’ai toujours voulu interroger ce qui se passe, la réalité de l’Homme. Ce qui est fou pour moi, c’est que je suis devenu politique aujourd’hui parce que je défend deux de mes collègues. Ils sont deux cinéastes légitimes et la sanction qu’on leur inflige est illégitime. C’est ça qui me perturbe plus que tout, car vouloir montrer la réalité n’est pas un crime. Or aujourd’hui, tous les cinéastes iraniens sont devenus des criminels. Tout ce qu’on veut faire c’est tenir un miroir et le type qui se trouve moche dans le miroir nous en veut de tenir le miroir.
Depuis le début de l’année, les peuples de Tunisie et d’Egypte se sont soulevés. On sent une pression dans d’autres pays comme l’Algérie ou la Jordanie. Est-ce que vous pensez que ces révoltes peuvent arriver jusqu’en Iran, ou le peuple c’est justement déjà révolté contre le pouvoir au moment de la réélection de M. Ahmadinejad ?
Je pense que l’on va vivre de plus en plus une époque de révoltes, parce que je pense qu’aujourd’hui, les hommes politiques modernes se moquent royalement de l’homme de la rue. Tôt ou tard, ça se soulèvera partout car quand on voit – et au moyen-orient c’est allé encore plus vite – comment on a effacé la classe moyenne, à quelle vitesse c’est arrivé, et donc l’ignorance de l’homme politique pour l’homme de la rue… c’est à dire qu’aujourd’hui l’économie et l’argent passent avant tout, alors qu’au départ ils étaient censés être au service de l’homme. Maintenant c’est l’homme qui est au service de l’économie. Ainsi le système économique actuel fabrique des bombes humaines. S’il y a ces soulèvements et ces violences, c’est parce que l’homme n’a plus le choix, parce qu’il n’a plus le minimum pour vivre sa vie de tous les jours et parce qu’il ressent qu’il n’a plus d’avenir. Au Moyen-Orient aujourd’hui aujourd’hui, l’homme de la rue n’a rien à perdre. Or en Tunisie, en Egypte, en Iran etc. on est 70% à avoir moins de 30 ans. Toute population jeune veut un avenir et si on le lui interdit, alors elle va aller le chercher.
Ce que je trouve triste dans la politique moderne, c’est à quel point il est devenu facile de gagner le pouvoir avec des phrases et pas avec des gestes. Ce qui est effrayant, c’est le politiquement correct dans lequel on vit. Et c’est pour ça, pour en revenir aux pétitions… C’est très bien une pétition mais ce n’est qu’une pensée. Une grève c’est un geste. Et je pense que les gestes sont plus importants que les pensées. Mais les deux vont ensemble ! (rire)
Propos recueillis par Benoît Thevenin à Paris, le 31 janvier 2011
Avec Rafi Pitts, Mitra Hajjar, Ali Nicksaulat, …
Année de production : 2009
L’appel de Rafi Pitts :
En solidarité avec Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof, nous invitons tous les cinéastes et membres de l’industrie cinématographique, quelles que soient leur nationalité, frontières, religions ou convictions politiques, à soutenir nos compatriotes cinéastes Iraniens, en arrêtant de travailler pendant deux heures entre 15h et 17h (heure locale) le 11 février 2011, jour du 32e anniversaire de la révolution iranienne.
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Lettre à Ahmadinejad
En 1979, il y a eu une Révolution. Sa commémoration, le trente-deuxième anniversaire de notre révolution iranienne, se tiendra le 11 février 2011. Je vous rappelle ces faits car j’ai l’impression que vous en avez oublié les causes. Je me trompe peut-être, ou peut-être devriez-vous vous expliquer. Vous avez peut-être votre propre définition de notre révolution…
Dans ce cas, je pense que vous devriez répondre à la question: “Pourquoi avons-nous eu une révolution en 1979 ?”
Le temps est également venu de clarifier vos raisons pour l’éviction des cinéastes. Vos raisons pour vouloir sacrifier une vie, une carrière, au nom de la Révolution, ou peut-être ma question n’est-elle pas la bonne : ne s’agit-il pas tout simplement de votre réélection ?
Jafar Panahi, l’un de nos plus importants cinéastes, un ami proche pour lequel j’ai grand respect et admiration, est actuellement emprisonné, par votre gouvernement, par votre loi. Il est condamné à six ans pour avoir voulu faire un film, un film qu’il n’a même pas réalisé. Six ans de prison pour en avoir eu l’idée. A cela s’ajoutent vingt ans d’interdiction d’exercer son métier et vingt ans d’interdiction de sortie de territoire. Mohammad Rasoulof, un autre jeune cinéaste important, se trouve également condamné aux mêmes peines. Son crime : avoir travaillé avec Jafar Panahi.
Ils sont tous deux punis de s’être intéressés à leurs compatriotes. Punis d’avoir voulu comprendre les événements de juin 2009. Punis de s’être préoccupés des vies perdues dans les conflits issus des élections. Dois-je vous rappeler que les candidatures étaient validées par le régime ? Les choix étaient clairs et parfaitement légaux. Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof ont pris leur décision aux côtés de la majorité de notre industrie cinématographique. C’est devenu le Mouvement Vert. C’est un droit qui nous avait été donné.
– Y-a-t-il un problème à vouloir comprendre pourquoi des gens sont morts lors de nos dernières élections ?
– Pensez-vous que le pays ignore les violences provoquées par les résultats de ces élections ?
– Est-ce un crime que Jafar Panahi veuille faire un autre film ?
– Est-ce un crime que Mohammad Rasoulof veuille questionner la réalité ?
– Est-ce parce que les cinéastes veulent tendre un miroir pour questionner la société ?
– Avez-vous peur d’un point de vue qui contredirait le vôtre ?
Dans ce cas, répondez à la question: “Pourquoi avons-nous eu une révolution?”
Rafi Pitts
Paris, le 24 Décembre 2010.
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