Partons à la découverte de la littérature égyptienne avec le roman « L’immeuble Yacoubian » d’Alaa El Aswany… Un regard sur la littérature arabe et sur l’Egypte…
Sur la terrasse de ce vieil immeuble qui symbolise l’Egypte des temps heureux, avant la révolution des militaires, quand «l’Egypte ressemblait à l’Europe. (qu’) il y avait de la propreté, de l’élégance. (Que) les gens étaient polis, respectueux, (que) personne ne dépassait jamais les limites », El Aswany installe un échantillon de la population de l’Egypte actuelle pour dresser un tableau de ce pays en pleine dérive. Il y a là le vieux dandy, tout droit échappé d’un roman d’Albert Cossery, coureur de jupons, icône du quartier, qui représente l’Egypte d’avant la révolution, l’Egypte européanisée, carrefour des cultures et religions méditerranéennes ; des affairistes louches, trafiquants véreux, issus de l’environnement du pouvoir, prêts à tout vendre y compris leur âme et leur femme ; un jeune frustré, brillant mais rejeté parce qu’il n’est que le fils du concierge, qui incarne la radicalisation de la partie la plus pauvre de la population qui se réfugie dans un islam rigoriste et conquérant et quelques femmes aussi maltraitées que l’écrit Nawal El Sadawi, l’écrivain féministe égyptien, notamment dans « Ferdaous, une voix en enfer ».
Ainsi à travers de courtes histoires qui font intervenir alternativement les différents protagonistes de ce roman, Alaa El Aswany nous montre comment fonctionne la société égyptienne avec toutes les corruptions possibles, les trafics d’influence, le népotisme, et toutes les combines imaginables sous l’œil intéressé du pouvoir central qui prend sa part au passage et garantit le sort de tous les affairistes véreux qui jouent honnêtement le jeux en versant une partie de leurs revenus douteux aux dirigeants corrompus.
«Bien sûr, il y a des peuples qui se révoltent mais, de tout temps, l’Egyptien a baissé la tête pour manger son morceau de pain… Le peuple égyptien est le plus facile à gouverner de tous les peuples de la terre. Dès que tu prends le pouvoir, ils se soumettent à toi. » Mais une certaine partie de la population, celle qui se sent la plus humiliée, se réfugie dans les rangs des religieux dont le discours et les actes deviennent de plus en plus violents pour séduire cette jeunesse sans espoir qui ne rêve que d’abattre le pouvoir en place.
Et, dans cette société tiraillée entre un pouvoir totalitaire acoquiné avec les maffieux et des religieux fanatisés, manipulés par des émirs aux ambitions illimitées, les femmes essaient de survivre en supportant le harcèlement sexuel au quotidien, les violences conjugales, les mariages de convenance et la répudiation à la première occasion. « On épouse une femme pour sa beauté, pour sa fortune et pour sa religion. Mais c’est la religion qui l’emporte », jamais par amour.
Le tableau peint par El Aswany est bien pessimiste et on comprend aisément qu’il a dû subir quelques pressions après la publication de ce roman. L’Egypte qu’il nous présente, à la croisée entre les reliques dépravées d’une Egypte au passé fastueux et l’Egypte violente et obscurantiste des combattants de l’islam, ne laisse que peu d’espoir à la jeunesse et confine ceux qui n’ont pas droit au gâteau de la corruption dans une vaine nostalgie d’un temps où le pouvoir n’appartenait pas à l’armée et où il n’était pas compromis avec les trafiquants et les affairistes douteux. « Abdel Nasser a enseigné aux Egyptiens la lâcheté, l’opportunisme, l’hypocrisie… » On sent bien que l’auteur a lui aussi la nostalgie de cette Egypte moins corrompue, plus libérale, plus tolérante où cohabitaient les religions et les nationalités, où l’amour, même homosexuel, était encore possible. Une société qui n’était pas fondée sur l’exclusion et la ségrégation : le pouvoir rejetant ceux qui ne sont pas de sa caste, la religion combattant ceux qui ne croient pas ou croient autrement, la population qui marginalise ceux qui sont différents et les habitants de la terrasse qui veulent protéger leur petit territoire sans réelles raisons, seulement parce qu’il faut bien avoir un pouvoir envers les autres.