Jane Campion (cinema neo zelandais) est une enfant du festival de Cannes. Ils sont nombreux les réalisateurs à être nés au monde cinéphile sur la Croisette mais Jane Campion a une histoire avec le festival qui est singulière, unique en son genre même. Tout commence en 1986. Peel, court-métrage qu’elle réalisa en 1981, est présenté en compétition et remporte la Palme d’or du court-métrage.
La Leçon de piano (The Piano) de Jane Campion ; un chef d’oeuvre
Cannes 1993/ Palme d’or (exaequo)
Jane Campion revient en 1989 pour présenter cette fois Sweetie, son premier long, en compétition toujours. Le film est une sublime révélation, tordu, onirique, avec un lien avec la nature que l’on retrouvera dans son travail futur. Michel Ciment est alors le premier à s’enthousiasmer pour le talent de cette jeune réalisatrice de 35 ans. Il fait même partie de ceux qui considèrent qu’elle aurait du gagner dès cette année là, le prix cannois suprême (qui est en fait revenu à un autre premier film, Sexe, Mensonge et vidéo de Soderbergh).
Le second long de Jane Campion, originellement prévu pour la télévision et une diffusion en trois parties, est assez bon pour se tailler une place jusque dans les salles de cinéma (et même remporter le Prix spécial du Jury à Venise). Les 3h d’Un Ange à ma table (1990) sont passionnantes. Jane Campion prouve davantage son talent, notamment d’un point de vue narratif et rythmique. Mieux que ça, Un Ange à ma table affirme une personnalité et un univers. La réalisatrice est douée pour les portraits de femmes, de celles qui bravent les conventions et ne se laissent pas contrôler par un tiers.
Les deux premiers films de Jane Campion l’installent à l’évidence comme une des cinéastes les plus intéressantes du moment. La Leçon de Piano (1993) se fraye à son tour une place en sélection à Cannes. Le film peut déjà être vu comme la quintessence des deux premiers. On y retrouve de nombreux motifs communs, le rapport à la nature, à la poésie, une façon de filmer, ou chaque image est presque comme un tableau, ou la symbolique assez prégnante dénote une volonté de faire sens partout.
La femme dont Jane Campion fait le portrait est encore une femme en souffrance, au caractère fort mais à l’équilibre fragile. Ada (Holly Hunter) est amputée de la parole, ne communique que par signes avec Flora, sa fille de 9 ans (Anna Paquin). Elle serait devenue muette une nuit d’orage, après que son mari fût foudroyé à côté d’elle. L’histoire en question est racontée par le personnage de Flora dans une séquence ou la très jeune Anna Paquin se révèle particulièrement impressionnante.
Ada s’est remariée avec Alistair Stewart (Sam Neill), un colon qu’elle rejoint dans le bush néozélandais. Elle arrive avec son piano, pour lequel elle a un attachement viscéral. Son mari accepte de transporter tous ses meubles, mais refuse de prendre le piano qu’il abandonne sur la plage. L’instrument échoue chez Baines (Harvey Keitel), un homme rustre qui vit avec les maoris, en échange de parcelles des terres de ce dernier. Affectée par la perte de son piano, Alistair autorise Ada à enseigner la musique à son voisin. Ce dernier comprend l’importance de l’instrument pour Ada et propose un sulfureux marché. En s’offrant à lui, Ada pourra récupérer, touche après touche, son piano…
La qualité de cette Leçon de piano se trouve dans le rapport subtil qui s’établit entre Ada et Baines. L’éveil au sentiment amoureux coïncide avec l’éveil à la musique de Baines. La leçon de piano est autant une leçon d’amour. Ce que l’on peut éventuellement reprocher à la cinéaste (mais qui peut tout aussi bien être la source de la fascination pour ce film), c’est cette façon très schématique de faire fonctionner l’histoire. La symbolique est omniprésente qui confère au film son charme poétique mais en même temps, les intentions sont tellement évidentes qu’elle finissent par paraître presque trop appuyées.
Tout est d’abord question de sens. Le savoir musical et sexuel, parce qu’Ada est muette, se transmet par l’oreille, l’oeil, les mains, la peau, par des harmonies, des frôlements, des caresses qui se font de plus en plus précises, de plus en plus sauvages. Le désir se révèle lentement et la femme s’affirme en tant que telle lorsqu’enfin la partition est achevée, lorsque les mains ne parcourent plus les touches mais les corps. A ce moment là, Ada ne sait pas encore que son lien à la vie ne se résume plus à son piano.
Le piano remplace l’amour autant qu’il le représentait, par exemple dans cette image de l’instrument abandonné sur la plage quand Ada est une femme seule qui n’aime pas celui qu’elle a épousé et qu’elle rejoint. L’autre preuve que le piano substitue l’amour est contenue dans cette histoire qui est racontée à l’intérieur du film et qui veut que le premier mari d’Ada, le père de Flora, ait d’abord été son professeur de piano…
Au-delà du piano, la symbolique insérée dans la mise en scène se retrouve dans le cadre naturel. Dans le bush, l’enchevêtrement des troncs suggèrent la complexité des caractères et des rapports humains. La lumière perce les feuillages lorsque l’amour nait. Il y a aussi ce rapport à l’océan dans le final, là encore hautement symbolique.
Encore une fois, cette profusion de symboles offre au film une réelle dimension poétique, d’autant qu’elle s’accorde à la partition magnifique de Michael Nyman, le compositeur du film.
Ce style très fort, très marqué, on le retrouvera plus tard dans le cinéma du coréen Kim Ki-Duk, dont on aurait du mal à le croire s’il nous disait qu’il n’avait jamais vu, ou pas aimé, le film de Jane Campion. La Leçon de piano ne se résume cependant pas à ces motifs. La réalisatrice dessine encore une fois un film tordu, ponctué d’éclairs de violences physiques, qu’il s’agisse d’orgasme ou de mutilation. Le film évoque aussi de façon subliminale le rapport complexe entre la civilisation et la nature primitive. L’interprétation de La Leçon de piano ne peut pas se réduire à quelques symboles évidents, à une passion qui prend toute la place du récit.
La Leçon de piano, qui se voit aussi comme une variation de L’Amant de Lady Chatterley de David Herbert Lawrence, recevra finalement à Cannes, exaequo avec Adieu ma concubine de Chen Kaige, la Palme d’Or, sept ans après celle reçu pour son court-métrage Peel. Cette combinaison est inédite mais ce qui marque davantage les esprits tient au fait que Jane Campion devient la première femme à remporter le prix majeur du festival de Cannes. Seize ans plus tard, elle reste la seule.
Déjà très considérée par le public cinéphile à la faveur de ses premiers films, Jane Campion s’impose soudain véritablement dans le gratin du cinéma mondial. La Leçon de Piano obtient un grand succès populaire (2,7 millions de spectateurs en France – de toutes les Palmes d’or, seul Pulp Fiction l’année suivante à fait aussi bien depuis), avant de triompher plus tard aux Oscars. Holly Hunter et Anna Paquin, chacune extraordinaire dans leurs incarnations remportent les statuettes des meilleure actrice et meilleure actrice dans un second rôle, Campion obtenant elle celle du meilleur scénario.
La suite du parcours de Jane Campion va largement atténuer son brillant début de carrière. Portrait de femmes (97), puis surtout Holy Smoke (99) et In the cut (03), déçoivent chacun plus ou moins. Bright Star (09) qui sort actuellement en salle nous réconcilie cependant avec la réalisatrice. On retrouve un goût pour le romanesque, les passions interdites/étouffées, la figure du poète (déjà vu dans Un ange à ma table) et la poésie du style, la sophistication de la mise en scène. Bright Star est peut-être le plus beau de tous les films de Jane Campion, mais on en oublie pas pour autant La Leçon de Piano, une oeuvre toujours autant estimable et accessible qui n’a rien perdu de sa puissance charnelle et poétique.
Benoît Thevenin
La Leçon de piano – Note pour ce film :
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Un vieux souvenir, un peu élimé, qui a gardé tout de même une certaine saveur !