Me promener dans la jungle – entendez par là, faire des kilomètres de joyeux tape-cul sur une brave petite moto sur des chemins qui souvent mènent à des villages Karen – c’est, non seulement une petite équipée en soi, (fleurs étranges, serpents venimeux, dust road), mais c’est toujours une aventure émotionnelle.
AnSarot, mon jeune guide-ami est un compagnon fidèle et inestimable depuis 8 ans déjà : sensible,
délicat, avec une bonne dose de philosophie faite d’observions et d’une sagesse étonnante chez un garçon de son âge. Bon, il a quand même 30 ans passés.
A chaque fois qu’il commence une phrase par : « Teacher… » je sais qu’il va dire quelque chose d’intéressant. Aux questions fondamentales : « pourquoi tant de souffrances, d’injustices ? » il évoque le « karma ». Il a bon dos le karma et qu’est-ce que les Karens ont bien fait pour porter un tel poids depuis des décennies ? Pour supporter tant de misère silencieuse ? (et ne me dites-pas que c’est pire en Afrique, en Océanie, en France aussi… Je sais. Je ne parle que d’ici et maintenant et de ce que je connais bien).
Sur la route… premier arrêt « degourdissage de jambes » à Sop Moei. Des femmes et des enfants attendent un transport sous un abri. J’aime la douceur du visage d’une des femmes. Je lui demande la permission d’une photo. Elle l’accorde aussitôt. On bavarde. Elle parle avec ce phrasé coulé qu’ont les ethnies de montagnes en général lorsqu’elles parlent le thaï. Une langue plus belle, plus enfantine, plus incertaine, moins tranché dans les tons que lorsqu’elle est parlée par les thaïs.
Chuko est karen Pwo (2e groupe après les Karens Sgaw). Elle est venue à l’hôpital de Sop Moei pour une chimio. C’est la 6e. Cancer du poumon stade IV. « J’ai 37 ans et j’ai trois enfants. Mon mari a plus de 50 ans. Avant on se mariait souvent avec un homme plus âgé. Il fait pousser le chili dans la montagne à « Baan Huay Mouang ». » Sans ostentation, elle soulève sa coiffe et m’offre son crane nu. « J’ai longtemps fumé du tabac, c’est pour ça que j’ai un cancer. Et puis aussi à cause de la nourriture. Les pesticides. ».
On croit au grand air parce que l’horizon est vaste et quasiment sans limite dans ces montagnes, loin de la pollution des villes, mais ici ce sont les pesticides balancés à longueur d’années sans protection qui polluent l’air et les poumons des gens simples. Et puis le criminel Monsanto est aussi passé par ici, enfin un peu plus bas, dans la vallée. Parce qu’il faut produire beaucoup pour gagner un peu.
« Tu peux me dire si je vais mourir bientôt » me demande Chuko. « Si je vais avoir le temps d’élever mes enfants ». Je suis « farang » est-ce que je ne suis pas sensée tout savoir pour cette femme simple… AnSarot a les larmes aux yeux. « Heureusement » continue Chuko, « je bénéficie de ce que Thaksin a instauré ici : « le 30 bahts schème ». Chaque visite à l’hôpital et quel que soit le soin prodigué, c’est 30 bahts » Et elle sort aussitôt la carte qui lui donne droit à cet avantage sans lequel elle ne peut prétendre aux soins. Ce même Thaksin que les ultras royalistes souhaiteraient pouvoir dissoudre dans l’acide afin de le faire disparaître… (Et ce n’est pas parce que je reconnais les reformes intelligentes de Thaksin que j’aime l’homme. Ni l’inverse non plus d’ailleurs.)
Et puis Chuko dit encore cette phrase sublime : « Avant les jeunes étaient l’ENERGIE de nos villages, maintenant, ils pensent à leur futur et ils s’en vont à la ville. Parfois – si on a de la chance – ils reviennent nous aider les samedis et dimanches ».
« Teacher…..Pourquoi, lorsque je suis avec vous, et alors que nous nous arrêtons toujours « at random » (au hasard), nous ne rencontrons que le malheur ? »
Il y a des questions qui n’ont pas de réponse. Sur la vie, la mort, le hasard, le karma. Alors oui, AnSarot connaît mal le nom des plantes mais il pose toujours les bonnes questions, celles qui n’ont pas de réponse. C’est ça la vraie philosophie.
Michele Jullian
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