Il peut sembler étonnant de placer Henri Beyle à côté de Dieu. Ils ne vont ensemble qu’en raison de la double passion mortelle qui se sacralise avec le meurtre inachevé de Madame de Rénal par Julien Sorel, un scandale éclatant parce que mystique. Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des sacrilèges, puisque le meurtre a lieu pendant la messe. Meurtre dans une église de village, qui rejoint, sinon par sa grandeur, du moins par son sublime, le meurtre dans la cathédrale, d’un archevêque de Canterbury.
Julien Sorel et Fabrice del Dongo, que Dieu semble protéger, un peu comme autant de doubles de Caïn. Il les protège, contraint et forcé certainement, en raison même de leurs péchés inavouables aux yeux du monde, et pourtant devenus publics : tous liés à la passion des femmes et de la politique. Une passion partagée amoureuse mesurée à égalité avec celle des exploits guerriers des armées de Napoléon, dans une Europe que l’Empereur laisse déchirée et méfiante, entre Italie et Autriche, entre Républiques, Empires, Restaurations et Duchés de toutes sortes.
Fabrice a tué un homme, mais s’en va cependant dans l’église, chercher une communication divine où il fait le compte des cierges, pour en rajouter quelques-uns, afin d’atteindre un compte rond. Pour, qu’à la fin du compte Dieu lui fasse payer la note. Pour payer il faut en effet avoir appris à compter. Sinon la balance ne sert à rien. Le Diable se joue de nous.
C’est Philippe Sollers qui, de Venise, entrelace sa relecture de Stendhal à la relecture de sa vie, comme un lierre à un autre, s’enracinant à deux dans le ciment poudreux du mur, sans pour autant entrer dans les profondeurs. Il trouve plaisir à vivre, en contrebande sérénissime, avec le double de plusieurs héroïnes de Stendhal et il prend plaisir à rassembler, sinon à confondre, toutes ses amours clandestines, qui sont nombreuses, en une seule, figurée par une spécialiste de l’œuvre de l’auteur de la Chartreuse de Parme, qu’elle enseigne. Une Minna Viscontini, une Pamina prête à l’amour, la mère d’une Clélia sortie de la « Chartreuse », qui se promène de siècle en siècle pour venir poser sa main sur la tête du poète.
Il prétend l’avoir rencontrée à New York, dans la fin de ses vingt ans à elle. C’est un peu notre prétention à tous. L’attrait de le jeunesse.
L’ouvrage se nomme « Trésor d’amour ». Il vient de paraître chez Gallimard en ce début d’année et tremble par résonance avec la « Louise Amour » de Christian Bobin dont je parlais, il y a peu Il nous invite, pratiquement à chaque chapitre à venir dîner ou déjeuner à la « Linead’ombra » dont la terrasse fait l’amour avec la Salute. Il nous invite à parcourir avec lui en nocturne une ville désertée par ses fantômes diurnes, au profit des fantômes nocturnes qui, à tous les égards, sont beaucoup plus discrets. Il nous invite, discrètement également, sur le lit de sa compagne, mais fort heureusement, les volets sont clos.
Sur ces deux traces là, celles de l’amant et de l’amante, tous deux repus d’ombre et de calme, et devant le fumet de pâtes « al dente » fusionnant avec la récolte de la mer, je suis prêt à le suivre.
Bien sûr, il s’agit d’une œuvre d’écriture, qui commence dans un superbe éblouissement des mots, éclairés par un paradoxe, aux “sons” des peintures rupestres. Une plongée dans la terre, à la recherche des mots conjugués au passé présent, inaugure l’oeuvre. Une œuvre qui, finalement n‘a pas de borne, comme toutes les amours réussies, juste des échappées et pas de point final.
Ainsi débute-t-il donc dans l’éblouissement de la langue : « …le son dans les cavernes était d’abord une boussole…La voix allait et revenait déchiffrant l’espace. Très souvent, il suffit de suivre la direction de la meilleure résonance pour arriver aux peintures. » Et ainsi de l’écriture qui tente de sortir des souterrains de l’Europe napoléonienne et d’aboutir aux peintures. Turner et Monet glissent sur l’eau. Nous avons rejoint la vie !
Sollers commence donc par célébrer l’animal mythique tracé sur les parois, avant de célébrer la femme qui fait sortir l’âme du corps. Il crée un personnage qui réunit au mieux les deux écrivains. Et c’est l’écriture magnifique, toujours placée sur un second souffle, cascadant avec délice vers le paragraphe suivant, qui coud ensemble les deux peaux, du laid amoureux et parfois aimé qui parle et écrit « De l’Amour » dans le sublime des mots, mais se repait pourtant des risques des prestations tarifées, au faune léger que je vois sortir un jour de la Maison Gallimard, au bras d’une jeune stagiaire éblouie. Sollers tel qu’en lui même !
Si j’avais été un enfant du siècle, j’aurais certainement croisé Henri Beyle, un jour de grand beau temps cherchant à prendre le vent, à Livourne.
« Toutes ces femmes réelles se mélangent et laissent, le plus souvent, un souvenir mitigé. Transformées en roman, elles sont inoubliables. » La aussi tout est dit. Par Stendhal ou bien Sollers. Qui d’autre ?
Et pour finir l’ouvrage, sans le terminer, les dernières phrases s’épuisent à la Fenice, comme une braise qui s’éteint quand les touristes ont quitté la table. Vient un cliché que l’on attend comme une provocation – « Je suis au-dessus de cela » semble dire Sollers, et pourtant, il veut ressembler en quelque sorte au François Miterrand qui attendait la mort, ou plutôt qui avait pris la décision de mourir, ce décembre 1995, après son rendez-vous avec le Grand Canal. « …et voici que la musique et les voix font voler le théâtre, et toute la lagune avec lui. On sort, on marche un peu dans la nuit, on prend le bateau, l’eau nous enveloppe, tout est velours, tout est gratuit. »
Le bonheur ? Il est gratuit. Pour Sollers, en effet. Mais pourtant, même s’il en joue, il ne souhaite pas que nous démêlions le vrai du faux, ni que nous re-dessinions à sa place l’image discrète de son personnage, qui se profile dans l’ombre d’une autre stendhalienne, Julia Kristeva, « intelligente et subtile », dit-il. Pas plus, par discrétion ? Et pourtant bulgare au regard de feu – je m’en souviens pour avoir déjeuné près d’elle. Celle qui compte vraiment, mais à Paris, pas à Venise ? Plus saisissante, celle-ci, en effet. Déesse de flamme, et non sirène ! Mais Minna est italienne, femme sans ombre, à la compréhension parfaite et de plus, une véritable vénitienne de naissance.
Sollers va ainsi, sans le dire, d’un archange incandescent à un ange aux douces plumes, du degré supérieur de la bataille contre le Mal, aux compromis involontaires, de la recherche du discours enflammé de Sainte Thérèse d’Avila, aux espaces rêvés dans la touffeur de l’été, quand une caresse est presque de trop.
Des cierges allumés en contrebande dans l’incertitude aveugle de l’agnostique, il se déplace subtilement pour venir enfin découvrir l’humilité de ceux, plus maigres, qui se côtoient dans le sable et l’eau, rappels des vivante et des morts, à l’approche des églises et des monastères orthodoxes.
Si l’ombre de Dieu et des anges qui s’attarde sur les épaules de l’écrivain m’étonne, je ne suis par contre pas étonné que Sollers double Stendhal sur le chapitre des femmes. Double le nombre, peut être ? Et en tous cas en multiplie les commentaires, comme le Christ multipliait les pains.
Elles sont italiennes en effet – pour Sollers et pour Stendhal. Pour ne parler que des romaines – vous ne manquerez pas pour autant les milanaises un peu plus loin, quand Stendhal les regarde de près : « Les femmes de la foule sont très belles, dans la mesure où elles ne sont pas étrangères. Les Romaines, bizarrement, sont les mêmes quand elles sont laides, et, en fait, il y en a peu qui le soient parmi elles ». Voilà qui est bien dit, de nouveau ! Cela exonère du reste. Je veux dire, d’avouer les pêchés.
« C’est un malheur d’avoir connu la beauté italienne. Hors de l’Italie, on devient insensible. » C’est Stendhal, cette fois. Et bien entendu, je ne suis pas d’accord. L’Italie peuple l’Europe depuis que les Romains l’ont envahie. Mais heureusement les Barbares ont bien fait de les repousser, dans une violence conjuguée, vers les limites de l’eau saumâtres où le Doge relance la conquête des mers.
Cette fécondation a été féconde, si je n’emploie pas là un truisme.
Hors de l’Italie, l’Europe est encore à prendre et à découvrir. Il me reste un peu de temps.. Le bonheur est aussi là !