Il existe une dimension spirituelle dans l’art éphémère, comme le prouvent les moines tibétains réalisant patiemment un Mandala de sable aux graphismes géométriques sophistiqués et aux couleurs complexes qui s’évanouira au premier souffle ou revers de la main dès son achèvement. Cette pratique ancestrale, que l’on avait longtemps oubliée en Occident, fut réintroduite sous d’autres formes au XXe siècle ; elle occupe toujours une place dans l’art contemporain.
Une telle conception plastique fait sens dans l’Histoire de l’art, dans la mesure où, après l’art abstrait qui niait toute référence à la figuration, après le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch (1918) et autres monochromes qui niaient le graphisme, après les ready-made de Marcel Duchamp qui faisait de l’objet usuel un objet d’art par la simple volonté du créateur, il ne restait plus à l’artiste qu’à créer des œuvres éphémères, détruites aussitôt terminées, dont ne subsistait, dans le meilleur des cas, que le support, par définition neutre. Les performances et les happening des années 1960-1970 consacrèrent cette démarche, de même que le Street Art des années 1980.
La destruction de l’œuvre pose naturellement différents questionnements. Qui, du plasticien ou de la Nature, doit se charger de cette tâche ? Peut-on se satisfaire d’une création fugace dont toute trace sera appelée à disparaître ou en préserver la mémoire à travers la vidéo ou la photographie ?
Après avoir travaillé à des variations sur le nombre pi, l’artiste plasticien Philippe Leveau a, pour sa part, tranché la question à travers une approche originale qu’il nomme « peinture pariétale contemporaine éphémère ». La notion de peinture pariétale existe depuis la naissance de l’humanité ; elle constitua le premier mode d’expression de l’homme préhistorique, dont nous n’avons conservé des témoignages qu’à la faveur de grottes assez isolées pour permettre aux dessins de résister à l’outrage du temps.
Comme ces artistes primitifs, Philippe Leveau utilise des pigments naturels. Mais, à l’opposé de leur démarche, il expose délibérément ses peintures à un élément destructeur en choisissant de les réaliser sur des pierres ou des rochers de l’estran (cette partie du littoral recouverte par la mer à marée haute), dans la région de Guéthary. A marée montante, l’eau attaque progressivement ses œuvres, leur faisant subir différentes métamorphoses, en agissant d’abord comme un miroir déformant, puis en les diluant jusqu’à disparition complète.
Durant ce processus où la forme du support et la lumière prennent aussi leur part, l’artiste suit l’érosion de sa représentation picturale en prenant une série de clichés qu’il tirera ensuite sur toile et rehaussera des mêmes pigments naturels. Le résultat se révèle des plus intéressants, d’autant que le plasticien inscrit ses travaux dans l’Histoire de l’art en faisant parfois référence aux maîtres du passé. Son Nu rouge et vert ou son Nu orange et bleu par exemple, sont un hommage direct au Nu bleu que Matisse réalisa en 1952, tout comme ses entrelacs et ses croix, au-delà d’une symbolique basque, dressent une passerelle avec l’esthétique du Mandala.
Laisser ainsi les éléments agir librement sur une création, soulever les enjeux de la perception du regard, voilà qui fait penser au Land Art, cette branche de l’art contemporain qui naquit vers la fin des années 1960 aux Etats Unis ; mais il faudrait, pour rester conforme à la méthode développée par Philippe Leveau, plutôt parler ici de Sea Art ou d‘Ocean art.
Dans son roman, La Tête coupable, publié en 1968, Romain Gary avait décrit une semblable approche d’un art éphémère balayé par la mer, plus éphémère encore puisque l’œuvre, non photographiée, ne restait gravée que dans l’esprit du héros : « Il attendait ensuite que la marée de l’aube recouvrît peu à peu son œuvre. L’Océan arrivait sur les symboles avec un frisson inquiet, comme s’il craignait que quelque fragment de ce que la main de l’homme avait tracé ne lui échappât, s’acquittant ainsi de son rôle de père et de gardien de l’espèce. »
Les œuvres de Philippe Leveau sont actuellement exposées jusqu’au 31 octobre à la galerie Obre Enea d’Anglet (Pyrénées-Atlantiques).
Illustrations : Série « Décors traditionnels basques », Autre croix 1593, tirage photographique et acrylique sur toile, 70 x 70 cm – Nu rouge et vert d’après H.M., tirage photographique et acrylique sur toile, 70 x 70 cm – Nu vert et rouge d’après H.M., tirage photographique et acrylique sur toile, 70 x 70 cm. Photos © Philippe Leveau.
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