Aller au contenu

Le Cinquantenaire d’Un Singe en hiver

Votre séjour en Croatie est unique ; notre expertise l’est aussi! Pour mieux préparer vos vacances, consultez le guide voyage Croatie et téléchargez les Ebooks gratuits : conseils pratiques, idées de visites et bonnes adresses.  

 

On célèbre cette année le cinquantenaire de la sortie sur les écrans d’un film devenu mythique, Un Singe en hiver, réalisé par Henri Verneuil (assisté pour l’occasion de Claude Pinoteau et de Costa-Gavras). Tourné dans le village côtier de Villerville, dans le Calvados, où subsistent des immeubles considérés comme lieux de pèlerinage par les cinéphiles (l’hôtel Stella, le Cabaret Normand et l’emplacement de la boutique de « Landru »), ce long métrage naquit du hasard, en remplacement d’un projet que Jean Gabin avait refusé à la dernière minute.

Grand amateur de littérature, Michel Audiard proposa alors à Verneuil une adaptation du roman éponyme d’Antoine Blondin, qui avait obtenu le prix Interallié en 1959. Fin lecteur, Audiard avait compris tout le parti qu’il pouvait tirer de ce petit chef-d’œuvre de littérature qui, d’une plume sensible et truculente, racontait l’histoire de deux héros qui ne l’étaient pas moins.

Il est souvent de bon ton, lorsqu’un roman est adapté au cinéma, d’affirmer la supériorité du livre sur le film. S’agissant d’Un Singe en hiver, il serait plus juste de leur reconnaître une réelle complémentarité.

Le roman, qui offre toujours davantage d’espace à un auteur pour s’exprimer, présente au lecteur une analyse psychologique plus fine des personnages principaux, l’hôtelier Albert Quentin, ancien fusilier-marin d’Extrême-Orient, et Gabriel Fouquet, jeune publicitaire parisien passionné de tauromachie. L’un nourrit encore ses rêves de Chine, l’autre porte les siens vers Madrid – deux terres de souvenirs, de nostalgie. Une forme de solitude les rapproche dans une amitié que Romain Gary aurait probablement nommée « fraternité » si leur différence d’âge ne suggérait plutôt celle d’un père et de son fils. Pour les deux hommes, la Chine, estompée par le brouillard de la mémoire et l’Espagne fantasmée des arènes sont moins distantes que sur un atlas ; elles sont des lieux d’évasion, forcément embellis comme il advient aux histoires de chasse, mais voisins sur le plan du rêve. Pour les rejoindre, l’un et l’autre auront recours à un comptoir, non celui d’une agence de voyages, mais d’un bar, car Un Singe en hiver se définit aussi comme un roman de l’ivresse. Sans doute nos hygiénistes contemporains fronceront-ils le sourcil devant un tel sujet ; pourtant, il n’est nullement question, dans le livre, d’une apologie de l’alcoolisme ordinaire, mais d’une approche élitiste de l’alcool, en d’autres termes celle qui ouvre sur des rêveries d’exception, des imaginaires grandioses, comme le prouve cet extrait :

« Si quelque chose devait me manquer, ce ne serait pas le vin mais l’ivresse. Comprends-moi : des ivrognes vous ne connaissez que les malades, ceux qui vomissent et les brutes, ceux qui recherchent l’agression à tout prix ; il y a aussi des princes incognito qu’on devine sans parvenir à les identifier. Ils sont semblables à l’assassin du fameux crime parfait, dont on ne parle que lorsqu’il est raté. Ceux-ci, l’opinion ne les soupçonnent même pas ; ils sont capables des plus beaux compliments ou des plus vives injures ; ils sont entourés de ténèbres et d’éclairs ; ce sont des funambules persuadés qu’ils continuent d’avancer sur le fil alors qu’ils l’ont déjà quitté, provoquant les cris d’admiration ou d’effroi qui peuvent les relancer ou précipiter leur chute ; pour eux, la boisson introduit une dimension supplémentaire dans l’existence, surtout s’il s’agit d’un pauvre bougre d’aubergiste comme moi, une sorte d’embellie […], et qui n’est sans doute qu’une illusion, mais une illusion dirigée… Voilà ce que je pourrais regretter. […] ce n’est pas une consolation qu’on devrait chercher dans l’alcool, mais un tremplin. »

Le film de Verneuil, assez fidèle au roman, fait toutefois la part plus belle à la truculence des personnages, aidé en cela par les savoureux dialogues d’Audiard, véritable pyrotechnie de répliques-cultes (souvent empruntées au roman ou inspirées par lui, d’ailleurs), ainsi que par une brillante distribution : Jean Gabin, dans le rôle de Quentin (on dit qu’Antoine Blondin avait pensé à ce monument du cinéma en écrivant son livre) et Jean-Paul Belmondo, jeune acteur déjà auréolé des succès d’A bout de souffle, Léon Morin, prêtre et Une femme est une femme, dans celui de Gabriel Fouquet. Les deux héros sont en outre entourés de remarquables partenaires, Suzanne Flon, épouse de Quentin, qui personnifie la raison face à la démesure, Paul Frankeur, bistrotier grincheux (Esnault) et, surtout, l’extraordinaire Noël Roquevert qui campe un « Landru » bien plus extraverti et comique que dans le roman.

On rit beaucoup, devant cette succession de scènes d’anthologie, notamment de soûlographie, la toute première (avec Gabin et Frankeur), puis celles qui, réunissant Quentin et Fouquet, les conduisent du zinc pseudo-chinois de Georgina au feu d’artifice tiré sur la plage. Pour autant, le film n’exclut pas une forme de noirceur, exprimée notamment dans l’émouvante scène finale.

Comme la plupart des œuvres dialoguées par Michel Audiard, Un Singe en hiver fut éreinté dès sa sortie par l’intelligentsia – et scandalisa les ligues de vertu et de tempérance. Il est vrai qu’on y trouvait de nombreuses perles qui ne pouvaient être de leur goût. Ainsi, cette tirade de Quentin s’adressant à Esnault : « Les princes de la cuite, les seigneurs, ceux avec qui tu buvais le coup dans le temps, mais qui ont toujours fait verre à part. Dis-toi bien que tes clients et toi ils vous laissent à vos putasseries, les seigneurs ; ils sont à cent mille verres de vous. Eux, ils tutoient les anges. […] Vous avez le vin petit et la cuite mesquine ; dans le fond, vous ne méritez pas de boire. »

Où encore ce dialogue-ci, particulièrement réussi, qui met en scène Quentin, Esnault et Georgina :  

« – Bon. Nous allons donc poursuivre notre mission civilisatrice. Et d’abord, je vais vous donner les dernières instructions de l’Amiral Guépratte, rectifiées par le Quartier-maître Quentin ici présent. Voilà : l’intention de l’Amiral serait que nous percions un canal souterrain qui relierait le Wang-Ho au Yang-Tse-Kiang.

– Le Yang Tse Kiang… bon…

– Je ne vous apprendrais rien en vous rappelant que Wang-Ho veut dire fleuve jaune et Yang-Tse-Kiang fleuve bleu. Je ne sais si vous vous rendez-compte de l’aspect grandiose du mélange : un fleuve vert, vert comme les forêts, comme l’espérance. Matelot Hénault, nous allons repeindre l’Asie, lui donner une couleur tendre. Nous allons installer le printemps dans ce pays de merde !

– Bon… Je vois que vous êtes raisonnables, je vous laisse… J’ai des clients à servir, moi.
– Eh ! Dites donc, l’Indigène ! Un peu de tact, hein !… Parlons d’autre chose !… Parce qu’on les connaît, vos clients ! La Wehrmacht polissonne et l’Feldwebel escaladeur !… Hein !… Et puis merde, je vous raconterais plus rien, là !

– Chut, Albert ! Ne vous fâchez pas !

– Mais vous fâchez pas, vous fâchez pas ! Mais, nom de Dieu d’bordel, je vous offre des rivières tricolores, des montagnes de fleurs et des temples sacrés et vous me transformez tout ça en maison de passe !… Vous plantez votre Babylone normande dans ma Mer de Chine !… Alors !… […]

– Attention aux roches !… Et surtout, attention aux mirages !… Le Yang-Tsé-Kiang n’est pas un fleuve, c’est une avenue… Une avenue de cinq mille kilomètres qui dégringole du Tibet pour finir dans la Mer Jaune, avec des jonques et puis des sampans de chaque côté… Pis au milieu y’a des… des tourbillons d’îles flottantes, avec des orchidées hautes comme des arbres… Le Yang-Tsé-Kiang, camarade, c’est des millions de mètres cubes d’or et de fleurs qui descendent vers Nankin… Et avec, tout le long, des villes-pontons où on peut tout acheter… De l’alcool de riz, de la religion, et pis des garces, de l’opium… J’peux vous affirmer, Tenancière, que le fusilier-marin a été longtemps l’élément décoratif des maisons de thé… dans ce temps-là, on savait rire… « Elle s’était mise sur la paille / Pour un maquereau roux et rose / C’était un Juif, il sentait l’ail / Il l’avait, venant de Formose / Tirée d’un bordel de Shanghai. »

– Oh, c’est beau !…

– C’est pas de moi !… C’est des vapes, comme ça, qui me reviennent… quand je descends le fleuve… »

Si Audiard fait servir l’amiral Guépratte en Chine, alors qu’il exerça son commandement en Indochine, les vers cités sont, en revanche, extraits d’Alcools, de Guillaume Apollinaire (d’ailleurs cité par un boit-sans-soif du Cabaret normand dans le dialogue d’une autre scène sous cette improbable définition : « un gros qui avait un nom d’eau gazeuse… Apollinares… – Apollinaris ! »). Les derniers vers de ce poème, intitulé Marizibill, définiraient finalement assez bien Quentin et Fouquet : « Je connais des gens de toutes sortes / Ils n’égalent pas leurs destins / Indécis comme feuilles mortes / Leurs yeux sont des feux mal éteints / Leurs cœurs bougent comme leurs portes. »

Pour aller plus loin : Antoine Blondin, Un Singe en hiver (Gallimard, collection « Folio », 224 pages, 5,95 €) et le DVD du film Un Singe en hiver (Europacorp, 9,99 €).  

Thierry Savatier

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

 

  1. Accueil
  2. /
  3. Derniers articles
  4. /
  5. GUIDE CULTUREL
  6. /
  7. Critiques de livres et livres de voyage
  8. /
  9. Le Cinquantenaire d’Un Singe en hiver