Opéra en trois actes avec ouverture, intermède et final. [après le jambon persillé et la truite … Le gigot !]
Race dégénérée que nous sommes, nos modernes estomacs ne supporteraient plus la profusion de viandes au moyen de quoi nos ancêtres compensaient l’austérité des jours ordinaires. Cernés par les triglycérides, le cholestérol et l’excès de lipides comme jadis Saint Antoine par les démons, nous ne luttons plus contre la disette mais contre la surabondance. J’oublierai donc la volaille sans laquelle, il y a un demi-siècle, il n’était pas de repas de fête digne de ce nom, pour en venir au gigot.
Comme chacun sait, cette tradition nous vient des Hébreux. Il serait trop long d’en redire ici l’origine. Ceux dont la mémoire est défaillante ou dont l’instruction religieuse a été négligée la trouveront dans la Bible au chapitre XII de l’Exode. Ils y apprendront que l’Eternel ordonne expressément à son peuple de ne pas faire bouillir les agneaux sacrifiés en son honneur mais de les rôtir. On en conclura qu’il n’est pas surprenant que, de Pélage à John Fox, les hérésies aient trouvé un terrain si favorable chez les sujets de la perfide Albion: ils ont pour habitude de cuire leurs gigots à l’eau.
Pièce principale du déjeuner, le gigot se doit d’être sans reproche. Ma grand-mère achetait le sien chez Rossignol. C’était le boucher de la rue aux Fèvres laquelle, dans la vieille ville de Chalon-sur-Saône, conduit de la place de Beaune à la cathédrale Saint Vincent. Aux grandes occasions, on lui commandait, les riz du veau du vol au vent, le filet de bœuf et, naturellement le gigot de Pâques. Il allait, je crois, chercher ses agneaux dans le Charolais. Une fois parées, les carcasses étaient suspendues aux murs de la boutique. Elles y attendaient les amateurs, sous un assortiment de plaques de bronze à belles lettres dorées, gagnées dans les comices agricoles du côté de Paray le Monial ou de Saint Bonnet de Joux.
Rossignol s’est envolé depuis longtemps rejoindre au paradis son patron Saint Cartaud (1) mais le Charolais ou, à son défaut, les coteaux de Provence et les prés-salés de Normandie, fournissent toujours des agneaux. Votre boucher et vous par conséquent, n’avez que l’embarras du choix. Averti à l’avance, ce sympathique artisan préparera votre pièce dans les règles de l’art. L’os du manche, quoique raccourci offrira une prise suffisante, celui du quasi aura été retiré. Vous le trouverez soigneusement emballé, en compagnie des parures, dans le petit sac d’où vous les tirerez au moment de la cuisson.
Vous voici donc, vous et votre gigot, arrivés au beau matin de Pâques. Dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne et où Paris s’éveille, vous l’avez retiré du réfrigérateur. Rien ne serait pire, en effet, que d’exposer sa fragilité à la violence d’un choc thermique trop brutal. Vous l’avez ensuite piqué d’ail avec mesure. Ce verbe piquer est trompeur. Il ne signifie pas qu’il faut transpercer la chair avec un couteau pointu mais bien qu’on doit glisser délicatement les gousses soigneusement dégermées entre le manche et la souris et dans l’espace laissé vide par le quasi. J’invite ceux qui jugeraient cette précaution superflue à se reporter à la Physiologie du goût, au chapitre II des Variétés. Ils y verront comment le Professeur démontra victorieusement qu’il faut traiter le gigot avec douceur. Douceur nécessaire encore, pour masser ce rôti avec un bon morceau de beurre jusqu’à ce que, tel les athlètes antiques d’huile d’olive, il en soit parfaitement enduit quand il affrontera la chaleur du four.
Ceci étant fait, laissez votre viande se réchauffer doucement jusqu’à atteindre la température de la cuisine. Pendant ce temps vous préparerez ses accompagnements. La tradition, encore elle, commande de présenter des haricots panachés. Les verts sont extraits du bocal où, depuis leur cueillette au jardin en août dernier, ils sont conservés selon le procédé de Monsieur Appert. Les blancs, mis la veille à tremper, mijoteront classiquement dans une eau aromatisée. Vous aurez soin de ne les saler qu’une demi-heure avant la fin de leur cuisson pour leur conserver leur moelleux. Mais il est bon, parfois, de rompre avec les usages. Soucieux de préserver votre libre arbitre je vous propose deux alternatives. Venues des rives atlantiques, les premières pommes de terre nouvelles ont fait leur apparition. Mises dans un linge et frottées de gros sel pour enlever leur peau, sautées à cru dans un excellent beurre, relevées d’un léger hachis de persil elles ont une saveur incomparable. Des épinards frais cueillis ne sont pas non plus à dédaigner. Outre qu’ils vous permettent d’imiter les enfants d’Israël qui, à leur sortie d’Egypte, durent, pour obéir à Moïse, accompagner leur Pâque d’herbes amères, leur légère âcreté combat heureusement ce que certains moutonnets ont d’un peu trop grassouillet.
Revenons au gigot. En apparence rien de plus simple que sa cuisson : vingt minutes par kilo dans un four moyennement chaud en l‘arrosant souvent de son jus. Il convient d’ajouter à ce temps un quart d’heure où il reposera au chaud (2). Moyennant quoi, tous les bons auteurs vous le diront, le résultat est assuré. Les novices en concluent qu’il leur suffit, pour servir un gigot à point, de se livrer à un calcul, somme toute assez facile qui consiste à estimer l’heure à laquelle, l’entrée ayant été expédiée, le poisson ayant suivi le même chemin, il faudra le faire paraître sur la table. C’est hélas compter sans la diversité de l’espèce humaine. Tel convive avale sa part comme un ogre les petits poucets, tel autre chipote, et, entre ses bouchées, votre cousin Denis conte ses déboires récents avec la maréchaussée. Tout cela fait qu’il est très difficile de déterminer le moment exact où il faut mettre le gigot au four. Comme sur le champ de bataille c’est affaire de coup d’œil et d’inspiration. C’est là que se révèlent les grands capitaines dont la cuisine est le champ de bataille. Comme Monsieur le Prince à Rocroi, on voit briller leur œil d’aigle et on les reconnaît à leurs coups. Vous faites, bien sur, partie de ces stratèges de génie et votre intuition vous dictera l’heure exacte à laquelle il convient de commencer le rôtissage. Si, par exception ce n’était pas le cas, ne vous désespérez pas. Appliquez simplement le principe de base qui veut qu’à table ce soit les convives qui attendent le plat et non le contraire. Il vous suffira de laisser le cousin Denis expliquer comment il a su charmer la gendarmette qui s’apprêtait à lui retirer quatre points et à lui infliger une amende à trois chiffres. Il y a des enfants à table et la chance est avec vous. Vous interromprez donc le récit des exploits du Casanova familial en vous écriant que le gigot est à point. Tout le monde soupire de soulagement (Denis était en train de passer du lassant au désagréable). Un détour par la cuisine, en compagnie de deux volontaires et vous voilà de retour.
Vos aides vous précèdent, l’un avec les légumes de l’accompagnement, l’autre avec la saucière où, vous avez versé le jus légèrement déglacé. Vous suivez portant le gigot sur un de ces grands plats dont l’ovale est ponctué de cabochons et qui ne craint pas les aléas du découpage. Vous posez le tout sur la table. Tandis qu’un assistant officieux remplit les verres d’un Saint Julien pur de toutes manipulations, vous vous saisissez du couteau à découper que vous venez de faire aiguiser par un professionnel irréprochable (3). Le gigot est fait pour être mangé en famille. Saignant ou bien cuit, à point ou presque bleu, chacun comme l’a rimé Monselet (4) y trouve son bonheur : « L’un veut de la souris et l’autre l’œil du pape… » La pince à gigot ayant disparu des corbeilles de mariage (d’ailleurs, il paraît qu’on ne se marie plus), vous tenez le manche, entouré d’un chiffon, d’une main ferme, de l’autre vous découpez avec une adresse qui stupéfie vos commensaux. Les plus jeunes ne sont pas forcés d’apprendre que cette sûreté a été acquise après maints dérapages et accidents de toutes sortes. Enfin chacun a reçu sa part. La fringale du début du repas est apaisée. On goûte, on déguste, on savoure. Marc, votre beau-frère, qui connaît ses classiques vous glisse « Que votre boucher est un homme admirable ! On ne trouve de ces choses que chez vous ! » Votre cousine Elisabeth, jeune personne de la plus belle espérance, se contente de dire : « C’est bon ! « Elle a pour articuler ces deux syllabes tant de suavité dans la voix que vous vous promettez de ne pas refuser sa prochaine invitation : en cuisine une gourmande ne saurait mal faire. Même Juliette, votre petite fille, qui, jusqu’à ce jour avait une fâcheuse tendance à préférer les produits d’importation fricotés à l’enseigne d’un gargotier yankee, tend son assiette et demande une seconde tranche. Vous poussez un soupir de soulagement : car l’avenir est, désormais assuré. Une gorgée de Saint Julien, une bouchée de cette viande rosée, fondante et goûteuse… Seigneur, faites que notre joie demeure ! Irlandais d’origine puis évêque de Tarente, ce saint, inconnu de Jacques de Voragine et du calendrier des postes doit néanmoins exister puisqu’il a statue, en vis à vis de celle de Saint Vincent, sur la façade de l’église Saint Pierre d’Auxerre à l’intérieur de laquelle il possède aussi une chapelle. Tout le monde ne possède pas une étuve, mais tout le monde peut entourer le gigot et son plat d’un papier d’argent. A Auxerre s’adresser Chez Gouvernaire rue de la Draperie (publicité gratuite)(4) Ce poète, aujourd’hui méconnu s’était fait une spécialité des rimes gastronomiques. Son Ode au cochon « animal roi, cher ange… » mérite le détour du curieux. Ne me demandez pas ce qu’est l’œil du pape, mes recherches ne m’ont pas permis de le découvrir.
[ndlr : il nous semble que cette bonne “pratique” Pascale décrite par Chambolle, mérite une réédition supplémentaire ! 1 ère diffusion le 22 mars 2008]
La z’ique de Makhno :
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