

« C’est le plus gros mensonge du XXe siècle« , lance Traian Orban, le responsable du Mémorial de la révolution à Timişoara, dans le sud-ouest de la Roumanie. Dans une petite salle où il conserve les articles de l’époque, l’ancien vétérinaire poursuit : « beaucoup trop de bêtises ont été dites dans les médias étrangers. Vos journalistes ont été manipulés et ce même après l’exécution de Ceauşescu. »
Pour appuyer les nouvelles alarmistes qu’elles diffusaient en temps réel, les radios et les télévisions présentaient des bilans humains « tristement officiels », envoyés par les agences hongroises et yougoslaves et repris par l’Agence France Presse (AFP). On a parlé de près de 5 000 morts à Timişoara et jusqu’à 70 000 morts dans tout le pays. En réalité, 1 104 personnes sont décédées au cours de cette révolution, dont 93 à Timişoara.
Pourtant, les journalistes envoyés sur place proposaient souvent un récit plus nuancé de la situation. « J’avais beau dire que je n’avais vu que quelques corps ou qu’il fallait prendre telle ou telle rumeur avec des pincettes, il y avait partout un appareil éditorial qui se mettait en place à Paris« , se souvient Jean-Yves Huchet, l’envoyé spécial de La Cinq à Timişoara. « Mon témoignage était agrémenté d’images violentes tournées par d’autres télés et assorti de bilans délirants. Du coup, ma parole de journaliste devenait inaudible.«
Érigée en « ville martyr« , Timişoara a cristallisé les fantasmes de la presse occidentale. Le quotidien espagnol El País évoqua des « chambres de torture où l’on défigurait à l’acide les leaders ouvriers ». Intox. On exposa devant les caméras 19 corps, côte à côte, plus ou moins décomposés. Nouvelle intox. Ces personnes étaient mortes avant la révolution.
Pour expliquer cette désinformation à grande échelle, de nombreux observateurs et acteurs de la révolution ont accusé le KGB, la Securitate ou encore le Front de salut national Envoyé spécial de L’Événement du jeudi à Bucarest et fin connaisseur de la Roumanie qu’il couvrait déjà avant la révolution, Bernard Poulet refuse de croire en « ces théories du complot« . « Ceux qui connaissaient le pays savaient qu’il fallait se méfier de la tendance générale à l’exagération et à la paranoïa« , analyse-t-il. « Malheureusement, trop de jeunes sans expérience des régimes dictatoriaux ont été envoyés sur place. Ils sont souvent tombés dans le panneau alors que beaucoup de spécialistes ont préféré rester en France à l’approche de Noël. »
Pour le journaliste roumain Romulus Cristea, auteur de six ouvrages sur la révolution, le choc psychologique a été la principale cause de la désinformation : « les premiers témoignages relayés à l’étranger étaient ceux de Roumains affolés. À quoi avait-on affaire ? À une guerre ? Une révolution ? Très vite, à la prise de conscience que Ceauşescu était tombé et à la peur d’une répression sanglante de la Securitate, s’est ajouté le manque de sommeil, la faim, l’effet de foule. Avec tout ça, difficile de comprendre ce qui se passait. »
En avril 1990, TF1 diffusait en exclusivité les images du procès et de l’exécution des Ceauşescu. Dernier chapitre de l’une des couvertures médiatiques les plus controversées de l’histoire. « Cette révolution a suscité un véritable traumatisme au sein des médias français« , explique Jean-Yves Huchet qui déplore la mise au pilori des envoyés spéciaux de l’époque. « Les chaînes de télévision ont notamment pris conscience que la course à l’immédiateté était quelque chose de fantastique mais qu’elle pouvait aussi conduire à des dérapages considérables. Notre profession s’est donc remise en cause, parfois de manière très violente. Cela n’a pourtant pas empêché que d’autres conneries se produisent par la suite. »
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Jean-Louis Calderon, une mort tragique
Dans la nuit du 22 au 23 décembre 1989, le grand reporter français Jean-Louis Calderon mourait sous les chenilles d’un char à Bucarest. Aguerri, il couvrait la révolution roumaine pour la chaîne de télévision La Cinq. Sa disparition, à l’âge de 31 ans, suscita une vive émotion en France et en Roumanie.
Alors que, dans ce drame, la thèse de l’accident a prévalu pendant vingt ans, la justice roumaine a rouvert l’enquête début 2009. La démarche vise à vérifier les rumeurs de « meurtre par balle » qui ont couru après la mort du journaliste. Des allégations infirmées par le rapport d’autopsie rédigé à l’époque et discréditées par le parquet militaire roumain. Au total, sept reporters étrangers sont décédés pendant la révolution roumaine.
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