Cinquième et avant-dernier volet des six contes moraux de Rohmer, Le genou de Claire ( 1970 ) demeure fidèle au thème de ce cycle : l’errance amoureuse. Car si le propos central s’articule autour de la quête sentimentale, les contes s’attardent tous sur les détours vers une autre femme…
Jérôme, un attaché d’ambassade à l’approche de son mariage, vient passer ses vacances sur les bords du lac d’Annecy, lieux de son enfance. Il y retrouve une amie écrivain, Aurora, qui lui demande son aide afin d’achever son livre sur une relation entre une jeune adolescente et un homme d’âge mûr. Certain de ses sentiments envers sa fiancée, il accepte de jouer le cobaye et réussit le pari, avec tout le détachement supposé, auprès de Laura, une jeune lycéenne effrontée, admirablement interprétée par Béatrice Romand. Mais les audaces de l’adolescente se perdent vite en une indécision qu’elle travestit d’une indifférence supposée à l’égard de cet adulte séduisant qui semble lui prêter intérêt.
Coquetterie requise, atermoiements, nous sommes dans un marivaudage délicieux, à la fois léger et insolent, envisagé comme l’ébauche d’une toile de maître. C’est alors qu’apparaît Claire, une jeune fille d’une beauté sculpturale, nature lascive qui semble se contenter de l’amour maladroit et gauche de ses jeunes soupirants et se satisfaire des loisirs habituels des vacances.
Cette fois, c’est Jérôme qui propose de reporter le jeu, parce qu’il s’avoue troublé, notamment par le genou de cette jeune fille si parfaitement belle…Jérôme fait alors le pari avec Aurora de posséder symboliquement le corps de Claire, en se contentant d’une caresse sur ce pôle magnétique que représente, à ses yeux, son genou. Son ambition se satisfera de cette possession et du privilège qu’elle soit toute entière concentrée dans son désir.
Ce film est l’un de ceux que je préfère parmi l’ensemble des contes moraux. Il s’en détache par la perfection absolue de son narratif, le déploiement de l’image au service d’une pensée ramassée dans le seul regard, regard devenu acte à part entière. Car, au final, le plaisir est d’abord une attente, agrémentée du jeu subtil de la séduction.
Oui, l’attente et la convoitise peuvent être un art qui compose sa propre carte du Tendre, en complique indéfiniment les tours et les détours et comble plus complétement l’esprit que le coeur et les sens. On retrouve dans la beauté des paysages, filmée avec le même lyrisme que le genou de Claire, la subtile union des lumières : celle du lac apaisé dans son aura estivale et celle des rivages en fleurs, contrepoint évident à cette jeunesse qui s’ébat à son bord.
Enfin, on perçoit ce qui caractérise le cinéma d’Eric Rohmer : l’élégance des personnages, la splendeur d’un décor naturel et des dialogues proches de l’écrit. Quant aux acteurs, ils sont tous crédibles : Jean-Claude Brialy, magnifiquement barbu, interprète son rôle avec une sorte de jubilation ; les jeunes filles sont d’un naturel stupéfiant autant dans leurs effronteries que dans leur soudaine timidité, et Aurora Cornu pimente le sien de son accent agréablement roumain. Avec ce film, Eric Rohmer nous livre une de ses oeuvres les plus accomplies, nous proposant, à l’égal du genou de Claire, le magnétisme d’un badinage irrésistible.
Ce film fut couronné par le Prix Louis-Delluc en 1970.