Au XIXe siècle, qu’elle fût inspiratrice, amante ou maîtresse de maison, la femme ou la compagne d’un personnage célèbre se devait de se tenir derrière le grand homme, même si son apport à l’œuvre de celui-ci s’était révélé capital, même et surtout si ses goûts et ses capacités la conduisaient à vouloir mener une carrière autonome d’intellectuelle.
Aujourd’hui encore, beaucoup d’entre elles restent méconnues. Or, c’est précisément à ces femmes qu’Isabelle Delamotte s’intéresse. Déjà auteure d’un ouvrage consacré à Jeanne Rozerot qui vécut dans l’ombre de Zola, elle vient de publier Le Roman d’Athénaïs (Belfond, 417 pages, 21,50€), biographie romancée de la dernière femme de Jules Michelet.
L’historien reste souvent perplexe devant une biographie romancée ; il se demande à chaque page quelle est la part de vérité historique et celle – légitime pour un auteur de fiction – relevant de la pure imagination. Ici, la question se pose pourtant peu, car Le Roman d’Athénaïs repose sur une solide documentation, de sérieuses recherches, notamment parmi les manuscrits et correspondances des protagonistes qui forment, en quelque sorte, la colonne vertébrale du livre. Nous sommes donc bien éloignés d’un Bernard-Henri Lévy et de son « romenquête » intitulé Les derniers jours de Charles Baudelaire, florilège d’élucubrations qui consternent ou font rire les baudelairistes.
Bien sûr, on sera surpris de lire (p. 267) cette réplique de Michelet à son épouse : « Veuillot [tu sais, mon ami journaliste à L’Univers]… », car Louis Veuillot, ce papegot, chantre de l’ultramontanisme, que Barbey d’Aurevilly surnommait avec mépris « Le Sacristain » et dont la noirceur d’esprit n’avait d’égale que la laideur physique n’était en rien son ami. Dans ses articles et ses livres, il passait son temps à éreinter Michelet (presque toujours associé à Edgar Quinet) dont l’anticléricalisme affiché et le goût pour les libertés l’irritaient. Mais il s’agit là d’un détail qui ne saurait entacher la qualité de cette biographie romancée. On s’intéressera plutôt au beau portrait de femme qui nous est présenté.
Ecrite d’une plume agréable, cette biographie trace un destin, celui d’Athénaïs Mialaret (1826-1899), élevée par un père aimant, trop tôt disparu, et une mère aussi distante et glaciale que les sommets de l’Antarctique. Ayant évité in extremis de moisir au couvent pour devenir institutrice, puis préceptrice des enfants de la princesse Cantacuzène, la jeune fille conserva de sa stricte éducation religieuse provinciale, où lui furent enseignés le statut subalterne de la femme, la haine du corps et le tabou de la sexualité, une frigidité qui la poursuivit jusqu’à la fin de sa vie.
Il paraît évident que, lorsqu’elle rencontra Michelet (1798-1874) pour la première fois, elle voyait en lui un Maître. Lorsqu’elle l’épousa dans les mois qui suivirent, il ne s’agissait donc pas d’un mariage d’amour – une notion véritablement née dans la seconde moitié du XXe siècle – mais d’une union fondée sur une admiration intellectuelle et la recherche d’un père de substitution. Lui-même, veuf et père de famille, la regardait souvent comme sa fille, non sans ambigüité incestueuse toutefois. Et l’un des mérites d’Isabelle Delamotte est de nous proposer dans ce roman un portrait en creux de Jules Michelet, bien éloigné de l’image officielle que la IIIe République laissa de lui. Car, derrière l’historien tout à la fois rigoureux et lyrique dont elle explique les méthodes de travail, derrière l’homme de lettres ami des Lumières et libre-penseur adulé de son public, l’auteure nous révèle l’homme privé, passionnément amoureux d’Athénaïs (de vingt-huit ans sa cadette) pour laquelle il éprouvait un désir sexuel permanant, teinté de quelques obsessions inattendues, comme le voyeurisme ou le fétichisme des fluides corporels ; de nombreux passages de son journal intime en font foi.
Le livre retrace en outre le courageux combat que l’héroïne mena pour passer du statut de collaboratrice de l’historien à celui de naturaliste et d’écrivain, qui fut assez rude, puisque Michelet publia les premiers travaux de sa femme sous son seul nom. Il rend également hommage à la fermeté morale d’une épouse qui fut, devenue veuve, en butte aux tracasseries familiales les plus sordides ; enfin, il ne fait pas l’impasse sur la curieuse amitié amoureuse qu’elle entretint avec le jeune sculpteur Antoine Bourdelle dans ses dernières années.
On a beaucoup écrit qu’Athénaïs représentait l’archétype de la veuve abusive – cauchemar des historiens et des chercheurs. Avec honnêteté, Isabelle Delamotte ne cache pas combien, après la mort de Michelet, elle s’attacha à remanier ses manuscrits, à tailler dans les chapitres, à éliminer les propos qu’elle jugeait contraires à la bienséance, voire à antidater des événements avant de publier ses œuvres posthumes. Quelques extraits où sont présentés, en synoptique, le texte du manuscrit du journal de Michelet et la version publiée par Athénaïs demeurent assez accablants : la qualité littéraire ne gagne rien à ce travail de réécriture, véritable défi à la plus élémentaire honnêteté intellectuelle.
Sans doute l’auteure tente-t-elle, en soulignant la très ancienne habitude qu’avait le couple d’écrire dans une collaboration fusionnelle, de minimiser la portée de cette méthode hautement contestable. Elle éprouve manifestement beaucoup de sympathie pour son modèle. Et cette sympathie se transmet au lecteur qui finit par pardonner à Athénaïs.
Illustration: Jules Michelet, photographie.
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