Les langues disparaissent. Toutes? Non. Des Gaulois des temps modernes parlent un sabir francophone dans les îles du Grand Sud.
Il existerait entre 3000 et 7000 langues vivantes sur notre planète. Mais pour être franc, personne n’en sait trop rien. L’UNESCO table sur une estimation floue de 6000.
Et c’est dans les pays insulaires que l’on parle le plus de langues. Près de 980 en Papouasie Nouvelle-Guinée, 700 en Indonésie, 160 aux Philippines. Vanuatu, archipel mélanésien dans le Pacifique Sud, possède la plus forte densité linguistique: 234’000 personnes y parlent plus de 100 langues vernaculaires.
Si les langues disparaissent dans le monde, elles résistent donc plutôt bien dans les îles.
Sur les 6000 langues, plus de 3000 seraient en danger de disparition. L’UNESCO indique qu’une langue trépasse en moyenne toutes les deux semaines et que si rien n’est fait, près de 90% mourront avant la fin de ce siècle en Amérique et en Australie, et 50% ailleurs.
En France, les langues régionales ne sont pas protégées par la loi et ne possèdent pas de statut. La Constitution française reconnaît toutefois depuis 2008 que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». Celle-ci n’a pas ratifié la Charte européenne des langues régionales et minoritaires et s’est fait épingler par le Conseil économique et social des Nations Unies lui enjoignant de ratifier ladite charte.
Il y a donc dans la Gaule de Hollande, que ce soit en Bretagne, en Languedoc ou en passant par la Lorraine, des langues en sursis.
Certes, on se perd un peu dans les définitions subtiles entre langue, patois, dialecte, sabir, jargon ou idiome.
Mais il existe un petit peuple français, farouchement isolé et pas du tout arriéré, un tantinet misanthrope face aux visiteurs de passage, qui résiste à la disparition des parlers existants dans leur pays d’origine. Reclus sur des cailloux ridiculement austères, vivant en quasi autarcie sur un archipel fouetté par des vents rugissants, exilés volontaires là-bas, tout au Sud, les Taafiens ont élaboré un jargon, le « taafophone ou taafien» dont la signification reste obscure pour le locuteur hexagonal lambda.
« Les manipeurs ensouillés ramassaient des godons à Ker, non loin de Paf, quand soudain surgit un pacha effrayant les macas, les alfreds et les cracous. Un louzou réconforta le bout de bois et le bout de fer, et popchat utilisa sa zézette pour informer le disker. Celui-ci causait avec le shadock, le partex et le chaud-froid dans la discothèque, près du kéravel, à côté du totoche où buvaient le bib et la bibou »(1).
Manchot des Kerguelen. Il se dit alfred en taafien. Dans l’archipel de Cro (Crozet), il y a l’île des pingouins dont le sommet s’appelle le Mont des manchots. Or, les pingouins vivent dans l’hémisphère nord et volent…( illustration tirée de Voyage aux îles de la Désolation, Emanuel Lepage)
Si vous recevez cinq sur cinq, c’est que vous êtes allés un jour travailler trimer ou pérégriner dans les TAAF, les Terres australes et antarctiques françaises, composées de Cro, des Ker, de Ta et d’Ams (et depuis 2007 des îles Eparses). On ignore la population exacte des Taafiens, laquelle oscille entre les hivernants, les vats et quelques réus agglutinés dans des baraquements confortables mais sommaires le temps d’une saison. La plupart sont des partex et des bios, des peep-shows, des popchats et parfois un shadock qui étudient la population des plonplons, des BLO, des bonbons ou des alfreds à partir d’arbeks. Tout ce petit monde se retrouve parfois au totoche en compagnie des bouts de plomb, des bouts de fil, du géner et du gépé à picoler du louzou et se remémorant de sombres histoires du fameux branloire de Cro.
Le taafien s’est parfois enrichi de mots bretons, patrie du célèbre éponyme armoricain, Yves Joseph de Kerguelen de Kermarec, lequel découvrit l’archipel en 1722. Exemple : Keraven, la maison du vent en breton, signifie ici, dans ces îles, le dortoir des hôtes de passage.
« Ce n’est pas une langue mais un jargon », clameront les puristes, et ils auront raison. Sans grammaire distincte, la conjugaison des verbes irréguliers y est tout aussi ardue qu’à Millau ou Mont-de-Marsan. Mais le vocabulaire, assez riche et plutôt fonctionnel, cimente la petite communauté.
Eléphant de mer. En taafien, un pacha. Son petit est appelé un bonbon. (Illustration tirée du Voyage aux îles de la Désolation, Emmanuel Lepage)
Bien entendu, les sciences humaines se sont penchées sur ce phénomène. Dans un livre, l’ethnologue Alexandra Marois (2) explique le « caractère fusionnel » du taafien « qui permet aux personnes le pratiquant de formuler un nous (…).Les conditions de vie particulières sur les îles paraissent avoir favorisé l’émergence d’un jargon foisonnant, contenant des registres de langage variés, ceci malgré l’instabilité de la population ».
L’exode rural, la dislocation des liens traditionnels et la quête d’une vie meilleure constituent les trois principaux ingrédients responsables de la disparition des langues dans le monde. Cependant, l’éparpillement et l’éloignement de certaines îles ralentissent quelque peu ce phénomène difficile à enrayer, d’où cette profusion de langues uniques en Indonésie ou aux Philippines.
Toutefois, loin de leurs racines, isolés dans les brumes du Grand Sud, les Taafiens parlent un sabir commun: le leur. Ce langage fleure bon l’identité qui s’exhale de la marmite communautaire, synonyme de repli sur soi face aux visites de l’extérieur. Ils sont chez eux, dans leur territoire, voyez-vous. Cela fait penser à des copains tapant le carton dans un bistrot familier qui examinent, avec une certaine défiance et un peu de morgue, les nouveaux arrivants qui osent s’aventurer dans leur repaire. Mais on les comprend. Les Taafiens partent loin et longtemps, ils vivent en vase clos dans un univers hostile. Il leur faut des qualités psychiques et physiques suffisamment solides pour affronter la promiscuité, les longs hivers, le vent incessant, la gadoue. Ce sabir austral unit les coeurs de ces âmes esseulées.
Ceci dit, on est ravi de savoir qu’un jargon hexagonal perdure dans les grands confins du Sud.
(1 1 — Traduction : Les personnes en sortie sur le terrain, enfouies dans la boue, ramassaient des cailloux aux îles Kerguelen, non loin de Port-aux-Français, quand soudain surgit un éléphant de mer adulte qui effraya les gorfous macaroni, les manchots et les pétrels géants. Du vin rouge réconforta le menuisier et le mécanicien, et le scientifique chargé d’évaluer la population de chats utilisa sa radio portative pour informer le chef de district (des îles Kerguelen). Celui-ci causait avec le personnel du Commissariat à l’énergie atomique, le militaire et le frigoriste dans la résidence du chef de district des îles Kerguelen, près du dortoir des visiteurs, à côté du bar de Port-aux-Français où buvaient le médecin-chef et l’infirmière.
(2 2 — Les îles Kerguelen, un monde exotique sans indigène, L’Harmattan, 2003.
(3 3 — Lexique taafien. Cliquer ici.