Deux inconnus, un train, une journée ordinaire… Et si ces deux coeurs qui battent à l’unisson dès les premiers regards échangés voyaient leur vie basculer le temps de l’aventure…?
Le cinéaste Jérôme Bonnel est un jeune homme vif, souriant, un peu timide qui regarde les spectateurs avec l’air étonné de celui qui découvre qu’on peut l’aimer. Il semble incertain du chemin qu’il va prendre, de la réponse qu’il va donner, prêt à accorder en permanence à son interlocuteur la présomption qu’il a deviné juste.
Il semble, comme son film, au bord de renoncer en permanence, dans l’indécision de la minute suivante.
C’est peut-être la première fois que je ressens aussi fort au cinéma le sentiment du temps présent. Le sentiment du poids d’une contradiction permanente : parfois la légèreté d’une aile de papillon, parfois l’épaisseur d’une eau lourde qui entrave la marche.
Le temps de l’aventure, ou plutôt, l’épreuve du bonheur. Pas celui qui coule sans qu’on n’y puisse rien faire. Pas celui que Saint Augustin n’arrive pas à définir. Même pas celui de Cléo qui parle pour parler, en attendant le verdict de son corps. Mais tout justement, tout bêtement, tout simplement le temps des émotions qui s’impose du matin au soir.
Ses acteurs se situent à la fois dans le temps pressé qui les précipite vers le rendez-vous obligé et dans l’instant innocent et vierge du possible, cet instant magique qu’ils dévorent à belles dents en profitant pleinement, longuement, langoureusement du cadeau des minutes qu’ils vivent ainsi en contrebande.
Ils en ressortent pourtant quasi intacts pour revenir habiter aussi brusquement le temps contraint que leur impose la confrontation familiale, que leur dictent les mots de la vie simulée du théâtre et que leur présente la mort d’un proche auquel on vient rendre hommage, comme s’il s’agissait de soi-même.
Regarder des amis pour se souvenir…
Chaque scène reste imprévisible : prendre le train, ou non, le métro, ou non, revoir sa mère ou non, demander de l’argent à sa sœur, ou non, aimer un autre, ou non, se couler de nouveau dans les phrases écrites par Ibsen, ou non.
Imprévisible puisque le téléphone s’est tu, que les machines à sous résistent, que les prothèses techniques se sont détraquées.
Après tout, qui nous empêche de vivre ainsi, en savourant les possibles, ou non. Sans remords d’avoir profité de l’occasion, ou non. Sans montre et sans ordinateur, ou non.
Le cinéaste a choisi un couple incandescent pour incarner cette incertitude émouvante de la vie et ce couple, en effet, se regarde en permanence. Mais tous les deux nous regardent aussi comme s’ils tenaient l’émotion dans leurs mains fermées en se demandant s’ils peuvent vraiment la libérer. Juste au bord de venir nous voir pour nous demander à nous, spectateurs, s’ils peuvent ; s’ils y ont droit.
Emmanuelle Devos est faite d’une plénitude inquiète, d’un corps plein qui peut en un instant s’envoler, comme un ange qui disparaît. Elle est enceinte et on le devine. Comment fait-elle donc ? Gabriel Byrne semble revenir de très loin, les tempes grisées, les rides fatiguées, dans une longue expérience de la vie. Il vient vraiment nous rendre visite comme s’il s’était libéré seulement hier du regard cynique de gangster que lui avait imposé les frères Coen dans « Miller’s crossing ». Cela fait vingt années, pourtant.
Son regard est là en permanence. Le même. Etonnement fixe, fixe dans sa surprise, comme pris au piège. Il ne devient même probablement qu’un regard quand le corps de sa compagne d’une journée flamboie, appelle, supplie de pouvoir se rapprocher, de pouvoir l’épouser ; là, tout de suite.
« Le mal à quitter l’enfance » avoue le cinéaste.
Et sans doute cette merveilleuse qualité qu’offre le cinéma, jusqu’au moment du montage et qu’offre aussi l’écriture, jusqu’au moment de l’impression, de se lover de nouveau dans l’enfance, quand tout était encore possible, à chaque fois qu’on le souhaite ou qu’on en éprouve le besoin.
Marche avant ou marche arrière. On a le choix. Vivre la vie des autres ? On le peut. Et même, on le doit. Redevenir des étudiants. C’est possible.
Même si c’est parfois la mort d’un ami, de ce temps-là, qui permet de se revoir, qui permet à deux mondes scindés de se mêler à nouveau et à l’enchantement de revenir masqué.
Quand nous étions encore étudiants.
Quand un regard, dans la glace d’un café.
Quand un visage entre deux sièges, dans le train.
Quand un corps, qu’il faut tenir par la main pour qu’il ne tombe pas.
Quand un livre devient une offrande à deux.
Quand on a le trac d’avouer.
Jérôme Bonnell se mêle à la foule qui sort de la salle, dans une nuit de Vendredi Saint, dans une sorte de religiosité immanente de cette ville qui a grandi autour de ses églises. Des églises qui se sont tues pour quelques jours. Il ne regarde pas vraiment la ville, ma ville, mais plutôt les visages. Il croise des regards. Il semble en permanence chercher des regards.
Il nous a montré la possibilité d’une liberté, ou non.
En commençant son film derrière le rideau de la scène où va se jouer «La dame de la mer», celle qui nage sans relâche pour oublier qu’elle n’a pas su choisir, il nous donne un indice. Ibsen écrit, à chaque pièce, nos contradictions.
Hedda Gabler disait déjà : « Je veux tout savoir mais me garder pure. »
Pour aller plus loin :
- Le Temps de l’aventure sur AlloCiné