Cinéma espagnol. La sortie d’un film d’Almodovar est toujours un événement. Avec les amants passagers, Almodovar propose sa vision d’une Espagne perdue face à la crise économique qui l’étouffe, une Espagne qui ne ressemble plus à rien… Les amants passagers ou les Européens perdus!
Le film de Pedro Almodovar ne ressemble à rien et c’est un compliment.
Il ne ressemble à rien parce que l’Espagne ne ressemble plus à rien. Et que la télévision espagnole ne ressemble plus à rien – et elle n’est pas la seule. Et que les traditions familiales ne ressemblent plus à rien non plus.
Ce pays, comme d’autres pays européens tourne en rond en se demandant quand le krach final va arriver. Sans savoir dans quelle direction les politiques de droite ou de gauche mènent ses citoyens.
Ce pays, plus que tout autre pays européen, mais chacun sur le continent a su trouver sa propre lubie identitaire de la modernité en marche, a construit des maisons vides, des immeubles vides, des aéroports vides, des lignes de TGV et des autoroutes qui ne débouchent sur rien.
Ce pays sait encore qu’il possède une campagne que traversent sans cesse des pèlerins venus d’ailleurs et que des traditions y subsistent, dans des espaces secrets, mais voudrait bien les transformer en shows télévisés pour oublier son passé, définitivement.
Ce pays, en quarante années de démocratie et de développement économique, est devenu pour ses visiteurs une simple image moderne, un décor peuplé de personnages sortis des telenovelas qui dialoguent de temps à autre avec Don Quichotte et qui cherchent leur voie en ne sachant plus si leurs racines sont encore péninsulaires ou bien seulement sud-américaines.
« Les vastes espaces à l’intérieur du véritable aéroport (de La Mancha où le film se termine), déserts, fantomatiques, sont la parfaite métaphore du vol fantomatique PE 2549, un vol sans destination qui, après avoir fait vivre plusieurs vicissitudes aux personnages, les ramène dans leur présent, un présent inéluctable« , explique Pedro Almodóvar.
Le cinéaste a donc entrepris un nouveau conte moral et si le film ressemble à une pochade faite pour énerver au plus haut point les homophobes militants et les opposants au mariage homosexuel, c’est juste pour montrer que tout ce qui touche profondément la société est devenu l’objet d’un jeu, d’une caricature, d’une sorte de roue de la fortune perpétuelle mise en scène pour des spectateurs qui s’endorment dans leur canapé.
Au départ de la capitale, au départ du film, trois branquignoles s’affairent sur la piste pour tenter de mettre des bagages renversés pêle-mêle, à la suite d’une fausse manœuvre, dans les soutes d’un avion transatlantique dont un train d’atterrissage va se coincer du fait de leur inattention et de leur inexpérience. Ce sont eux en fait les vraies vedettes, les deux ex machina et ils sont joués par Antonio Banderas et Penélope Cruz, acteurs éminemment liés au parcours du cinéaste et que l’on ne reverra plus dans tout le reste du film. Personnages secondaires iconiques, vedettes mondiales laissées de côté et qui secondent le destin.
Dans la cabine, trois autres branquignoles, plus pédales que nature, vont conduire le spectacle de bout en bout, passant et repassant d’un espace à l’autre, en se cachant régulièrement derrière le rideau de scène, menant la comédie des images comme des vedettes de revues de travestis, touchant du doigt – sinon plus – des spectateurs de première classe qui incarnent les caractères de la tragédie et du mélodrame : le couple maudit, l’oracle ébahie, la belle-mère incestueuse, le vengeur masqué, le traitre cynique, le séducteur désenchanté, dialoguant par téléphone interposé, fil d’Ariane mystique, avec l’innocente trompée, l’hystérique suicidaire, la fille prostituée, l’épouse fidèle…
Tous au rapport ! Tous sur scène !
Il paraît cependant que l’on doit se plonger successivement : dans un film catastrophe de type « Crash landing », dans un conte de fées colorié par Disney, dans un suspense hitchcockien aux couleurs quasi pures et froides ou dans un délire du genre « Y a-t-il un pilote dans l’avion ? » pour arriver à bon port des absurdités maîtrisées par les premiers films du cinéaste espagnol.
Ce film fonctionne donc comme un shaker pour composer une liqueur « valencienne » dont vous devez retenir la recette : champagne-vodka-mescaline-jus d’orange. Un mélange qui délie les langues et les corps.
Il fonctionne aussi comme une essoreuse qui après avoir tourné pendant des heures pour bien faire sortir toutes les mauvaises pensées des uns et des autres, a fini par les faire déteindre les uns sur les autres, comme des vêtements aux couleurs chimiques mal fixées, au point que les bons deviennent méchants et inversement.
Et nous, finalement, devant ce pays désemparé, alors que nous attendons en regardant notre smartphone que les avions européens viennent vers nous sans faire d’effort, sommes-nous bons ou méchants ? Ou tout simplement aussi perdus que nos amis espagnols ?