Ça commence par donner le tournis. Et le mal de mer n’y est pour rien. Le Norman Asturias, navire de 186 mètres de long et 27 000 tonnes en pleine charge, n’a pas encore quitté son quai du port de Saint-Nazaire. Mais l’échelle phénoménale des forces en présence me donne le vertige. Près de 120 camions, portes containers, conduits comme des pièces de jeux de construction, embarquent. Grondements de diesel, bruits de sirènes, chocs sourds du métal. Je me dévisse la tête pour suivre le va-et-vient de ce ballet d’acier. Les opérations de chargement tournent à plein régime. Pas moi. J’étire mes doigts de pieds en éventails. Embarquer sur un navire, c’est vouloir connaître l’étirement du temps. Disposer de 24 heures en sachant qu’elles ne me seront pas volées : « En mer, tout ce qui doit arriver arrive donc on s’en fout ! » m’a dit avant de partir un ami officier de marine. Le nihilisme c’est la couleur du marin. Je ne suis pas le premier à avoir eu un coup de foudre avec l’océan. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour les lieux que pour les êtres ? L’Homme tombe amoureux souvent, mais les lieux sont plus fidèles car il y a un équilibre géographique et ils fanent beaucoup moins vite. Je ne fais pas exception.
Retour au large et cap au sud, les Asturies précisément. Le Norman Asturias symbolise un pont entre la France et l’Espagne atlantique. L’« autoroute de la mer » est le nom de cette nouvelle voie maritime. Prendre la mer pour sauver la Terre, inventer de nouvelles routes, ou plutôt reprendre celles qui ont été abandonnées, proposer une alternative au transport routier qui puisse s’inscrire dans la durée… Les premières encablures des autoroutes de la mer, depuis le port de Saint-Nazaire, sont peut-être le début d’une révolution. Avec son lot d’espoirs et de réticences, de critiques et de louanges. Le ferry qui relie le port espagnol de Gijón, n’est pas uniquement destiné aux poids-lourds qui veulent gagner du temps lors des trajets nord-sud. De nombreuses cabines sont vendues aux touristes, des Français tentés par un séjour aux Asturies, sur la côte nord de l’Espagne, ou – en sens inverse – des espagnols pour qui Saint-Nazaire est une porte idéale pour découvrir le sud de la Bretagne, la vallée de la Loire…
Sur le pont, un chauffeur portugais me confie que moins on parle et plus on vivra vieux. Grésillement des cigarettes, nous fixons l’horizon sans dire un mot de plus. Pour les autres passagers, seuls oisifs du bord, le moteur est surtout l’origine de la rassurante pulsation qui rythme le quotidien. Un quotidien fait de peu de choses. Une routine s’instaure, entre les allers-retours à la passerelle et le souper du soir aux tables de la cafétéria. Peu à peu, je découvre un vrai charme à ce voyage lent qui, paradoxalement, fait paraître la terre plus petite, tant les océans permettent de passer rapidement d’un pays à l’autre. On regarde passer les bateaux comme d’autres regardent passer les trains. On s’attarde à observer le sillage, à traquer le rayon vert, à regarder les goélands se laissant planer, ailes immobiles, dans le flux d’air créé par la courbure de l’étrave.
Premier réveil en mer. Après les grues du terminal, le large est une délivrance. Le décor se résume maintenant à deux repères et deux lignes : celle, verticale, de la passerelle de pilotage, et l’horizon immuable de l’océan. « Beau temps, mer modérée, trafic modéré », note le journal de bord. Quelques cargos au loin semblent posés sur l’horizon. On apprend à distinguer les silhouettes des porte-conteneurs, des vraquiers, des pétroliers ou les rouliers aux allures de boîtes de conserve. Le Norman Asturias est un Ro-Ro qui taille sa route à plus de 20 nœuds dans un roulis à peine perceptible.
Les passagers qui ont choisi ce mode de voyage – passionnés de marine, allergiques à l’avion ou simples quidams en quête d’une parenthèse dans la frénésie terrienne – savent généralement à quoi s’attendre. Il faut organiser sa routine m’explique un jeune retraité : « J’ai eu envie de m’offrir un beau voyage à la retraite, développe-t-il. Le voyage en cargo est une façon de se retrouver avec soi-même, de faire le point, avec les horaires des repas pour seules contraintes. Des lieux qui étaient pour moi des noms sur la carte, comme le Golfe de Gascogne ou le Détroit de Gibraltar, sont devenus une réalité. Je réalise un rêve et je ne m’ennuie pas… ». Cet homme a raison : quel meilleur moyen que le voyage et dans sa forme plus aboutie l’expatriation pour se frotter à d’autres manières de penser et de vivre ? Je n’ai pas trouvé mieux pour élargir mon horizon et bousculer le quotidien.
Pieds à terre depuis quelques heures : je ne regrette pas le déplacement. Les Asturies m’intriguaient. Cette Espagne océanique, verte et arrosée que l’on compare volontiers à la Bretagne a toujours excité ma curiosité. D’un côté la mer Cantabrique, bleue, profonde, de l’autre Los Picos d’Europa, les Pics d’Europe. C’est ici, dans ces vallées profondes où bondissent les torrents à truites, que l’Espagne est née à l’histoire. L’art préroman y essaime ses églises d’une miraculeuse pureté. Coincés entre la Galice et la Cantabrie, les Asturies sont un concentré unique de paysages verdoyants, de plages de sable et de hautes montagnes. Encore méconnue, cette province aux allures de Suisse maritime a échappé au bétonnage du tourisme de masse.
150 km à l’est à travers la géographie de la région et je découvre un ensemble de contrastes : des sommets enneigés d’un côté et de l’autre la côte escarpée qui offre des dizaines de plages et de ports protégés, ainsi que des estuaires navigables. Une légende dit qu’en fabriquant le monde, Dieu a laissé ses empreintes sur la côte des Asturies : les estuaires. Bras de mer froids qui s’enfoncent dans des montagnes couvertes de pins, d’eucalyptus, d’églises, de cimetières, de femmes vêtues de noir marchant au bord des routes. Exposées aux tempêtes, les Asturies sont hantées par les cadavres de bateaux, les histoires de naufrageurs, les légendes celtes. Le caractère de l’Asturien est trempé dans ce mélange. Sur la côte, chaque famille a ses morts en mer et ses émigrants. Sur la digue du port de Llanes, un ancien marin résume la situation: « On dit que lorsque les américains sont arrivés sur la Lune, il y avait un asturien parmi eux. Mais les tracteurs ne sont entrés ici qu’il y a dix ou quinze ans! En somme, ceux qui partent ont un siècle d’avance, et ceux qui restent, un siècle de retard ».
Que l’on soit marin où bien grimpeur, Llanes est un excellent abri dans l’attente d’une fenêtre météo. Entourée de plages de sable nichées entre des promontoires rocheux, la ville est aussi un port de pêche à la langouste qui abrite sur ses hauteurs les vestiges de fortifications médiévales. Il pleut des cordes. Pas une âme à perte de vue, seul l’océan dans sa rage et sa furie attire une poignée de touristes dans toute la ville. La mer est si coléreuse dans cette région qu’un poème dit: « Salut! Tu es à Llanes, ici, tu seras sain et sauf! » Pour les traces de la mémoire de la ville il suffit de jeter un coup d’œil au brise lame qui longe la jetée à l’entrée du port. Un paysage de gigantesques sculptures peintes par Agustín Ibarrola où l’on retrouve les principaux jalons et coutumes évoqués en couleur: le chemin de Saint Jacques, la tradition marinière, l’émigration, d’évidentes références au phénomène Indiano (les émigrés en Amérique latine revenus au pays), ou les fruits de la nature environnante.
À quelques kilomètres à l’ouest de la ville, un large promontoire sans nom, avec en forme de mâchoire ses deux plages aux extrémités, plantés comme des canines. Quand l’une est au calme, l’autre est au vent. Au-dessus, une piste à travers les ajoncs et les buissons longe des gouffres à ras d’océan, des anses désertes. Les divinités celtiques ne sont pas loin. Je suis la piste quelques kilomètres jusqu’à la ville. Dans le quartier historique où gravées sur des troncs d’arbres, des coquilles Saint-Jacques dorées accompagnent le voyageur dans sa promenade, rappelant que les Asturies se trouvent sur le chemin du célèbre pèlerinage.
Plus loin mon chemin serpente, franchit un petit col, dépasse quelques nuages éparses et se perd sur le flanc nord des montagnes, dans une sombre forêt d’eucalyptus. Cet arbre, originaire d’Australie et que l’on trouve également dans de nombreux pays d’Amérique latine, est arrivé dans la région au XIXe siècle. Ce sont les émigrés asturiens partis faire fortune sur le continent latino-américain qui l’ont ramené dans leurs bagages et planté sur leurs terres à leur retour. Je vise les sommets des Pics d’Europe situés seulement à 30 km de l’océan et dont le Torrecerredo s’élève à 2 648 m d’altitude. Pour atteindre ce décor de rêve fait de gorges creusées par des torrents et de sommets dentelés par l’érosion, je grimpe jusqu’à Bulnes à 1 611 mètres. Ce hameau montagnard inaccessible en voiture est le point de départs des ascensions environnantes et de randonnées spectaculaires. Au-dessus les nuages, la cime en forme de croc du Naranjo de Bulnes et ses parois verticales, un des sommets emblématiques de l’escalade en Espagne.
Plus bas dans la vallée je croise des ponts médiévaux en dos d’âne et des églises romanes empreinte d’une énergie poignante. Et aux quatre coins des Asturies, des hórreos, petits greniers de pierre ou de brique, montés sur pieds où les paysans entassent leurs patates, leurs oignons, leurs vivres. Protéger les récoltes de l’humidité et des rongeurs ne suffisait pas, encore fallait-il les garantir contre les forces mauvaises qui pouvaient tout gâcher.
Et la mythologie des Asturies est très riche de sorcières, gnomes et autres êtres farceurs. D’où ces signes géométriques et ces dessins symboliques, aujourd’hui très effacés, qui ornaient nombre d’hórreos. De quand date ces constructions que l’on rencontre de nos jours (il y en aurait encore plus de 20 OOO)? J’interroge un vieux couple habitant tout près d’un grenier: « il est bien plus vieux que moi! » me répond l’homme. « Toute la construction de bois est réalisée sans aucun clou, seulement avec des chevilles, ce qui en fait une construction légère et démontable. Il était donné comme dot, et si la fille se mariait en dehors du village, il était démonté et transporté près de sa nouvelle demeure » m’explique jovialement sa femme. Elle crie en parlant, comme pour dominer le vent. « Ici, dit-elle, nous aimons parler beaucoup, vite et fort! Ce n’est pas comme à New York…» Ses deux fils y travaillent dans la construction, « pour quelques pesetas ». L’un est marié à une canadienne, l’autre à une Péruvienne. Ils reviennent à Noël, tous les deux ans. Leurs parents détestent cette ville debout, où l’on se croise sans parler.
Retour vers l’ouest, larges vallées, plafond nuageux, prairies détrempées. Soudain, dans le paysage tondu, un parc d’éoliennes se dresse face à la mer. Don Quichotte des Asturies.
15 heures à Lastres. Orné de citronniers majestueux, le village est accroché au flanc d’une falaise abrupte entre la plage et le port. Comme on déjeune tard en Espagne, j’ai largement eu le temps de dénicher une terrasse avec vue sur l’océan d’où je déguste le meilleur cidre du pays. La gentillesse et l’accueil sont sublimés par une des meilleures cuisines du pays !
Le plus fascinant, c’est cette impression de calme et de sérénité qui émane de cette province n’ayant jamais connu l’invasion. Au VIIIe siècle, le royaume des Asturies, protégé des Maures par sa chaîne de montagnes, était le dernier bastion de l’Espagne wisigothique chrétienne. C’est d’ailleurs de lui que partit en 762 la fameuse reconquête des royaumes musulmans par les souverains chrétiens qui ne s’achèvera qu’en 1492 avec la prise de Grenade[1]. Aujourd’hui, face aux dangers que le tourisme de masse et la spéculation immobilière font peser sur tout le littoral, les Asturies et ses habitants ont encore l’audace de « résister » en jouant, notamment, la carte du développement durable, comme le prouvent les 345 km de côtes quasi intactes et les différents sites protégés qui couvrent 30 % de son territoire. Puisse l’Espagne, suivant cet exemple marginal, entreprendre très vite la Reconquista de ses paysages, de ses villages et de ses côtes!
Un café fort, une poignée de sable dans la poche, un bouquet d’embruns sur les lèvres. Au bout de la jetée, un navire, le Norman Asturias, m’attend pour une traversée retour vers la terre bretonne.
La Reconquista
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