L’Université Charles est un des hauts lieux de la culture praguoise et avec la Jagellon de Cracovie un des symboles de la dissidence en Europe de l’ Est.
Les deux universités furent des centres de résistance durant l’ère communiste et l’ancienneté de leur tradition humaniste leur fit livrer une bataille inégale mais finalement victorieuse contre l’ autoritarisme des dirigeants pro-soviétiques.
En 1935, Edmund Husserl, privé d’enseignement en Allemagne du fait de ses origines juives vient à Prague donner une conférence à l’ occasion de laquelle il prononce des paroles qui aujourd’hui encore résonnent avec justesse et avaient en cette époque des tonalités prophétiques, craignant la victoire de la barbarie .
«L’ Europe est menacée par la lassitude»
Lassitude d’elle-même et de ses valeurs , de son mode de pensée.
Ces mots allaient avoir une porté exceptionnelle dans l’ esprit de nombreux intellectuels tchèques et il est impossible d’ ignorer la figure de jan Patocka lorsque l’on évoque la descendance spirituelle et morale de Husserl à Prague.
La mythologie de la dissidence est désormais un pan de notre imaginaire politique et les salles de cours qui accueillaient clandestinement les philosophes contestataires font partie désormais d’ une imagerie profondément ancrée dans le récit de la fin de la guerre froide et les prémices de la chute du mur de Berlin.
En grimpant dans la tour du château qui domine Prague sur la rive gauche de la Vltava et permet d’observer la ville, une exposition nous rappelle les années sombres de la police politique et de la surveillance généralisée de la population.
Depuis le sommet, un poste d’observation permettait de repérer les activités suspectes , des appareils de mise sur écoute , des landaus munis d’ appareil photos montrent les moyens utilisés par le pouvoir pour espionner son propre peuple.
La Police tchèque fut l’une des plus strictes d’ Europe de l’ Est et n’eut pas grand chose à envier dans la culture de la délation et de la manipulation.à sa voisine plus célèbre: la Stasi.
Patocka fut ainsi victime d’ un harcèlement continu et d’interrogatoires à la fin desquels il ressortait épuisé. Après l’ un d’ entre eux poussé à bout , Il s’ effondra,Victime d’un arrêt cardiaque.
Paul Ricoeur écrivit le lendemain que Patocka fut littéralement mis à mort par le pouvoir.
Une foule de 1000 personnes environ se pressa à son enterrement malgré la présence de mouchards qui surveillaient les alentours et notaient le visage des participants.
Vaclav Havel , élève de Patocka, suivait le convoi funèbre, il avait demandé à son maître de devenir le porte-parole de la charte 77 qui regroupait les intellectuels contestataires et affirmait la nécessité de réformes démocratiques près de 10 ans après le printemps de Prague.
Patocka symbolise à lui seul la survivance de l’ idée démocratique dans la défunte tchécoslovaquie, il est comme le trait d’union mystérieux d’une nation qui fit plus que toute autre dans l’ histoire appel à des intellectuels pour la gouverner depuis le premier président Masaryk, philosophe jusqu’ à Havel le poète et dramaturge.
Patocka consacra de nombreuses études à Masaryk, sa personne et sa pensée. Il souligna en particulier le combat de Masaryk contre l’ antisémitisme. Père spirituel de Havel, Patocka est certainement la grande figure de référence de la dissidence en Europe centrale et se présente comme le symbole absolu de ce mouvement et de sa martyrologie.
La dissidence selon Patocka permet de remettre en place certaines idées reçues sur le phénomène dont la nature a suscité des raccourcis et des interprétations faussées.
N’en déplaise aux nostalgiques du folklore des démocraties populaires et aux thuriféraires de la révolution libérale , la dissidence intellectuelle fut un phénomène pluriel qui concerna cependant majoritairement des démocrates de gauche comme Czeslaw Milosz, Zygmunt Bauman et Geremek en Pologne, Patocka, Ivan Klima en république tchèque,Istvan Bibo en Hongrie. Elle s’appuya certes parfois sur des forces conservatrices comme l’ Eglise, mais une autre donnée de la dissidence est l’ adoption d’une vision sécularisée de l’ idéal chrétien, dont on pourrait dire qu’il se fonde sur l’irréductibilité de la Personne humaine et sur sa dimension à la fois intérieure et extérieure , spirituelle et sociale. On pourrait résumer l’élan de la dissidence comme un personnalisme Laïque.
La dissidence conservatrice de Soljenitsyne, qui demeure importante historiquement ,n’est qu’un cas particulier très ancré dans la tradition intellectuelle russe, celle des crises de réaction de Dostoievski face à la modernité.
La volonté des dissidents ne fut jamais d’instaurer une restauration de l’ordre ancien mais bien de créer un modèle démocratique nouveau qui s’écarte de l’autocratie et de la bureaucratie sans s’adonner au consumérisme irraisonné de l’ Occident.
C’est là certainement un point de rencontre avec les dissidents russes , la critique du stalinisme ne fut jamais une soumission pure et simple aux logiques du capitalisme occidental mais plutôt un combat contre les formes de déshumanisation qui peuvent dominer le monde contemporain.
La dissidence fut un élan spirituel de l’ ordre de ce que Péguy appelait la mystique lors de l’affaire Dreyfus, c’est à dire un combat politique et éthique qui sollicite le sujet et sa conscience morale face à l’ appareil d’ état et à sa raison qui justifie tout au nom d’une logique supérieure.
Le mot d’ordre de la dissidence fut en fait le renoncement à Hegel, le renoncement à l’idée que les injustices de l’ histoire en constituaient le revers inévitable dans la marche vers le progrès.
Hegel parlait de ces cohortes d’ anonymes sacrifiées à la nécessité de la Raison comme des formes blanches de l’ histoire.
La dissidence fut un combat contre la subrogation de la conscience du sujet à la nécessité d’un processus abstrait qui l’ aurait surdéterminé.
Elle fut une tentative pour donner un visage à ces formes blanches et anonymes.Un geste qui tient aussi de l’ homme debout face à la transcendance qu’évoque Martin Buber, un événement qui déchire le cours linéaire de l’ histoire pour se placer dans l’ atemporalité de l’ éthique.
A ce titre, certaines figures s’interrogèrent courageusement sur la responsabilité inhérente à leur société dans le développement de régimes totalitaires.
L’ attitude de la population pendant la guerre envers les juifs est un thème récurrent de la pensée de la dissidence et elle nourrit la critique des systèmes totalitaires vus comme des systèmes de mobilisation vers un ennemi intérieur ou extérieur .
Conception schmittienne de la politique s’il en est que cette volonté d’ établir un nomos et de fonder le concept de politique sur l’identification de l’ ennemi.
Comme un signe , l’un des cours clandestins les plus fameux de Patocka s’appelle « Platon et l’ Europe » ,un Platon qui poursuit le rêve du philosophe-roi, si ce n’est au moins du roi qui gouverne selon les principes de la philosophie , Platon c’ est aussi le penseur pour le quel le Bien est au sommet de la hiérarchie des Idées, l’ Ethique est donc la forme ultime de l’ Ontologique.
L’ identité de l’ Europe pourrait donc être avec ses dangers et sa grandeur d’être la civilisation où la politique et la métaphysique sont le plus imbriquées, où l’ éthique n’est pas délié d’une méditation sur l’ être. N’est ce pas finalement le message ultime de Husserl dans la Krisis ?
Le texte de Patocka montre que le geste de Platon, est fondateur d’un certain rapport ternaire entre le sujet, l’ éthique et l’ontologique propre au sujet européen.
Quelques années avant la chute du mur, en 1982, Jacques Derrida, dont on ne connaît que la fameuse déconstruction et dont on a oublié qu’il fut, au début de sa carrièr,e un des plus grands et des meilleurs commentateurs de Husserl,se rend à Prague pour soutenir ces intellectuels dissidents.
La police tchèque montera «un chantier» en introduisant de la drogue dans un de ses sacs et en l’interpellant pour le retenir en prison.
Seule l’ intervention de françois Mitterrand pourra le faire sortir des geôles pragoises.
Derrida à Prague c’est aussi une figure de la rencontre à distance de Kafka et du maharal, Derrida victime de la censure du régime revit en effet à travers l’accusation qu’il subit le destin de joseph K , celui d’une procédure sans délit, d’un appareil judiciaire sans coupable qui tourne à vide et finit par croire à son mensonge et à faire une vérité d’une fable.
C’est également la rencontre de questionnements sur l’ écriture et l’ origine , la légende du maharal de Prague est aussi un témoignage du pouvoir double de l’ écriture dont Derrida nous a souligné qu’il ne cesse de hanter la pensée occidentale depuis Platon.
Derrida raconte ainsi dans un texte parmi ses plus remarquables, «la pharmacie de Platon» l’ antique méfiance des tenants du Logos au regard de l’ écriture et de son double pouvoir de pharmakon : en grec remède mais aussi poison.
Remède à l’oubli mais poison de la mémoire , manifestation de l’ esprit mais inscription de celui-ci dans la matérialité de l’ écriture ,force et violence de l’ écriture qui lorsqu’elle net regardée de manière univoque force le regard vers l’unicité du sens , le monolithique .
L’écriture comme force de vie et de vérité mais aussi de dépérissement et de mort c’est aussi le sens de la légende du Golem, le aleph par lequel commence le mot vérité, mais l’ écriture peut se retrancher et devenir force mortelle par ce qu’elle est aussi trace et témoignage et fige la réalité.
Si l’ écriture se fait monolithique , si elle n’est pas alimentée de la force du commentaire et de l’interprétation, elle se fait totalitaire.
On peut d’ailleurs définir judaïsme et christianisme comme deux façons de penser le rapport entre le logos et l’ écriture
dans un cas le Logos se fait chair, dans l’ autre c’est la chair qui se fait Logos c’est le rythme même de la discussion , le mahloquet , le questionnement permanent, l’entretien infini de Maurice Blanchot.
le rapport platonicien à l’ écriture ,c’est la soumission de l’ exégèse à la théologie , alors que dans le judaïsme c’est la théologie qui est soumise à l’exégèse décrit un rapport d’inversion complexe du logos et de la graphie, de la Trace et de la Parole.
Les figures de Kafka , du Maharal et de Husserl semblent réunies dans l’ épisode de Derrida à Prague , comme condensées freudiennement dans un rêve dont les clés de l’interprétation seraient cachés dans les vieilles pierres de la ville.
Prague sortie du sommeil de la dictature et de la couleur grise que répandait uniformément le soviétisme redevient à nouveau la capitale où se révèle mieux que nulle part ailleurs le pouvoir magique de l’ écriture et de l’imaginaire , cette capacité de création ex nihilo qui fait de chaque histoire écrite ,y compris la plus banale, un recommencement toujours neuf de la Genèse, un recommencement d’un monde qui est recommencement du monde, trouve à Prague son expression dans des univers alternatifs et des réalités où le surnaturel rôde.
Il arriva également à cette époque qu’elle se fasse vérité «emet» comme sur le front du Golem, et c’est le privilège de ces enfants praguois de Husserl que d’avoir porté par leurs protestation,s cette exigence de lucidité et de liberté dont leur ville depuis le printemps 1968 était devenue le symbole.
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