Une île inaccessible. Deux frères Stoltenhoff, Prussiens naïfs, espérant y découvrir l’eldorado. Ici vous est contée l’aventure absurde de deux colons pathétiques.
D’abord, il y a cette île « Inaccessible »
Rien que son nom sent le lointain, le frisson, le cul-de-sac. Située à quarante kilomètres de Tristan da Cunha, en plein milieu de l’Atlantique sud, elle constitue la partie émergée d’un volcan éteint. Fouettée par des vents démesurés, cernée par des falaises absurdes qui empêchent toute incursion à l’intérieur, régulièrement battue par des pluies diluviennes, il y est quasiment impossible d’y accoster, d’y vivre dans des conditions décentes. Inutile de dire qu’y survivre tient du prodige.
L’île Inaccessible fait partie du groupe de Tristan da Cunha, situé dans l’Atlantique Sud.
Ensuite, il y a les frères Gustav et Friedrich Stoltenhoff, deux aventuriers gentillets mais naïfs, probablement nourris aux concepts d’utopie et de naturalisme qui faisaient les gorges chaudes des intellectuels de salon de Berlin et de Cologne.
On ne sait presque rien de ces deux-là. Originaires de Prusse orientale, après avoir combattu dans l’armée prussienne, ils se retrouvent débarqués sur l’île Inaccessible, un matin d’octobre 1871. Le capitaine du Themis, un baleinier américain en quête d’huile de phoque et de cétacés, les abandonne là — de leur plein gré — avec du tabac, du porc et des biscuits, un fusil, quelques munitions et une chaloupe. Cette dernière devrait leur permettre de gagner Tristan da Cunha et ses 20 habitants. Le capitaine leur promet de revenir dans trois mois.
Pleins d’espoir, convaincus d’avoir trouvé l’eldorado, les deux frangins accostent sur l’unique plage de galets. Marins expérimentés, ils n’ont en revanche aucune connaissance survivaliste sur une île hostile. Leur projet ? Tuer des phoques en grande quantité, en extraire l’huile, la vendre et faire fortune. À cette époque, l’huile de phoque sert à tout : confection de médicaments et de cosmétiques, combustible pour les lampes des intérieurs et les candélabres des cités industrielles, graisse pour les essieux des voitures et des locomotives.
L’île Inaccessible. Probablement découverte par les Hollandais en 1652. En 1778, le Capitaine Etcheverry de l’Etoile du Matin, renonça à mettre le pied sur l’île, jugeant son accès trop périlleux et la nommant ainsi « Île Inaccessible » (Photo John Ekwall).
Toutefois, Gustav et Friedrich ont oublié deux composantes essentielles à tout projet économique: le bon sens et l’étude de faisabilité. Ils déchantent rapidement. Très vite, ils perdent la chaloupe, fracassée contre les rochers par une houle perfide. Les cochons et les chèvres, censés vivre sur l’île, sont invisibles. Les falaises empêchent l’exploration et la chasse. Impossible de faire pousser le moindre petit légume. Coincés sur Salt beach, l’eldorado se transforme en enfer. Le vent, la pluie, le froid les rendent vite frissonnants, malingres et malades.
Au bout de trois mois, il faut se rendre à l’évidence : le baleinier les a oubliés. Les insulaires de Tristan da Cunha les ont oubliés. Ils se nourrissent d’œufs de manchots, boivent l’eau de pluie. Ils sont seuls, naufragés volontaires et ridicules, se maudissant l’un l’autre leur naïveté et leur négligence.
Ils demeureront deux ans prisonniers sur l’île. Loqueteux, affamés, transis de froid. De leur plage, ils aperçoivent parfois des bateaux, des baleiniers et des schooners passer au large. Les cartes marines indiquent que les récifs entourant cette île inaccessible sont traîtres, les capitaines l’évitent soigneusement.
La suite est racontée deux ans plus tard par Joseph Matkin. L’existence de cet assistant steward du HMS Challenger qui s’occupe des stocks de nourriture, subalterne dans la pyramide de la hiérarchie, aurait dû rester dans l’ombre. Sauf que Joseph écrit sur tout, tout le temps. (1)
Joseph Matkin
16 octobre 1873: « Nous mirent l’ancre ce matin non loin de cette île sauvage, et dans une petite anse de 180 mètres de long, nous vîmes la hutte de deux Allemands. (…). Ils nous dirent qu’ils avaient vécu deux ans sur cette île dans des conditions épouvantables et sans aucun moyen d’y échapper. Après avoir écouté leur histoire, le capitaine leur donna quelques vêtements, les leurs étant déchirés et ils n’avaient plus de chaussures, ni de sous-vêtements. Ils sont frères, des marins prussiens, parlent un excellent anglais et semblent être très intelligents ».
Les frères Gustav et Friedrich Stoltenhoff se rendent compte que de la plage où ils vivent, il est impossible d’accéder au centre de l’île.
« Ils nagèrent autour de l’île espérant trouver une voie d’accès vers le centre de l’île. Ils la trouvèrent enfin et réussirent à atteindre les hauteurs, couverte d’une végétation intense. Ils comprennent que des cochons sauvages d’une grande férocité leur interdisent d’y rester. Ils capturent des petits cochons qu’ils ramènent à la nage sur leur plage, construisirent un petit enclos. Grâce à cela, ils réussissent à survivre. Mais de temps en temps, ils devaient remonter et tuer des cochons sauvages ».
« La nuit dernière, ils virent la vapeur du navire, virent ce matin que celui-ci s’appelait le HMS Challenger, et ceci est la conclusion de l’histoire des Gustav et Friedrich Stoltenhoff ».
Ils furent débarqués au Cap. On n’entendit plus jamais parler de nos deux piteux frères.
Mais la géographie est magnanime et pétrie parfois de remords. A quelques encablures de l’île Nightingale, elle donna le nom d’île Stoltenhoff à un îlot encore plus petit, encore plus inhospitalier, inutilement absurde et tout aussi invraisemblable que l’île Inaccessible.
L’île de Stoltenhoff, à gauche. Photo Peter Baldwin.
1) Voir ici le compte-rendu complet de Joseph Matkin sur le sauvetage des frères Stoltenhoff.