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Les Mille et une nuits: Ces Islamistes qui veulent “voiler” une oeuvre majeure du monde musulman

Mille et une nuits

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Il y a des livres auxquels on donnerait volontiers le bon Dieu sans confession. Les Mille et une nuits en offrent l’exemple car le public, se fiant aux éditions expurgées et erronées qui en sont encore publiées, n’y voit souvent qu’un recueil de contes destinés à la jeunesse. Dans l’imaginaire collectif, se dessine alors l’univers fabuleux d’un Orient sage, peuplé de tapis volants, de riches caravanes, de palais mystérieux, de génies bons ou mauvais, de vizirs rusés et d’aventuriers intrépides. Chacun se souvient avoir lu dans son enfance, émerveillé, Aladin et la lampe merveilleuse, Ali Baba et les quarante voleurs ou les Aventures de Sindbad le Marin.

Les Mille et une nuits ; une œuvre littéraire considérable

Cependant, Les Mille et une nuits sont une œuvre littéraire considérable qui n’a guère à voir avec cette image d’Epinal. Ainsi, les trois titres précités – les plus lus –, loin d’appartenir au corpus original, y furent ajoutés arbitrairement. La responsabilité en revient à la première traduction française qui vit le jour entre 1704 et 1717, due au voyageur et érudit Antoine Galland. L’Europe entière s’intéressa immédiatement à ces contes orientaux et, devant le succès que chaque volume rencontra, le traducteur n’hésita pas à enrichir cette collection de récits disparates, empruntés à d’autres sources et antérieurs de plusieurs siècles (Aladin, Ali Baba, etc.). Aujourd’hui, l’on crierait légitimement à l’imposture mais, à l’époque, la rigueur scientifique obéissait à moins d’exigences et une telle méthode restait monnaie courante.

Galland ne se limita pas à « enrichir » le texte original, il l’expurgea aussi, malheureusement, comme il l’expliqua dans l’Avertissement de sa première édition, « quand la bienséance [n’avait] pas permis de s’y attacher ». La phrase pourrait sembler anodine à qui n’aurait pas lu le livre dans sa version intégrale, mais il se trouve que ce recueil de contes populaires, d’origine probablement persane, voire indienne, est truffé d’histoires savoureuses dont l’érotisme n’a rien d’allusif. En Orient comme en Occident, où sévissait un égal puritanisme religieux, Les Mille et une nuits ne furent donc traduites et publiées, jusqu’à la fin du XXe siècle, que dans des versions dépouillées de leur contenu réel, le respect de la « bienséance » l’emportant sur la vérité de l’œuvre et l’honnêteté intellectuelle la plus élémentaire. Evoquant la traduction anglaise d’Edward William Lane (1838-1840), Jorge Luis Borges écrira d’ailleurs : « Il suffit de la plus furtive et indirecte allusion charnelle pour que Lane oublie toute droiture et multiplie les entorses à la vérité et les omissions. » Bienséance, que de crimes n’a-t-on pas commis en ton nom !

Il faut avouer que ces Mille et une Nuits véhiculent, au-delà de récits d’aventures, un hédonisme joyeux, ludique, raffiné, fondé sur un érotisme librement consenti et un plaisir dénué de toute culpabilité – un « érotisme solaire », aurait pu dire Michel Onfray. La cohabitation, dans les textes, de cet hédonisme et de fréquentes références à la religion musulmane montre combien, à l’époque où les Nuits furent écrites ou transcrites d’après la tradition orale, la liberté de ton et d’opinion était communément admise (cette liberté – ce n’est pas un hasard – correspond à l’ère où la culture arabo-persane fut la plus florissante et la plus rayonnante). Ainsi, dès le premier chapitre, intitulé « La Tisserande de la nuit », le lecteur assiste à ce que nous appellerions, dans la langue contemporaine, une « partouze », à laquelle s’ajoute une part de voyeurisme :

« Chahzamane observa à loisir le cortège sans que les femmes eussent décelé sa présence à la fenêtre. Elles avaient l’air de se promener, et furent bientôt rendues au pied des murs du palais où il se trouvait. […] Arrivées sous ces murs, toutes quittèrent leurs vêtements, et dix d’entre les suivantes apparurent comme dix esclaves noirs du sexe fort… qui ne tardèrent pas à se mêler aux dix dames de compagnie.

Mas’oud ! Ȏ Mas’oud ! cria la reine.

Un autre esclave noir sauta alors d’un arbre jusqu’à terre et la rejoignit en un instant. Il mit en l’air les jambes de la dame, se glissa entre ses cuisses et entra en elle. Ainsi les dix tombèrent-ils sur les dix tandis que Mas’oud, de son côté, tombait sur la dame. Et ils ne cessèrent de se livrer à leurs ébats jusqu’au milieu de la nuit. »

On pourrait multiplier les exemples à l’envie. Naturellement, ce livre n’est pas qu’érotique ; au fil des chapitres, le lecteur découvrira, outre une sensualité omniprésente, d’autres aspects intéressants, toujours d’une grande richesse littéraire. Ce n’est pas un hasard si des aventures et des détails contenus dans les Nuits servirent de sources d’inspiration à des écrivains contemporains. On trouve dans Le pêcheur et le djinn, un passage où un roi, encouragé par le propriétaire d’un livre, humecte son doigt pour en tourner les pages empoisonnées et meurt – un épisode qu’Umberto Ecco transposera dans son roman, Le Nom de la rose. Dans Le Portefaix et les dames, on tombe sur ces vers : « beauté qui réjouit le cœur, si parfaite / qu’à sa vue l’aube pâlit de jalousie », vers qui ne sont pas sans rappeler le célèbre alexandrin du Condamné à mort de Jean Genet : « Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour. »

Les qualités littéraires des Mille et une nuits ne soulèvent aucune contestation. Elles appartiennent au patrimoine de l’humanité, au même titre que les œuvres d’Homère, Cervantès, Dante, Shakespeare ou Chateaubriand. Elles constituent également l’un des plus élégants fleurons de la culture arabo-persane, auquel chacun devrait avoir libre accès.

A ce titre, un département du ministère de la Culture égyptien vient d’en publier une nouvelle édition. Mais, comme on pouvait le craindre, celle-ci n’eut pas l’heur de plaire à quelques intégristes islamiques. Regroupés sous la bannière « Avocats sans restrictions » (quel comble du paradoxe que le nom de cette ONG !), ces derniers viennent de demander à la Justice égyptienne la saisie de l’ouvrage et la condamnation des éditeurs pour violation de l’article 178 du Code pénal local punissant de deux ans de prison les « offenses à la décence publique ». A leurs yeux, les passages érotiques des Mille et une nuits seraient de nature à « encourager au vice et au péché ». Le sexe, c’est bien connu, a toujours constitué la principale, sinon l’unique source de prétendu vice pour les obscurantistes religieux, toutes obédiences confondues. Ainsi, plusieurs articles, dans ces colonnes, ont déjà rendu compte de multiples tentatives de censure visant des artistes, de la part de mouvements chrétiens intégristes français. Cette attitude trahit d’abord cette manie qu’ont les censeurs de prendre le public pour un imbécile, infantile et incapable de raisonner par lui-même. Elle démontre aussi la fragilité des convictions de religieux supposés fervents, lesquels semblent craindre qu’une simple œuvre puisse faire vaciller les fondements de leurs croyances.

Il convient de préciser que le droit égyptien, comme celui de notre pays, en permettant au moindre groupuscule d’ester en justice sous des prétextes souvent fallacieux (l’atteinte à la morale dans le premier cas, la protection des mineurs dans l’autre) au lieu de ne réserver cette initiative qu’au Ministère public, permet tous les abus. Dans l’affaire des Mille et une nuits, les intellectuels égyptiens, conscients que cette plainte cache en fait une volonté d’intimidation à leur égard, ont courageusement décidé de contre-attaquer en portant plainte pour action contre le patrimoine. Pour les Islamistes, les enjeux, on le comprend, sont autant culturels que politiques. Le procès qu’ils intentent n’est qu’un prétexte destiné à tester la société dans laquelle ils vivent et qu’ils voudraient régenter. De ce point de vue, la décision des juges aura une portée hautement symbolique. Il s’agira, non seulement de dire le droit, mais encore de choisir entre un patrimoine culturel indéniable et la vision archaïque d’une poignée d’activistes.

Au lecteur qui serait intéressé de mieux connaître Les Mille et une nuits dans une version non expurgée, je conseillerai volontiers deux éditions récentes : celle traduite par Jamel-Eddine Bencheikh publiée chez Gallimard dans la collection de « La Pléiade » et une autre, traduite par René R. Khawam chez Phébus, collection « Libretto ».


Illustrations : Les Mille et une nuits, illustration persane de Sani ol-Molk – Les Mille et une nuits, photo extraite du film de Pier Paolo Pasolini – Gravure d’Arthur Boyd Houghton.

Thierry Savatier

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