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Les recettes de l’oncle Chambolle : La bisque d’écrevisses d’Annibal Gantez

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Annibal Gantez pousse un soupir d’aise. Certes, en ce début d’été, le royaume est loin d’être paisible. Messieurs les Princes frondent en Guyenne  la Régente et  le Mazarin. Heureusement Bordeaux est bien loin d’Auxerre. En Basse Bourgogne, si les uns tiennent pour Condé et les autres pour l’Eminentissime, on se contente de lire pamphlets et  satires et de s’en amuser entre amis.  Annibal sourit. Lui aussi, à l’occasion, il lui est arrivé de moquer de L’Espagnole et son Italien, mais c’était à la discrète avec des amis sûrs.

Il a eu tout le temps d’apprendre le prix de la prudence quand, pauvre musicien vicariant, il errait de cathédrale en château à la recherche d’une place dans la maîtrise d’un chapitre ou dans la chapelle d’un grand seigneur.

Grâce au ciel, tout cela  est fini et bien fini . Le voilà, désormais, prieur de la Madeleine en Provance, chanoine semi-prébendé et, surtout, Maistre des Enfants de Chœur et de la Musique de l’insigne cathédrale Saint Etienne d’Auxerre. Auxerre dont les coteaux portent de si bons vins !

Justement, ce soir, Annibal s’apprête à goûter l’un des meilleurs crus de Saint Bris. Anthelme Boisot, le père d’Hugues, un des chanteurs de sa maîtrise, lui en a fait porter un quartaut à l’occasion de sa fête. Car il y a un saint Annibal. En revenant de Rome, son ami, le chanoine Nicolas Housset, Sous Chantre de la cathédrale, a rapporté une relique de ce martyr des premiers temps, dûment authentifié par un bref scellé du propre sceaux de notre Très Saint Père, le Pape Innocent X. Pour fêter l’événement Annibal a invité son confrère à partager le dîner que Marthon sa très canonique et très habile cuisinière achève de préparer dans la cuisine. Rien que de simple d’ailleurs, Annibal n’aime pas ces festins où il vous faut choisir entre cinq potages, huit relevés et dix rôtis et où l’on met si longtemps à servir que l’on mange froid et que l’on boit tiède ce qu’il juge, avec raison, contraire du bon sens.  Et puis, il se doit de faire honneur aux présents que lui ont fait ses élèves.

Braves petits ! Comme ils le connaissent bien ! Si Nicolas a pensé au vin, Edmée Beaudemont a offert des pigeonneaux, Etienne Ribolet un panier de cerises et un autre de fraises, Anthelme Brillat des fromages de son pays de Saint Florentin, Baptiste Lemarais un gigot venu tout droit de l’étal que tient son père à l’angle de la rue des Boucheries et de la rue de Paris (*) et ce garnement de Philibert Lécuyer un sac tout rempli d’écrevisses qu’il a pêchées lui-même dans le ru de Baule. Allons, Housset ne regrettera pas leur soirée ! Justement on cogne à la porte ! C’était lui sans doute ! Exact comme toujours dès qu’il s’agit de manger un friand morceau et de boire un coup de bon vin.

Annibal tire le verrou. Mais en ouvrant la porte, il a un mouvement de recul. Son ami n’est pas seul.  Derrière lui, l’œil sombre sous sa calotte violette, il y a Sa Grâce, Monseigneur Pierre de Broc, l’évêque d’Auxerre qui n’a pourtant pas pour habitude de rendre visite à ses chanoines sans se faire annoncer.  Le sourire qui éclairait la vaste face d’Annibal s’éteint d’un coup. A en juger par la mine de l’évêque, cette visite n’annonce rien de bon.

« Mon cher fils, nous avons appris de votre ami Maître Housset que vous fêtiez aujourd’hui votre saint patron et nous sommes venus nous joindre à vous pour célébrer sa mémoire. » Pierre de Broc parle avec une onction tout ecclésiastique, hélas nuancée d’un air de menace appris de son maître, le cardinal de Richelieu et qui est cent fois plus dangereux que les jurements d’un soudard. Tout en bafouillant des remerciements, Annibal conduit les deux hommes jusqu’à la chambre où Marthon a dressé la table. Deux chandelles éclairent la nappe sur laquelle elle a disposé verres, assiettes et couverts. Quatre bouteilles, tirées du quartaut de Saint Bris, attendent dans leur cuveau d’eau fraîche. « Je constate que, comme vous l’écrivîtes dans votre Entretien des Musiciens, vous avez préparé de quoi entretenir la voix de votre chantre. Ne perdons pas de temps et mettons-nous à table. Il vient de votre cuisine des odeurs qui ne montent jamais des miennes. » La voix maintenant sinistre de Sa Grâce dément ce que ces paroles peuvent avoir d’aimable et c’est un Annibal de plus en plus inquiet qui ordonne à Marthon d’ajouter un couvert et d’apporter le potage.

En moins de temps qu’il n’en faut à un carme pour expédier un ave, la soupière est là. Une buée exquise s’en élève, suave bouquet de senteurs qui marie au sauvage des eaux vives, une chaleur pimentée tempérée d’arômes d’herbes et de racines. Du coup Monseigneur semble  se rasséréner un peu et c’est sur un ton moins inquiétant qu’après avoir renvoyé Marthon dans sa cuisine, il dit le Benedicite. Dès qu’il a terminé, Annibal saisit une louche, mais l’évêque l’arrêta d’un geste : « Voyons mon fils, pour bien dîner, il faut avoir la conscience en repos et il me semble que la vôtre est chargée d’un poids qui vous empêchera de goûter de ce potage d’écrevisses avec la sérénité qu’il mérite. » Annibal se sent pâlir pendant que Monseigneur poursuit : « Comment avez-vous pu me croire assez peu d’oreille pour ne pas reconnaître l’air d’une mazarinade dans le Kyrie de la messe que vous fites chanter dimanche passé. Eh, Monsieur ! Implorer la pitié de Notre Seigneur sur l’air de « Faut sonner le tocsin, barabin, pour pendre Mazarin » voilà qui est peu digne d’un chanoine de Saint Etienne, d’un Prieur de la Madeleine et du Maître de ma Maîtrise. » Annibal n’a pas attendu la fin de la phrase pour tomber à genoux.  Sa Grâce le toise un instant et ajoute « Relevez vous, Monsieur, et servez-nous de ce potage, pour vous je ne vous crois pas assez d’appétit pour en avaler seulement une cuiller ! » Tant bien que mal le malheureux se met en devoir d’obéir mais il tremble si fort que Monseigneur, craignant pour ses dentelles, rappelle Marthon « Servez-nous ma fille, Monsieur Housset et moi, avons un appétit de loup, malheureusement votre maître vient d’être saisi d’une petite incommodité qui l’empêchera de partager notre repas. Heureusement, ce léger malaise ne nous privera pas du plaisir de sa conversation. Il jeûnera voilà tout. C’est parfois fort bon pour la santé du corps et de l’âme. » Marthon s’exécute et, sans plus tergiverser, Sa Grâce plonge sa cuiller dans son potage lequel lui plait sans doute car il y revient et fort gaillardement.

Monseigneur est d’ailleurs en appétit. Bien secondé de Nicolas Housset qui n’ayant écrit aucun Kyrie mange avec la férocité d’un mousquetaire en campagne, il fait un sort au salmis de pigeons, expédie le meilleur du gigot, fait disparaître deux Saint Florentin et, pour finir se régale du rigodon assaisonné de fraises qui tient lieu de dessert. Il en laisse pourtant une bonne part car cet excellent pasteur professe qu’on ne doit point abuser des douceurs. Des bouteilles de Saint Bris, il ne reste que le verre et la vérité oblige à dire qu’à mesure qu’elles se sont vidées, le front de l’évêque s’est fait plus aimable et son ton moins sévère. Quand Marthon vient desservir, Monseigneur tire une pistole de sa bourse et la lui donne en lui recommandant de porter ce qui restait du festin aux Soret, une famille de pauvres vignerons qu’il assiste de ses deniers. Puis, se tournant vers Annibal qui tout morfondu d’inquiétude se demande s’il ne sera pas obligé d’abandonner prébende et maîtrise pour retrouver la misère d’une vie errante : « Ah Monsieur ! Quelle idée que cette mazarinade travestie en kyrie. Pourtant, il faut que je vous l’avoue, le tour m’a moins fâché qu’il ne m’a fait rire. En plus la transcription était des plus réussies. C’est pourquoi, comme le disait le cardinal Orsini que j’ai bien connu il peccato e grande ma vi lo perdono per l’inventione. Oui je vous le pardonne pour la trouvaille et aussi pour ce potage aux écrevisses dont je vous ai privé pour votre pénitence. Il était véritablement délicieux. Quel dommage que, tout à votre repentir, nous n’ayez pu y goûter. »

(*) aujourd’hui rue Joubert,  Quantin,  Histoire anecdotique des rues d’Auxerre

Recette de la bisque d’écrevisses d’Annibal Gantez

Ayez deux litres de bouillon de légumes que vous obtiendrez en faisant cuire, dans deux litres et demi d’eau salée et poivrée, deux poireaux, deux ou trois  carottes, deux navets et une gousse d’ail le temps d’une messe célébrée pontificalement par Monseigneur de Broc, soit deux heures.  Ayez aussi une carotte, un oignon, un bouquet garni, un demi-verre d’armagnac, deux verres de ce bon aligoté de Saint Bris, une demie livre de beurre, 150 g de riz de l’espèce arborio et une trentaine de belles écrevisses comme on en pêche jadis dans les ruisseaux de l’Auxerrois

Rincez le riz et le faire cuire une vingtaine de minutes dans les deux tiers du bouillon. Faites une mirepoix avec la carotte dont vous n’utiliserez que le rouge et l’oignon. Dans une grande sauteuse, la faire fondre très doucement avec vingt grammes de beurre. Mettez à feu vif et ajoutez les écrevisses et le bouquet garni. Dès que ces crustacés ont pris la couleur cardinalice (le vulgaire dit qu’ils sont devenus rouges) arrosez les d’armagnac et flambez, puis versez le vin blanc et cuisez pendant dix minutes.

Mélangez le riz, son bouillon de cuisson, les écrevisses avec leur carapace et leur cuisson (moins le bouquet garni) et passez les au mixer jusqu’à obtenir une pâte la plus fine possible. Passer ce mélange au tamis en vous aidant d’une cuillère de bois ou de votre pilon pour en extraite tout le suc.  Ajoutez du bouillon à la crème ainsi obtenue jusqu’à atteindre la consistance d’un velouté, finir avec une cuiller de bonne crème fraîche et la moitié d’une cuiller à café de piment d’Espelette. Faites chauffer jusqu’au frémissement. Coupez le reste du beurre en petits morceaux et l’incorporer en fouettant vivement. Servez aussitôt avec le même Saint Bris qui a servi pour la cuisson.

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