Ici, aux confins des mers, vivent des insulaires qui ne me parlent pas. Je suis venu frapper à leurs portes. Personne ne m’a ouvert. J’y découvre le temps. Je t’écris d’une île des antipodes que tu détesterais. Tu connais mon attirance pour les îles lointaines. Celles qui sentent les embruns, rythmées par les marées, isolées au milieu d’océans insensés où vivent des insulaires reclus.
Tu ne comprenais pas mon attirance pour ces oasis des mers « Il n’y a rien, là-bas. Pourquoi partir si loin pour ne rien voir? » Je répliquais « horizons lointains ».
Car j’appartiens à cette secte des adorateurs des îles isolées, ces oasis de terre, au centre de la mer, où le téléphone portable ne passe pas.
Mais aujourd’hui, je doute. Ma fascination pour ces îles recluses vacille. Je t’écris sur une table bancale balayée par les vents venus de l’Antarctique. C’est l’été austral et il fait froid. Mon aérogramme désuet pompe l’air marin. Un chien orphelin sommeille à mes pieds.
J’éclate de solitude sur cette île Chatham, à 800 kilomètres à l’est de la Nouvelle-Zélande. Pendant dix jours, les insulaires m’ont snobé, indifférents à ma présence et à mes questions. Tu avais raison: «Pourquoi aller si loin pour ne rien voir? ». Quelle amère ironie, tu ne trouves pas? Je voulais voyager jusque dans les limbes de l’hémisphère sud, dans le sillage des albatros, déterrer le rêve de l’adolescent. Voilà. C’est réussi.
C’est vrai, j’ai échangé bribes et banalités avec des anonymes. Je leur ai donné des surnoms. Il y a «Yéti, ma logeuse, énorme femme poivre et sel, des jambes grosses comme des jambons. Et puis « Dents jaunes » causant avec sa copine « Foulard mauve », qui n’en peut plus de son homme « qui pète au lit et sent le poisson ».
Ces insulaires ont perdu l’espérance; ils sont d’abord et avant tout profondément seuls, dans l’incapacité de choisir leur travail, leur conjoint, leur destin. Leur liberté se résume à ce dilemme: partir et perdre son âme, rester et écarter ses illusions.
Ils trouvent la vie rude dans les îles et dure dans les villes. Au moins, ici, ils sont chez eux, claustrés et rassurés. Ils connaissent les quatre coins de leur repaire et sa kyrielle de rituels. Avec moi, ils pratiquent le jeu du « nous » et des « autres », si fréquent dans les endroits isolés, que ce soit une île ou une vallée reculée de nos cantons.
Je suis venu frapper à leurs portes. Personne ne m’a ouvert. Les gens d’ici sont écossais de caractère: austères, courtois et indifférents; farouches aussi, à l’image du climat et du paysage.
Oui, tu détesterais Chatham. Ses plages infinies s’effilochent dans le ciel bas. Le Pacifique ne l’est pas. Des requins blancs irascibles sillonnent ses criques. Des autoroutes de barbelés dégoulinants ceinturent des prés d’herbe jaune piquetés de vaches noires. Son lagon gris s’étiole dans la brume. Je te vois froncer les sourcils: un lagon gris? Oui, à Chatham, le lagon est gris.
Alors, je ravale mon orgueil et je t’avoue que ma Foi d’adorateur des îles isolées est ébranlée. « Qu’est-ce que je fiche ici? ». Faute d’interlocuteur, j’ai sans cesse posé cette question à mon jumeau dans le rétroviseur et dans le miroir de la salle de bain.
J’ai douté, c’est vrai. Pourtant, je suis heureux d’être dans cette île des confins. Le voyage est un exil provisoire généreux. Faute de gens à qui parler, il m’a donné le Temps.
Le chien s’ennuie. Je vais aller marcher sur la plage vide.
Hormis penser à tous ceux que j’aime, je n’ai que ça à faire, marcher sur une plage vide.
J’ai tout le temps.