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« L’insaisissable surface » du Liban

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Ainsi en est-il du Liban où un couple vient enfin d’obtenir la reconnaissance du mariage civil, à la faveur d’un texte de loi datant du mandat français. Cette décision historique, intervenue au grand dam de tous les chefs religieux locaux, mais saluée par le Président Michel Sleimane, semble bien constituer la première étape vers le long chemin conduisant à un Etat laïc, dans un pays profondément meurtri par les conflits confessionnels.

Ceux-ci, renforcés depuis le début des événements de Syrie, inquiètent légitimement la population ; leurs répercutions, parfois sanglantes, s’étendent bien au-delà de la zone frontalière libano-syrienne pour infecter les grandes villes. Cette atmosphère d’insécurité permanente, dont chacun sait qu’elle peut se transformer en situation explosive à tout moment, est particulièrement ressentie par les artistes dont le travail traduit une réflexion, tant sur le passé – un travail de mémoire que les politiques ont toujours souhaité éviter – que sur le présent, voire, naturellement, sur les perspectives, menaçantes ou non, de l’avenir.

Ce travail était au cœur d’une exposition intitulée L’Insondable surface, accueillie par l’Institut français du Liban en avril et mai dernier. Onze artistes, réunis par Saleh Barakat (de la galerie Agial), y exposaient leurs œuvres autour du thème de la construction et de la déconstruction, avec pour théâtre le tissu urbain, dont la surface se modifie sans cesse. Il est vrai que le Liban et Beyrouth en particulier connaissent de constantes mutations. Des rues et des immeubles portent les stigmates des conflits passés, d’autres, détruits, font place à de nouvelles constructions dont on ignore combien de temps elles resteront intactes. Comme avait su l’exprimer Zeina Assi dans ses toiles, et comme le découvrent toujours les archéologues à l’occasion de fouilles, Beyrouth se présente depuis sa création comme une sorte de millefeuille, une nouvelle strate venant se superposer aux déchirures laissées par la précédente ; la surface d’aujourd’hui étant destinée à être recouverte, à plus ou moins long terme, par une nouvelle couche, moins née d’une quête de modernité que de drames humains. En résulte, comme le souligne Saleh Barakat, « une surface de plus en plus poreuse, complexe et fragmentée. »

Deux photographies de Fouad El Khoury, issues de sa série « Guerre civile », représentant des immeubles effondrés, illustrent ce constat, comme les six impressions numériques de Bernard Khoury intitulées « Cicatrices évolutives », autour de la destruction de ruines urbaines. La représentation par Oussama Baalbaki, dans une monochromie inquiétante et glaçante, d’une voiture brûlée (« Sans titre », acrylique sur toile, 2012) y contribue également, ainsi que « Remaking the city », série de 64 photographies formant une installation murale de Randa Mirza et la « Vidéo pour la fin du temps », de Roy Samaha.

Plus allusives peut-être, mais puissantes en symboles, deux toiles d’inspiration expressionniste de Nadia Safieddine (« Bourbier ») et de Marwan Sahramani (« The Grand Candidate ») portent un regard critique sur la situation libanaise alors qu’une installation de 16 acryliques de Tagreed Darghouth, « L’Abîme appelle l’abîme » témoigne d’un très intéressant travail de recherche sur la thématique du cratère, qui rejoint une série précédente, dédiée aux champignons atomiques.

On pouvait encore noter, dans cette exposition, une belle toile d’Ayman Baalbaki, « Ça suffit ! », de la série « Tammouz », très représentative de cet artiste talentueux, qui, avec ce groupe d’immeubles dévastés, résume à elle seule le thème proposé.

Etait également exposée une belle installation de parpaings de Omar Fakhoury, intitulée « 1507,5 », par allusion (ironique) au taux de change fixe – « momifié », dit l’artiste – de la Livre libanaise par rapport au Dollar américain, taux sacralisé depuis 1998 et, naturellement, peu en phase avec la réalité économique et sociale du pays. Enfin, on pouvait remarquer une sculpture de bronze, « Une main seule ne peut applaudir » (texte d’un proverbe libanais) de Mohamad Said Baalbaki. Comme l’indique l’artiste, « Durant la guerre civile libanaise, le monument de Mazzacurati [statue édifiée en 1965 sur la célèbre place des Martyrs de Beyrouth, n.d.l.a.] a été gravement endommagé, et a perdu l’une de ses mains. Il a été nettoyé dans les laboratoires de l’Université Saint-Esprit de Kaslik ; mais les dommages de la guerre n’ont pas été réparés. Le monument a été réinstallé, sans sa main, à son emplacement d’origine en 2004. Alors que le monument de Howayeck symbolisait l’unité des Libanais, chrétiens et musulmans, bien qu’à travers la mort, la statue brisée de Mazzacurati reflète l’état de la nation libanaise après l’épreuve de la guerre civile. La main tronquée, symbolise cette statue. » On ne saurait mieux dire.

Illustrations : Fouad El Khoury, de la série « Guerre civile », photographie 90 x 90 cm, 1984, (photo © Galerie Agial) – Mohamad-Said Baalbaki, Une main seule ne peut applaudir, bronze, 2011, (photo © Rim Savatier) – Nadia Safieddine, Bourbier, huile sur toile, 250 x 200 cm, 2013 (photo © Galerie Agial) – Tagreed Darghouth, L’Abîme appelle l’abîme, acrylique sur toile, 16 x 55 x 65 cm, 2012-2013, (photo © Rim Savatier) – Oussama Baalbaki, Sans titre, acrylique sur toile, 90 x 120 cm, 2012, (photo © Galerie Agial) – Ayman Baalbaki, Ça suffit !, acrylique sur toile, 250 x 180 cm, 2012, (photo © Rim Savatier) – Omar Fakhoury, 1507.5, parpaings, 150 x 210 x 40 cm, 2013, (photo © Rim Savatier).

Thierry Savatier

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