Le premier déplacement important de l’année – cela fait plus d’un mois – a été consacré à la Roumanie. Il est en effet question de rouvrir d’ici peu le centre de ressources des itinéraires culturels à Sibiu, dans cette superbe maison baroque construite sur l’emplacement des fortifications de la ville, et devenue récemment la Casa Luxembourg, depuis que le Grand-Duché en a assuré la restauration.
Depuis l’été passé où j’étais venu donner un cours, en logeant dans une extension tout juste ouverte, je n’avais pas encore eu la possibilité de revoir les étages de la maison et surtout de séjourner dans les chambres qui ont été installées ces dernières années.
Grandes, naturelles, parfois pourvues d’un piano, certaines ayant accueilli des artistes qui y sont intervenus ou y ont disposé des tableaux ou des illustrations, elles laissent apercevoir, selon l’angle où l’on se trouve, soit la petite place, pavée de neuf depuis 2007, séparée aujourd’hui du bas de la ville par une barrière qui filtre le trafic automobile, soit le pont des mensonges où s’échangent aujourd’hui des serments d’amour qui ont quitté la pudeur d’autrefois et qui sont d’autant plus sensuels qu’il fait froid. On peut également avoir la chance de se recueillir devant la silhouette massive de l’église évangélique, vrai propriétaire de la maison, si on se trouve au dos de la place.
Je connais cette ville depuis le milieu des années quatre-vingt dix et j’ai suivi sa restauration partielle et surtout sa transformation urbaine, depuis l’année où le Ministre Caramitru avait lancé un cri d’alarme national et international.
J’aurai sans doute l’occasion de revenir sur mes différentes approches de la ville et sur les amis qui me l’ont fait découvrir. Cette fois, je l’ai revisitée par deux fois.
A l’arrivée, dans l’obligation des rendez-vous officiels, dont certains étaient pleins de charme et de surprise – je pense au dîner avec le maire de la ville et son épouse qui ont échappé à l’obligation – souhaitée sans doute par eux dans les derniers mois, mais que le résultat des élections présidentielles à mise à mal – d’aller loger à Bucarest pour y endosser les habits d’un couple de chef de gouvernement. Et avant le départ, par un froid dimanche ensoleillé, après huit heures de voies ferrées, dans le long après-midi d’un samedi serpentin, prisonnier d’un cortège mécanique qui permet de suivre les carrioles qui battent parfois le train à la course.
J’ai flâné devant les façades et dans les arrières cours, pour dénicher ce qui appartient encore au passé et pour déceler ici et là les chocs retentissants que l’on trouve toujours en Roumanie entre la modernité incertaine et la survie d’un passé fait de plusieurs niveaux de mémoire.
On y trouve toujours le niveau des richesses surprenantes et ruinées d’un Empire continental et de ses modèles architecturaux dignes d’une vraie concurrente de Vienne, puis le niveau des cours intérieures où se sont entassées les souffrances des années de dictature, voire l’occupation impatiente des entre deux de bâtiments couverts de tuiles moussues, où s’entassent les cageots et les rebuts domestiques et enfin le niveau commercial récent qui insinue partout les promotions sans fin et les offres de pacotille. J’aime pourtant tellement ces échappées croisées où le besoin de devenir capitale européenne n’a pas pour autant écrasé la puissance de la vie quotidienne, quand elle occupe chaque pouce de terrain disponible et empile les lieux de vie sans se préoccuper des archéologies savantes !
Au cours de ce voyage, je m’étais muni de l’édition en livre de poche du « Kaputt » de Curzio Malaparte. Il m’aura fallu attendre quelques mois pour m’y plonger puisque c’est l’été dernier, toujours en Roumanie, que la lecture de Kundera m’avait ramené sur la route de Malaparte dont je n’avais plus rien lu depuis des dizaines d’années.
Je n’avais pas même pensé que les chapitres d’un livre qui, comme les contes arabes, fait récit à l’intérieur même du récit, trouerait ainsi l’espace-temps de ma visite en m’absorbant dans une Roumanie où se confrontèrent Russes et Allemands, dans un récit des alliances contrariées de l’Italie de Mussolini et du Reich d’Hitler, au milieu des minuscules petites cours luxueuses et grotesques des ambassades autrichiennes, polonaises, finlandaises ou suédoises, des cercles décadents du Comte Ciano et de son épouse et des minables salons militaires où se fomentent les pogroms.
Ce livre a été écrit par un homme qui a réchappé de tout. Ce livre a été achevé dans cette curieuse maison de Capri, comme suspendue au dessus de la mer intense, où Brigitte Bardot viendra épeler les richesses de son corps à proximité de Michel Piccoli, de Jack Palance et de…Fritz Lang.
Ce livre m’a vraiment happé, m’a écrasé entre deux époques auxquelles j’ai cru un instant appartenir simultanément, même si ce sont mes parents et les parents de mes amis roumains, italiens, allemands, ukrainiens ou polonais qui sont venus s’installer tout ce temps à côté de moi. J’ai vu ; réellement vu les lacs gelés où les têtes des chevaux prisonniers semblaient des sculptures démoniaques et j’ai pleuré devant le massacre des juifs de Iasi, pillés et dépouillés dans la gelée de leurs corps accumulés.
Puis-je avouer que j’ai regardé ensuite l’Europe avec encore plus d’intensité et de curiosité ?
La cruauté froide de ce livre est effrayante, mais on se dit que le dandy qui promenait sa belle tête esseulée d’Italien en déroute, voulait certainement se suicider à petites touches, d’effroi et de cynisme.
Son livre, européen en effet par nature, a échappé à toutes les armées et à toutes les censures, caché autant par les paysans ukrainiens, que par les diplomates qui s’en partagèrent les parties, l’un Augustin de Foxà portant des chapitres vers l’Espagne, l’autre Dinu Cantemir faisant de même vers Lisbonne, et le troisième enfin, Titu Micahailescu vers Bucarest, pour les faire finalement converger vers la côte méditerranéenne où un trou de rocher les a recueillies.
« Kaputt est un livre horriblement cruel et gai. Sa gaieté cruelle est la plus extraordinaire expérience que j’ai tirée du spectacle de l’Europe au cours de ces années de guerre » écrit-il en préface.
« Kaputt », qui signifie littéralement : brisé, fini, réduit en miettes, perdu, ne saurait mieux indiquer ce que nous sommes, ce qu’est l’Europe, dorénavant : un amoncellement de débris. Qu’il soit bien entendu que je préfère cette Europe kaputt à l’Europe d’hier et à celle d’il y a vingt ans, trente ans. J’aime mieux que tout soit à refaire, que d’être obligé de tout accepter comme un héritage immuable. » ajoute l’écrivain, exactement l’année de ma naissance. Avais-je donc tout à refaire en naissant ?
Je ne peux que sourire en me demandant ce que les Roumains pensent de ce texte, devant cette ville de la Transylvanie où tout était à refaire il y a seulement dix ans, devant leur pays qui regarde venir la « Crise » comme le révélateur d’une photographie qui n’avait pas encore eu le temps d’apparaître dans le liquide où elle baigne, oubliée qu’elle était par le photographe… et qui n’ont certainement pas fini de tout refaire.
Au fait, où sommes nous, tous, sur cette photographie d’une Europe qui a vécu l’expérience de soixante-cinq ans de partages et de charcutages d’après-guerre et vingt ans de broderie réparatrice entre l’Est et l’Ouest, une Europe sans véritable Président, sinon deux, sans véritable connaissance des différences, sinon dans le monde des caricatures.
Dans une étrange conversation qui clôt le livre, l’auteur se plaint de la présence des mouches à Naples, alors qu’elles ont disparu des autres villes italiennes.
– Il n’y a plus une mouche à Milan ?
– Non, plus une seule. Nous les avons toutes tuées. C’est une question d’hygiène : on évite ainsi des maladies, des infections.
– Hé, mais à Naples aussi, nous avons bien lutté contre les mouches. Nous avons réellement fait la guerre aux mouches. Voilà trois ans que nous faisons la guerre aux mouches.
– Mais alors, comment se fait-il qu’il y ait encore tant de mouches, à Naples ?
– Eh, que voulez-vous, monsieur, ce sont les mouches qui ont gagné !
Comme Argos, où dans les mêmes années, Jean-Paul Sarte situe « Les mouches » de l’une de ses pièces de théâtre, ces insectes omniprésents, présence bourdonnante du repentir sans fin des crimes installés les uns sur les autres par les Atrides, les mouches de Malaparte n’ont pas encore fini de pondre sur les cadavres de nos guerres européennes.
Et dans la beauté nouvelle d’une maison rouge située à Sibiu, la maison rouge de Malaparte est venue se refléter comme une illusion, dans une Europe qui, chaque jour, a un peu plus besoin de se souvenir, en évitant les mouches du masochisme et du remord.
Photographies : la Casa Luxembourg, la maison de Malaparte à Capri et un passage entre deux rues à Sibiu.
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