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Littératures roumaines

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Un salon où l’on cause

Je m’étais longuement préparé pour le Salon du Livre de Paris où j’avais décidé de passer deux journées entières les 23 et 24 mars. Je savais depuis un moment que le pays invité était la Roumanie. J’avais lu attentivement le dossier coordonné par Laure Hinckel dans «Le magazine littéraire», Laure qui au titre de conseiller littéraire du CNIL fait en quelques pages une brillante synthèse de la situation d’une littérature ou plutôt même d’un tempérament littéraire exceptionnel que je n’ai pas peur de nommer national. National multilingue puisque même Herta Müller, Prix Nobel, écrivaine germanophone, fille de Waffen-SS, native du Banat participe dans sa propre chair d’une histoire compliquée où se mêlent deux totalitarismes sanglants, mais participe en même temps charnellement dans toutes ses composantes, avec ses collègues écrivains de langue roumaine ou française, aux fracas d’un pays pris en étau.

Norman Manea à gauche avec Paula Jacques.

Emission Cosmopolitaine sur France Inter

Cinq grands entretiens étaient prévus avec Gabriela Adamesteanu, Mircea Cartarescu, Ana Blandiana, Norman Manea et Andrei Plesu.

Deux d’entre eux dans cette liste ne sont pas venus : le très grand écrivain Cartarescu assez complètement traduit en français – un vrai regret – et le philosophe que j’ai aussi connu comme ministre, Andrei Plesu. Son collègue Gabriel Liiceanu, élève de Constantin Noica comme lui et grand éditeur, a participé à la même protestation contre la mainmise qui a été accomplie par le biais du Sénat depuis bientôt un an sur l’Institut Culturel Roumain, sans aucun respect de la démocratie culturelle. Mais la protestation des intellectuels roumains semble encore plus générale car la culture et le patrimoine, qui n’ont pas vraiment figuré parmi les premières préoccupations des gouvernements depuis 1989, sauf sans doute durant les cinq années où Ion Caramitru a été ministre, et ceci même quand le pays connaissait une certaine ascension économique, sont mis de côté aujourd’hui, voire même stigmatisés, comme des pratiques luxueuses un peu scandaleuses, en régime de crise.

Au fond, j’emploie le mot regret pour tous les absents parce que la parole permet de dire, tandis que l’absence n’est que la constatation d’un refus dont la nature restera bien évidemment invisible aux nombreux visiteurs du Salon pour qui la littérature roumaine est certes constituée de « Belles étrangères » pour reprendre le titre des invitations régulières du ministère de la Culture aux littératures d’autres pays, mais surtout de « Belles inconnues ».

Séance de dédicaces par Ana Blandiana

Des dizaines de débats ont eu lieu, des portraits sensibles se sont dessinés au fur et à mesure où de grands invités se sont exposés dans une arène publique. Ils ont beaucoup parlé. Ils n’avaient que peu de contradictions entre eux à exposer, comme s’ils avaient tous été lessivés par la même machine implacable. Les mots des uns ont lentement fusionné avec les mots des autres : « La dictature, c’est la mère de la métaphore » a dit l’un, tandis que l’autre ajoutait : « Nous sommes Roumains et cela prend tout notre temps ». Mais les constatations sur le passé, un passé intériorisé sur lequel ils pourraient se permettre de porter la lumière de la plaisanterie – « Il n’y a de l’humour que sous tension » ai-je entendu – finissent par nourrir la désillusion du présent : « Comment se moquer de la société de consommation ? » interroge un troisième. Comme si, une fois le monde consumériste revenu, « La liberté de la parole avait diminué l’importance de la parole » et que les écrivains « …s’étaient égaré dans la liberté ».

Ana Blandiana

Je connaissais certains d’entre eux ; amis de lecture par les longues heures passées ensemble dans les littératures de l’exil, dans le sombre dédale des complots chez Dan Manea, dans la fascination de l’ailleurs, parfois dans les clichés sur « La belle Roumaine » de Dumitru Tsepeneag dont je n’ai pas encore entamé « Le camion bulgare » récemment paru. Dans la connivence un peu inquiète, toujours inquiète d’Ana Blandiana qui, sans cesse, tente d’ouvrir « Le tiroir aux applaudissements », des années après sa rédaction fiévreuse à la fin du règne passé, un ouvrage qui attend toujours sa traduction française. Dans la difficulté de l’écriture : peur et obsession et pourtant conquête : « Tous ces arguments ne l’empêchent pas de continuer sa route, d’autant plus dépourvu de raisons qu’il est plus chargé de l’espoir qu’il se soumet aux mystérieux besoins de l’écriture probable. Des besoins dont Alexandre espère qu’ils relèvent de l’écriture. Bien qu’une voix profonde, non dépourvue de sadisme et même vengeresse lui murmure en articulant bien – comme si elle craignait qu’il ne comprenne pas : « il ne s’agit pas de l’écriture, ce n’est pas en sa faveur mais contre elle que tout se décide, ta soudaine, ton imprévisible décision ne correspond pas au besoin de faire quelque chose d’utile pour ton écriture mais au contraire au besoin impérieux, physique, de faire quelque chose qui t’en écarte ». Même si c’est vrai, admet Alexandre non sans une certaine superficialité dont il a conscience à la fois qu’il s’agit de superficialité et qu’elle relève d’une vérité encore plus profonde, qu’elle n’est que l’étroit éclat de surface de quelque chose de caché et d’indiscutable -, même si c’est vrai, tout et y compris cette route placée devant moi est expérience, donc matière première, donc… ».

Un vrai plaisir de la revoir après quelques années, dans l’attente de la célébration du XXe anniversaire du Mémorial de Sighet. « J’ai toujours cherché à établir la preuve d’une liberté qui n’existe pas » dit-elle. Et elle s’étonne qu’on ait si peu parlé de sa littérature, de la littérature tout simplement et autant par contre de mémoire et d’histoire, au cours de tous ces débats.

« La cantatrice chauve » devenue icone de la littérature roumaine, trop encombrante sans doute, est pourtant partout présente dans la tête de ces écrivains qui traversent Paris pour quelques jours dans ce froid mois de mars, de ceux qui habitent là en permanence et ont côtoyé Ionesco et Paul Celan, même dans celle qui sont partis encore plus loin discuter avec Philip Roth.

Etre mis dans la catégorie des écrivains de l’absurde apparaît en quelque sorte comme l’obligation éternelle de devoir laver le péché d’avoir habité un pays pris dans la folie suicidaire d’un couple mortel. Si le film « La mort de Dante Lazarescu » a été classée comme une œuvre de l’absurde par les critiques américains, par ceux qui n’ont certainement jamais été obligés de se faire soigner dans un hôpital public roumain, qu’est-ce qui est alors réellement absurde en effet ?

Matei Visniec qui semble poursuivi en permanence par des clowns tristes est quasiment un des seuls qui règle ses comptes en riant de bon cœur d’un absurde qui parsème son chemin. A preuve les titres sans équivoques de ses œuvres : « Syndrome de panique dans la Ville Lumière », « Le mot progrès dans la bouche de ma mère sonnait terriblement faux », « L’histoire des ours pandas racontée par un saxophoniste qui a une petite amie à Francfort », « Mais maman, ils nous racontent au deuxième acte ce qui s’est passé dans le premier ». Pour les autres, il s’agit plutôt d’un rire triste ou amer. Une de ses dernières pièces s’intitule : «De la sensation d’élasticité quand on marche sur des cadavres , tout un programme comme l’on dit.

Littérature et histoire

Pourquoi est-ce que j’étais si impatient de rencontrer Gabriela Adamestaenu ? Sans doute parce que j’ai conservé intacts en mémoire les moments de lecture de ses deux précédents romans traduits en français : « Une matinée perdue » et « Vienne le jour », ainsi que ceux du petit texte choisi par « Les Belles étrangères » : « Le retour du fugitif » dont j’avais apprécié la parenté avec « L’histoire du soldat » de Ramuz ! J’ai eu l’agréable impression, plus que cela même, de rencontrer un écrivain qui dégageait la dimension épique des aventures individuelles dans la veine de Flaubert ou de Roger Martin du Gard, peut-être aussi de Guy de Maupassant qu’elle a traduit en roumain. L’histoire – je veux dire la grande histoire – venant sourdre à la surface des murs qui se lézardent. Les secrets de naissance pourrissant lentement et inexorablement dans les sous-sols pour donner place à un fumier dans lequel croissent les absurdités administratives. Les mensonges qui se prolongent dans la répétition des fonctions sensuelles du corps, tandis que les appétits de liberté restent inassouvis.

Gabriela Adamesteanu au micro et Ana Blandiana

Avec Ana Blandiana, Gabriela partage le même âge et la même stigmatisation d’avoir été la fille d’un prêtre.

Elle déploie dans ses romans un parcours serré de mots définitifs qui enserrent chaque paragraphe comme s’il s’agissait d’un plan séquence. Tout autour, rodent les paroles des autres et leurs regards qui se font insistants, se déploient dans la manière de tenir une cigarette Kent, de boire une vodka polonaise jusqu’à atteindre l’oubli, de ronfler pour ne plus entendre les paroles de reproche de l’autre. Toutes ces attitudes qui font passer des minutes trop lourdes qui se succèdent sans importance, pour ouvrir par leur succession inexorable le temps historique qui pèse lourd sur les peuples. A chaque instant le passé resurgit, comme un livret de famille dont elle redonne d’ailleurs souvent la lecture généalogique dans les dernières pages. Des taches, toujours des taches venues du passé et qui polluent la peau du présent. Une biographie surveillée jusqu’à l’absurde et dont Alexis Liebaert parle comme l’héritage d’un « pelage de dalmatien ».

Le dernier ouvrage paru en français s’intitule « Situation provisoire ». J’avais envie de reprendre le titre que j’avais employé pour un roman estonien de Sofi Oksanen paru en 2011 : «  L’amour au temps du communisme » et déjà réimprimé dans Le Livre de Poche. L’ouvrage d’Oksanen s’intitule de fait : « Les vaches de Staline », ces chèvres maigres qui étaient bien loin des normes du plan destiné à mettre les bovidés en conformité avec els Résolutions du Parti.

La situation adultérine des deux héros ordinaires du communisme roumain constitue en effet elle aussi un mensonge, ou plutôt le symbole même d’un mensonge : mensonge de ceux qui n’affichent plus aucun sentiment par crainte de ceux qui les regardent en permanence, qui ne peuvent pourtant rien contre leur hérédité dont les pages s’accumulent dans des dossiers toujours nourris de neuf et de vieux, qui jouent en permanence avec le risque d’une grossesse, comme celui d’une dénonciation.

Dans une situation provisoire dont ils découvriront, à la fin que, comme celle de leur pays, elle peut se clore du jour au lendemain. Prise de conscience que tout s’est modifié et qu’en même temps rien n’a vraiment changé. Les têtes ne seront plus les mêmes, le savon sera du vrai savon et le tabac aussi. La réussite des uns écrasera l’attente des autres. La trahison libérale aura un goût terriblement semblable à celle de la trahison communiste.

Et tout, peut-être, aura vécu dans la simple comparaison un peu dérisoire d’une commodité espérée, indispensable, voire même vitale quand l’avortement est puni de prison. Une commodité qui devient, vingt années plus tard, une simple publicité commerciale pour Barbie et Ken : « Par rapport aux préservatifs au design et à la technologie complexe des années 1990, diffusés dans les pharmacies, les supermarchés, les stations d’essence, les hôtels etc… par les séminaires de santé de la reproduction financés par des associations américaines et européennes, le préservatif en caoutchouc des années 1970 se trouve à la même distance que le biplan des années 1930 par rapport à l’avion à réaction. Le geste de Sorin Olaru, le fait de se rendre à un rendez-vous avec des préservatifs dans les années 1970, ne signifiera plus rien quand sur les écrans de télévision couleur, juste avant les dessins animés pour les enfants, apparaîtront deux jeunes gens habillés comme des employés d’une multinationale, lui en costume-cravate, elle en chemisier, veste et minijupe, agitant devant les téléspectateurs les boîtes minuscules qui bientôt envahiront l’image. »

Le passage du temps. Celui qui laisse Marcel Proust désemparé sur son lit, tandis que coule de ses doigts l’empreinte magique des jours et le magnifique dessin du temps perdu.

Michel Thomas-Penette

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