J’ai accroché ma première truite il y a un peu plus d’un demi-siècle (comme c’est loin tout ça, aurait dit Alphonse Allais). Je passais des vacances familiales et humides (il pleuvait deux jours sur trois) dans une grande maison du Haut Jura. Cette bâtisse était entourée d’une prairie au bas de laquelle coulait le Doubs.
Le Doubs n’est guère, à cet endroit, qu’une espèce de gros ruisseau. Mais, notre propriétaire nous l’avait dit et l’épicier, qui était aussi charcutier et boulanger, l’avait confirmé, dans ce ruisseau il y avait des truites. Et quelles truites ! Des poissons de rêve, musclés, vifs, méfiants et d’un goût !!! A faire se damner une seconde fois Dom Balaguère.
Du coup mon père sentit renaître en lui une passion que son entrée dans la Résistance puis son engagement dans le journalisme de gauche, avaient momentanément étouffée : il décida de se remettre à la pêche.
Il se rendit donc chez l’épicier car ce commerçant avisé vendait aussi des articles de pêche. Il en revint muni d’une canne à lancer en aluminium, d’un moulinet à tambour fixe, de bobines d’un nylon invisible dans l’eau, d’une douzaine de cuillers ornées d’un pompon rouge et d’une épuisette pliante. C’était, à cette époque et en ce lieu, le dernier cri de la technique. De retour à la maison, il étala cet attirail sur la table. En suivant avec soin le mode d’emploi, il monta la canne sur le manche de laquelle il fixa son moulinet qu’il entreprit de garnir de fil. Je fus associé à cette dernière opération car il me confia le soin de tenir les deux bouts du crayon qu’il avait glissé dans le trou central de la bobine de nylon ce qui me remplit d’une légitime fierté.
Notre propriétaire surgit pendant cette opération. De sa grosse main amicale, il m’ébouriffa les cheveux tout en saluant mon père puis il lui demanda ce qu’il comptait faire de ces ustensiles. Papa répondit qu’il espérait bien prendre quelques jolies truites. Je sentis vibrer dans sa réponse le même espoir qui éclairait ses paroles quand, au hasard d’un dîner ou d’une promenade, il nous promettait un monde nouveau où l’humanité aurait définitivement choisi la sagesse, la justice et la liberté.
Maurice, le propriétaire s’appelait Maurice, parut peu sensible à l’enthousiasme paternel. D’après lui, les poissons du Doubs étaient des conservateurs qui préféreraient toujours un beau ver de berge ou une loche bien grasse à tous les modernes faux-semblants lesquels relevaient plus de la quincaillerie que de la pêche. Mon père eut le même sourire navré que dut avoir Jouffroy d’Abbans quand cet inventeur, venu proposer son pyroscaphe à Napoléon, s’entendit répondre qu’en fait de navigation, la vapeur n’avait aucun avenir. Cependant comme il avait foi dans le progrès, il entreprit de convertir aux miracles de la technique un Maurice qui, pour sa part, restait fermement attaché aux vertus de la tradition.
La discussion aurait pu durer longtemps si Maurice n’y avait mis un terme en proposant, pour le jour suivant, une partie de pêche dont le résultat trancherait cette nouvelle querelle des anciens et des modernes. Je demandais, et obtins, la faveur d’accompagner les deux champions.
Le lendemain, aux petites heures du jour, nous retrouvâmes Maurice dans sa cuisine où il finissait d’avaler un bol de café parfumé à la chicorée. Nous le suivimes dans sa grange où il prit une gaule dont la longueur m’impressionna. Il ouvrit ensuite une vieille boite de biscuit percée de trous où grouillait une pelote de gros vers. « Pour leur donner du nerf » il les recouvrit d’un mélange de terreau et de marc de café. Puis, ayant refermé la boîte, il la glissa dans une poche de sa veste et nous descendimes vers la rivière.
Le Doubs courait entre ses berges herbues, garnies, de place en place, d’un bouquet d’arbustes enchevêtré de ronces, refuges d’une sauvagine que le remembrement et l’usage abusif de la chimie n’avait pas encore réduit à l’état de légende. Le concours commença de part et d’autre d’un de ces buissons. Mon père suivait le courant. La veille, dans la prairie, il s’était exercé à maîtriser les gestes du pêcheur au lancer tels que les décrivait la brochure vendue en même temps que la canne et le moulinet. J’admirais sa technique. La cuiller, selon le cas, balancée sous la canne ou projetée de côté, tombait à l’eau, une dizaine de mètres en aval avec un ploc discret. Après une ou deux secondes, il la ramenait en moulinant par à-coups et en balayant la surface de l’eau de la pointe du scion « pour imiter le poisson blessé ou malade ». Selon la brochure, cette manière de faire devait, déclencher chez toute truite postée à proximité un réflexe d’attaque qui la ferait se jeter sur le leurre et la conduirait, après une lutte plus ou moins longue, dans la musette du pêcheur.
Malheureusement, la brochure ne disait rien de la méthode à employer en cas d’accrochage de la cuiller au fond de la rivière, d’embrouillage du fil dans les branches d’un saule ou du brusque surgissement d’une perruque sur la bobine du moulinet. Ayant éprouvé ces divers inconvénients sans qu’aucune « belle mouchetée » ne fut venue garnir son panier, le défenseur du progrès commença à manifester un peu d’inquiétude.
Quant à moi, fatigué de ne rien voir venir, je décidai d’abandonner mon père à son sort et d’aller voir ce qui se passait du côté du Franc-Comtois. Il remontait la rivière à quelques centaines de mètres en amont. Je le rejoignis en marchant dans les derniers mètres avec les précautions d’usage. Il m’entendit venir et me fit signe de la main de rester immobile. J’obéis. A demi courbé, il se tenait à trois ou quatre mètres en retrait de la berge. Sa ligne, un fil de nylon assez fort était fixée directement au bout du scion. Il la promenait avec délicatesse dans les remous de la rivière, évitant, avec une aisance miraculeuse, les pièges des branches et des ronces qui traînaient dans le courant. Soudain il arrêta son va et vient. Quelques secondes d’attente et le scion se courba avec violence. D’un coup sec, il releva sa gaule, envoyant sur l’herbe une truite d’une bonne vingtaine de centimètres.
Il eut tôt fait de la décrocher et de la glisser dans la poche de toile qu’il portait en bandouière. Cinq de ses sœurs s’y trouvaient déjà, couchées sur un lit d’orties. J’étais pétrifié d’admiration. Je le suivis encore un peu. Dans la demie-heure qui suivit, deux autres truites vinrent alourdir son sac. Ni lui, ni moi ne disions mot, mais, comme une fois de plus sa canne s’immobilisait, il prit ma main et la posa avec la sienne sur le bambou. Je ressentis alors la puissante et enivrante sensation que fait naître dans tout le corps, la vibration du poisson en train de mordre. Presque aussitôt, le fil se tendit. Il y eut le coup sec du ferrage puis le large balancement qui arracha la truite à la rivière et l’envoya sur le pré. Ce fut tout, mais, dès cet instant, moi aussi j’étais pris.
Moi aussi je passerai des heures au bord de l’eau dans l’espoir d’une touche improbable. J’entasserai les kilomètres. Je me déchirerai aux ronces et aux fils barbelés. Je me piquerai aux orties et je me tremperai jusqu’aux épaules en traversant « à gué » des ruisseaux grossis par les pluies du printemps. Tout cela pour dénicher LE coin et accrocher LA truite qui me ferait retrouver l’émotion du matin de vacances où pour le reste de mes jours, j’étais devenu, moi aussi, un pêcheur.
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C’était dans le Haut-Doubs car le Doubs ne coule que dans le bas Jura avant de se jeter dans la Saône à Verdun-sur-le-Doubs
Et tu n’as pas eu de chance, juste l’année où il a plu en été !
Ha! Chambolle, que de bons souvenirs tu me rappelles ! Moi aussi je suivais, petite, mon père pêcheur sur les bords du Doubs… J’avais ma petite canne et étais toute fière de ramener un vairon sur la berge ! Goumois, La Goule, Biaufond, La Rasse n’ont plus de secret pour moi… Où étais-tu allé pêcher?