Obsolète, caduc, démodé, ringard, nase – tous ces mots, nous les utilisons assez fréquemment en Europe, vous vous en êtes aperçus sans aucun doute. Il sont… très à la mode et se déclinent dans les formes les plus diverses, selon l’âge du locuteur et le milieu dont il est issu. En roumain pourtant, une certaine locution fédère tout le monde, par delà les générations et la condition sociale, en exprimant la désuétude d’une manière amusante. Par exemple, des vêtements, des livres, des musiques mais aussi des manières de penser peuvent être “du temps de Pazvante Chiorul” (Pazvante le Borgne).
C’est là une des locutions les plus anciennes de la langue roumaine, mais dont peu d’usagers connaissent l’origine et surtout le sens primaire. Effectivement, jadis, “du temps de Pazvante le Borgne” désignait les proportions inimaginables ainsi que la violence démesurée d’une attaque armée ou d’un pillage.
Mais qui est, en fait, “Pazvante Chiorul” (Pazvante le Borgne)? Pour le retrouver, il faut remonter dans l’histoire roumaine jusqu’aux environs de l’année 1800. A cette époque, Pazvantoglu était le Pacha de Vidin, une ville située sur la rive droite du Danube – dans la Bulgarie actuelle – territoire se trouvant sous domination ottomane.
Après la mort prématurée de son père, le petit Osman est élevé par son grand-père qui lui apprend à manier les armes. Pazvantoglu s’y plaît beaucoup, mais plutôt que de rejoindre les troupes, il préfère une activité beaucoup plus lucrative – l’usure. C’est pourquoi il est arrêté, mais il s’échappe de la prison de Sofia grâce aux pattes graissées par son généreux grand-père. Réfugié en Valachie, rusé et déterminé, Pazvantoglu entre dans l’entourage du prince régnant Nicolae Mavrogheni. Celui-ci l’installe à la tête de sa garde personnelle et pour le remercier, notre personnage roumanise son nom, qui devient Pazvante. Et toujours pour “remercier” son prince, il se mêle dans les intrigues qui pullulent à la cour de chaque tête couronnée et il est sur le point de déterminer le Sultan de la Sublime Porte de renvoyer Nicolae Mavrogheni. Le complot de Pazvante est toutefois dévoilé et le prince ordonne sa mise à mort. Alors qu’il doit rester littéralement sans tête, Pazvante s’évade à nouveau de la prison grâce à des pots-de-vin généreux. Il s’enfuit de Valachie et rentre dans l’Empire Ottoman où il décide que c’est le moment pour un peu d’action – avec des acolytes, il rassemble une bande de hors-la-loi qui va piller allègrement cette partie de l’empire. Une fois nommé pacha et sûr d’avoir les Ottomans de son côté, Pazvante canalise sa haine vers la Valachie, perpétrant les incursions de pillage les plus sauvages que cette province ait jamais connues. Selon certains historiens, une princesse valaque que Pazvante aurait aimée d’un amour fou et qui l’avait refusé se serait trouvée à l’origine de cette haine irréductible contre les Roumains. Pazvante ne se contente pas des pillages, il donne à ses soldats l’ordre de tuer brutalement les habitants des villes et des villages pillés et de violer les femmes. En 1800, ses hommes pillent et mettent le feu à la ville de Craiova, capitale de l’Olténie. Tudor Vladimirescu, futur leader de la révolution roumaine antiottomane de 1821, se fait remarquer dans les luttes de défense la ville. En 1802, la ville de Bucarest, elle même, tombe victime de Pazvante, qu’il occupe et où il instaure la terreur et le chaos. Seule l’intervention énergique des troupes ottomanes empêche Pazvante de déchaîner l’enfer dans la capitale de la Valachie. Les incursions de pillage des hommes de Pazvante ont été considérées par les historiens comme d’importantes sources du nationalisme roumain, du discours antiottoman et antiphanariote. Confrontés à cette situation extrême, les Roumains ne tardent pas à riposter. Des groupes armés de haïdouks commencent à se former, ayant à leur tête le célèbre Iancu Jianu qui, soutenu par les boyards nationalistes, qui lui fournissaient de l’argent et des armes, organise des incursions punitives dirigées contre les hommes de Pazvante au sud du Danube. Lors d’une de ces incursions, Iancu Jianu affronte Pazvante et lui crève un oeil; celui-ci est sauvé, au dernier moment, par sa garde personnelle, d’une mort presque sûre. C’est après cet épisode qu’il fut surnommé “le borgne”. A en croire les textes des ballades célébrant le courage de Iancu Jianu et qui ont circulé dans l’espace balkanique, celui-ci aurait crié à Pazvante durant le combat: “avec cette main, je n’ai crevé qu’un oeil et c’est toujours avec cette main que je vais de tuer, chien de païen”. Iancu Jianu ne se contente pas de cela. Accompagné par les groupes de combattants d’Olténie, il allait incendier les villes de Vidin et de Pleven, tuant tout musulman qu’il rencontrait sur sa route. Les troupes de combattants dirigées par Iancu Jianu détruisent la cité de Turnu Màgurele, administrée par les Turcs et qui servait à Pazvante de base pour ses incursions au nord du Danube. Pazvante le Borgne meurt en 1809, durant les expéditions punitives dirigées par Iancu Jianu. Les circonstances de sa mort ne sont pas très claires. Selon certaines sources, il aurait été empoisonné par un médecin juif, sur l’ordre du sultan. Selon d’autres, il serait mort de la main de Jianu lui-même, durant l’incendie de la ville de Vidin. Ce qui est sûr, c’est qu’après ces incursions, le cruel pacha disparaît des documents, pour se retrouver uniquement dans l’expression “du temps de Pazvante le Borgne”. Grâce à elle, ce nom qui suscitait la terreur, il y a 200 ans, nous fait aujourd’hui sourire. Steliu Lambru ; Dominique, Andrei Popov
Pazvante amasse ainsi une belle fortune, grâce à laquelle il s’achète l’accès au sultan Selim III, qui refuse pourtant de lui assouvir l’ambition de devenir Pacha. C’était sous-estimer la soif de grandeur de Pazvante. En colère, celui-ci met sur pied une véritable armée de mercenaires à l’aide de laquelle il soulève une émeute dans cette partie de l’Empire Ottoman. Le résultat – il proclame un Etat indépendant ayant Vidin pour capitale, il frappe sa propre monnaie et ouvre même un consulat en France. Son petit pays se développe, de sorte qu’en 1798, le territoire compris entre le Danube, les Balkans et les villes de Belgrade – à l’Ouest – et Varna – à l’Est – se trouvait sous la domination de Pazvante. Le sultan tente de le rappeler à l’ordre, mais l’expédition punitive contre le rebelle échoue. En 1799, le chef de la Sublime Porte adopte une autre tactique – il pardonne à Pazvante contre des pièces sonnantes et trébuchantes et lui confère enfin le titre de Pacha, tant convoité.