Jusqu’ici, nos « reality-shows », copiés ou
inspirés des allemands, américains ou autres… étaient exportés vers l’Asie du Sud
Est. Très drôle de regarder sur une chaine thaïlandaise – « Qui veut
gagner des millions », avec un animateur ayant les mêmes moues que JP
Foucault – ou « Le maillon
faible » avec une animatrice aux
clins d’œil identiques à ceux de Laurence Boccolini, mais en Malaisie, on
innove. On ne cherche pas le énième chanteur à voix, mais, pour leur « téléréalité »,de jeunes « IMAM
MUDA » (jeunes leaders religieux) que le journaliste dans le « Herald
Tribune » décrit ainsi : « ils sont en strict costume noir et chapeau sur la
tête… ». Chapeau n’est pas le mot qui convient, mais cette espèce de fez noir
s’appelle « songkok » en Malaisie : « protecteur de la
maison de l’âme ». Téléréalité qui a pour but de trouver des imams
télégéniques, afin d’attirer les jeunes malais vers la religion »… et
puisque chaque lecture fait naître des souvenirs, en voici un décrit par
Florence dans « THEATRE D’OMBRES », dans une Malaisie des années 1979/80 :
« Si je n’envie
pas le sort de Susila, je ferai bien de me pencher sur le mien. Il n’est pas
plus enviable, mais je dois au moins convenir que j’ai toujours le choix de le
subir ou de le fuir, écartelée entre la
convoitise d’un homme silencieux qui attend son heure pour fondre sur sa proie
et l’attirance pour un prince tout aussi mystérieux qui me considère comme son bien. « Liberté », le mot
chante dans ma tête, balancé, malmené par les virages en lacets de la
route. Un jour peut-être je choisirai à
nouveau l’état de vagabonde. Comme l’écrit un lettré chinois, dont le nom
m’a échappé : « Sur cette terre, je suis avant tout
un vagabond et non un soldat obéissant et enrégimenté. Le vagabond est le type
humain le plus glorieux ». Pour l’instant, ma gloire à moi est d’oublier
ce moment où j’aurais à prendre une décision, en me projetant par la pensée
dans les bras de mon amant à la peau plus
douce que le satin de soie.
Rarement vu Tungku aussi volubile, l’œil
plus pétillant et le sourire plus radieux que durant ce week-end aux Cameron Highlands.
Il présidait la table de ce premier dîner, front dégagé de tous les soucis de
sa fonction, se comportant en hôte royal recevant des intimes dans cette
demeure imposante, ex propriété des britanniques. Pas vraiment luxueuse la
résidence si l’on se référait aux critères d’aujourd’hui, mais une maison gigantesque, un peu
prétentieuse, faite pour une caste de dominateurs servis par une armée de
domestiques glissant pieds nus sur les parquets lustrés de bois exotique. Des
salons en enfilade, séparés par de solides double- portes, des plafonds hauts
comme dans une cathédrale, des pales géantes brassant inutilement un air déjà
tiédi par l’altitude. La peinture des murs, écaillée ça et là, les colonnades
superflues, les stores flétris, étaient les derniers témoins de cette grandeur
coloniale un peu rigide, adoucie aujourd’hui par la fraîcheur de fleurs
cueillies le matin même dans le parc et disposées dans toutes les pièces.
A table ce soir là, Tungku est flanqué de
Salim et Jimmy-Han. Sheila-Lynn et moi sommes assises face à
face, un peu plus loin. Salim le séduisant avocat au regard triste a
reconduit hier sa petite amie australienne à l’avion, sur les conseils de
Tungku lui-même. Elle voulait interrompre ses études à Sydney pour vivre ici,
en Malaisie. «C’est pour son bien » console Tungku. « On ne met pas son avenir en jeu pour un
amour ». Et le mien, est-ce qu’il y a pensé ? Face à moi, Sheila-Lynn n’est pas que jolie, elle est…
dynamique et terriblement à l’aise,
sourire dessiné par le dernier rouge à lèvres
Chanel ou Dior, montre Herbelin au poignet… Difficile d’imaginer cette
pétillante petite bonne-femme de dix neuf ans à la tête d’une entreprise de
cimenterie. Ainsi les Malaises ne seraient pas toutes soumises à un homme sur
cette terre violente ? Mais Sheila-Lynn est chinoise, et, à ce titre, pas
tout à fait « fille du sol ».
Il va falloir un peu de temps à ce pays pour s’inventer une nouvelle
« identité malaise » faite de ses chinois, de ses indiens et de ses
« bumiputra » autochtones.
J’ai toujours été surprise par la liberté
de propos tenus par les amis de Tungku, du moins en privé. Leurs conversations, comme celles de ce soir,
sont libres et étonnement critiques à l’encontre des fondamentalistes
islamistes.
« Jusqu’à
ces dernières années, l’islam malais était
mystique et tolérant » remarque Salim bougon… « Il est en
train de devenir doctrinaire et répressif. »
L’avocat
est décidément de mauvaise humeur, ou alors il est très malheureux. Tungku
fronce les sourcils, inquiet, puis très vite
m’adresse un clin d’œil complice,
comme pour me dire : « Ne fais pas attention, ce n’est pas
grave ».
Encouragée
par son sourire, je dis : « Je n’ai jamais assisté à une représentation du « wayang
kulit », cela me ferait plaisir de… »
« Oh
moi aussi, moi aussi !» s’écrit
aussitôt Sheila-Lynn en battant des
mains.
« Je
vous y emmènerai quand nous serons de retour
à KL » propose Jimmy-Han.
« Je
ne pense pas que Florence et Sheila apprécient ce genre de spectacle »
interrompt Tungku. Puis, se
tournant vers nous, l’œil moqueur :
« A
moins qu’elles ne se sentent l’âme de
traditionalistes ?.. »
« Il
ne faut pas oublier que les « dalangs » sont montrés du doigt en
ce moment» poursuit Salim, toujours aussi maussade « Ils prendraient un
peu trop de liberté dans leur spectacle.
Leurs improvisations, truffées d’allusions à l’actualité politique font rire
les spectateurs, mais, ne sont pas du goût des pouvoirs locaux ».
Tungku
toussote. « Certains rôles féminins ont été supprimés paraît-il, ainsi que
toutes les références à la culture siamoise »
Le
sujet gênerait-il Tungku, absorbé tout à coup par l’actualité de Jimmy-Han.
Moi, je ne l’écoute plus et concentre toute mon attention sur ce clown que
j’imagine sans mal dans les rôles comiques tenus indifféremment par les hommes
ou les femmes du théâtre traditionnel chinois. Avec lui, nul besoin de
maquillage de couleurs pour croire aux
personnages qui peuplent son imaginaire. Mais ce serait une erreur de penser
que le comédien n’est qu’un bouffon. Il va nous le démontrer de façon
surprenante. Nous sommes tous sous son charme, lorsque, sans le moindre signe
annonciateur, il se met à évoquer une période terrible, celle de l’occupation
japonaise dans les montagnes Cameron.
« Savez-vous
combien de personnes ont été torturées dans cette maison ? »
demande t-il, soudain tragique, alors que nous en sommes au dessert.
Non
seulement il vole la vedette à Tungku, mais lorsqu’on le croit encore dans
son rôle d’amuseur public, il nous entraîne dans le passé le plus dramatique de
la Malaisie, celui de l’invasion japonaise un certain mois de décembre 1944. En
pleine mousson. Sur la côte de Kelantan.
« Ecoutez ! »
insiste t-il, un doigt en l’air. Un silence glacial tombe sur le groupe.
« Vous
n’entendez-pas les cris de ceux à
qui les japs’s ont coupé la tête ? Des officiers britanniques
habitaient ici. Eux aussi… » Sa phrase
reste en suspens. On entendrait un fantôme voler au-dessus de la table basse
sur laquelle l’amah vient juste de déposer un plateau avec café, thé et
pâtisseries. Elle frissonne et quitte précipitamment la pièce. Ses pieds nus,
d’habitude paresseux et légèrement traînants, semblent avoir des ailes. Le
silence pèse encore de longues secondes sur le groupe. Même Jimmy s’est laissé
prendre à son propre jeu, tandis qu’un sourire flotte, énigmatique, sur le visage de Tungku. Jimmy
reprend :
« Beaucoup
de malais ont été victimes de la brutalité et du sadisme des soldats
japonais… » Sheila et moi sommes
suspendes aux lèvres du chinois. Tungku
en prend t-il ombrage ? Il casse l’ambiance dramatique et d’un coup, nous
replonge dans le concret en lançant à brûle-pourpoint :« Sheila et
Florence… l’amah va monter vos bagages dans votre chambre ». J’ai bien
entendu ? Il a bien dit « votre » chambre et non
« vos » chambres ? Arrivée la première, je pensais être la seule
occupante de cette suite mitoyenne de celle de Tungku. Il fait un signe à
l’avocat :
« Allez,
on a du travail », puis à notre intention : « Si les fantômes
vous taquinent cette nuit, appelez Jimmy, il saura leur faire peur avec ses
grimaces », et tape amicalement sur l’épaule du comédien. Humour ou
ironie ? A peine sur le pallier du premier étage, une idée saugrenue germe
dans ma tête. A nous deux Tungku !
Les photos ne correspondent pas au récit, elles sont la pour donner une ambiance. Elles ont été prises au « Ping Nagara hotel » de Chiang Mai
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