Part.3
Donc entrée dans le camp de Mae La par la petite porte, c’est-à-dire sous les grillages qui enserrent ce camp de près de 50 000 personnes. Mon guide Karen m’évite ainsi le passage par la porte principale gardée par des cerbères intraitables qui refoulent avec véhémence journalistes, cameramen et photographes. Consignes strictes mais pas claires du tout. La plus grande confusion règne dans le camp sur le calendrier de la Lady dont on dit que son voyage a été « initié » par une faction dissidente de Karen rebelles, la KNU et le KPC (Karen Peace Council) dont le dirigeant se serait introduit secrètement dans le camp pour y diriger la venue de Aung San Suu Kyi… sans prévenir les autorités thaïlandaises. (dixit mon ami journaliste Saw Naing de l’Irrawaddy)
Dès lors, je « suis » Worawat, mon guide Karen, dans les ruelles bourbeuses du camp, non pas les yeux fermés, mais concentrée pour ne pas glisser dans la boue, il a beaucoup plu la veille. Attentif, Worawat me prend parfois la main pour franchir des passages plus incertains dans les venelles qui serpentent entre les huttes de bambou et de feuillages.
Lorsque nous arrivons sur l’esplanade où se concentrent des milliers de réfugiés, il fait déjà très chaud. Soleil torride. La foule est sage, en attente, avec enfants et quelques personnages baroques. Je constate que le camp est loin d’être un camp de Karens. Il y a bien d’autres ethnies Mon, Kachin, mais surtout beaucoup de musulmans, probablement Rohynghias. On passe devant une mosquée. Mais ma première vraie impression est celle d’une population plus proche de celle de Rangoon que de celle des états bordant la frontière : Birmano-indiens aux peaux très sombres, arabo-musulmans proche des européens.
Je suis également surprise par tout l’appareil militaire. Soldats, policiers, milices et « volontaires » du camp chargés de faire régner l’ordre. Je rejoins la foule et tout à coup quelqu’un crie : tous accroupis, et tout le monde s’exécute.
La foule est plus patiente que fervente. « Vous verrez » m’avait dit Cyril Payen la veille « Ça va être très fort et très particulier ». Je le croise d’ailleurs, privé de son cameraman et du journaliste américain rencontré la veille au soir. Les deux ont été virés manu militari. Sans raison. Il n’a pas l’air très heureux. « Elle ne parlera pas. N’a pas été autorisée à s’adresser ni à son peuple ni aux représentants des différentes ethnies ».
J’imagine la tête de Thein Sein, le président birman dont le voyage à Bangkok était prévu pour le World Economic Forum et qui s’est décommandé en apprenant que la Lady décidait d’un coup d’y venir, elle aussi. Elle est une star, il n’est qu’un petit bonhomme falot.
« Pourquoi un tel déploiement de policiers et de soldats en armes ? » je demande. Des rumeurs circulent : on craint un attentat et puis des « inconnus » se seraient glissés dans le camp et on a peur pour la vie de Aung San Suu Kyi. Quand on est dans l’euphorie, on se moque bien de ce genre de choses.
On attend depuis des heures mais personne ne montre de signe d’impatience ou d’énervement. « Tu sais qui tu attends ? » je demande à une jeune fille. « Maman Suu » me répond-elle.
De fausses alertes parviennent de la salle de réunions et plusieurs fois une rumeur s’élève de la foule, pour bientôt s’éteindre, déçue.
Et puis sa voiture arrive enfin. Elle est assise à l’intérieur, se penchant gracieusement à la fenêtre. Alors tout à coup, de la foule, monte un cri du cœur, un cri d’amour. Il jaillit comme l’appel d’un enfant, un cri du ventre, des entrailles, un cri silencieux que le nouveau-né doit déjà formuler dans le ventre de sa mère. Maman ! Maee ! Il m’est arrivé, en dépit de mon âge, lors d’une grande frayeur, souvent nocturne, de lancer aussi ce cri primal : maman !
La voiture avance lentement vers l’hôpital du camp, sous l’escorte des militaires tendus, doigts sur la gâchette. Un attentat ? La foule s’en fiche, elle veut voir sa mère… alors, dans un bel ensemble, elle scande : « MAEE TSOU, MAEE TSOU, MAEE TSOU ! » (Mae Su : maman Su).
Là, j’avoue que ce cri profond, abyssal me bouleverse jusqu’aux larmes et si elles coulent, incontrôlables, bonheur et épuisement mêlés, c’est parce qu’à ce moment précis, j’ai moi aussi UNE penséE pour ma mère. En ce 2 juin veille de fêtes de toutes les mères !
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