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Mo Yan « ne pas parler »: l’histoire exceptionnelle d’un écrivain chinois…

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moyanAlors que la Chine fête avec une pompe grandiose le soixantième anniversaire de la révolution chinoise, voici le récit d’une rencontre avec Mo Yan, un des écrivains les plus talentueux et les plus prolifiques de Chine, l’auteur du vertigineux « Beaux seins, belles fesses » – où défilent les 6O années d’histoire chinoise aujourd’hui à la fête à Pekin. Mo Yan nous livre sa vision à la fois très critique, et haute en colère et en couleur, de l’histoire chinoise récente.

Son dernier roman, tout juste sorti aux éditions du Seuil, « La dure loi du karma » raconte dans le détail la vie d’un gros bourg pendant les exactions et les délires collectivistes du « Grand Bond en Avant », puis de la « Grande Révolution Culturelle ».


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mo yan« Mo Yan » signifie « Ne pas parler ». Un paradoxe quand on connaît ses romans torrentiels. De son véritable nom, Moye Guan, l’écrivain a conservé les deux caractères chinois de son prénom, la négation « Mo ! » et « Yan », la parole. Pourquoi ce surnom ? Il s’en explique dans un petit hôtel du sixième arrondissement, impassible, un visage rond comme la lune. En Chine communiste, pendant toute la période maoïste, il fallait mieux ne pas s’exprimer en public. Ses parents lui répétaient : Moye, proteste à la maison, mais ment en public. En changeant de nom, le jeune écrivain s’adressait un avertissement : retiens ta langue. De dramatiques événements d’enfance ont beaucoup joué dans ce choix. À dix ans, né dans une famille de huit enfants, le petit Moye fut renvoyé de l’école comme « mauvais élément » au début de la « grande révolution culturelle prolétarienne » (1965-1976). Ses grands parents et un de ses oncles étaient considérés comme des « droitiers » et des « paysans aisés » – « mon grand père possédait quelques acres et quelques vaches, cela suffisait pour être dénoncé comme ennemi de classe à l’époque » – mais aussi, ajoute-t-il, imperturbable : « J’avais mon franc-parler. C’est ce qui m’a valu d’être chassé.» Difficile de douter du franc-parler de « Mo Yan – Ne parle pas ». Depuis, l’écrivain a libéré une langue sarcastique, iconoclaste, rabelaisienne, haute en verve, dans dix gros romans, vingt courts et plusieurs dizaines de nouvelles – si bien qu’aujourd’hui, après qu’il ait obtenu en 1997 le China’s Annual Writer’s Award, beaucoup d’écrivains et critiques lui prédisent le prix Nobel.

mo yan beaux seins belles fesses

Renvoyé du lycée, Moye retourne vivre dans la petite ferme de ses parents dans la province du Shandong, des gens considérés en Chine comme « des grandes gueules » et des « fanfarons » – « Sauf moi, confie-t-il. Je suis très timide. Je n’élève jamais la voix. Par contre, dès que je prends la plume, alors là, tout devient possible, j’ai un culot terrible. » Sa jeunesse est misérable : « Je n’oublierais jamais les souffrances de cette époque » dit-il, impassible. Au cours des famines qui jalonnent la révolution culturelle, le jeune Moye mange des écorces d’arbre, jusque du charbon : « Je trouvais ça bon ». Il travaille à la ferme jusqu’à ses dix-sept ans, et s’en souviendra. Il s’occupe des animaux – héros merveilleux de son dernier roman -, travaille rudement aux champs : les récoltes de sorgho ou d’ail, les odeurs du fumier et des moissons, les saisons changeantes, la couleur du ciel campent le décor de tous ses livres. Une anecdote dit bien cet attachement à la nature, rapportée par un éditeur du Seuil, Vincent Bardet : le jour où Mo Yan est passé devant l’arbre solitaire et poussiéreux dressé dans la courette de la maison d’édition, il est allé l’embrasser. Pendant ces années passées à la ferme, Moye grandit auprès de ses grands parents, qui l’abreuvent d’histoires de démons, des contes et légendes des campagnes chinoises. Mo Yan : « Jusqu’au début des années 1980, l’électricité n’arrivait pas jusqu’à mon village. Nous n’avions ni télévision, ni cinéma, le soir les rues étaient noires et vides, alors nous nous regroupions dans les maisons, autour du kang (le lit chauffé par des braises). Là, les anciens blaguaient, racontaient aux enfants les aventures d’un renard transformés en homme, des récits de fantômes menaçants. Je les croyais… À douze ans, quand je gardais les troupeaux, je parlais aux buffles, j’imaginais toutes sortes d’aventures extraordinaires… Quand j’ai commencé à écrire, je m’en suis souvenu, j’ai compris que je tenais là des trésors. »

Tous les livres de Mo Yan regorgent de fables du Shandong, de chansons populaires, de comptines obscènes, d’adages des campagnes, de surnoms fleuris. Ils scandent ses romans, leur apportent humour, joie et musicalité – et leur donnent cette saveur toute chinoise. Aujourd’hui Mo Yan regrette la disparition de la civilisation de l’ancienne Chine agraire, détruite par la maoïsation, puis par l’exode rural – un essai historique, tout juste sorti chez Gallimard (nrf-essais), « La dernière révolution de Mao », retrace dans le détail ce sanglant délire. Mo Yan : « La révolution culturelle, non content de détruire la paysannerie, a anéanti l’imaginaire des campagnes. Les maoïstes interdisaient aux vieux de raconter les histoires d’autrefois, les légendes bouddhistes et taoïstes, ils menaient campagne contre toutes ces « vieilleries », ces « superstitions ». Ils proscrivaient les fêtes du nouvel an consacrés aux ancêtres, jugées réactionnaires. J’ai voulu faire revivre tout ce fantastique dans mes livres ». Sur cette époque très dure, il ajoute cette considération : « Je crois qu’un écrivain qui n’a pas connu une enfance malheureuse ne deviendra jamais un grand écrivain ». La traductrice de son dernier roman, « La dure loi du karma » (Seuil, 760 pages), Chantal Chen Andro, présente à l’entretien, précise en aparté : « Mo Yan a beaucoup souffert. Pas seulement de la faim. Il a été humilié, incompris, maltraité pendant sa jeunesse. On le trouvait laid, bon à rien. Cela a été un des ressorts de sa volonté d’écrire et d’être reconnu. »

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Le Grand Bond en Arrière

Dans « La dure loi du karma », Mo Yan raconte cinquante années de la vie d’un gros bourg de la région de Gaomi, en Chine du Nord-Est – où se passe tous ses romans, « une Chine en miniature » dit-il – depuis l’arrivée des communistes en 1950 jusqu’à aujourd’hui. Nous y retrouvons son art imparable de conteur, mêlant la cruauté et le burlesque, le surréalisme à un réalisme effrayant. On voit défiler les vies mouvementées de Huang Tong ou « Prunelles Jaunes » le chef de la milice, Lian Lian ou « Visage Bleu » le paysan qui refuse la collectivisation, Ximen Baofend ou « Phénix précieux » la doctoresse aux pieds nus, vues à travers les aventures abracadabrantes d’un petit paysan sympathique, Ximen Nao « le fanfaron ». Fusillé dès la première page pour son « origine de classe », il se voit condamné par le Roi des Enfers à être réincarné successivement en âne, en bœuf, en cochon, en chien, en singe et, enfin, en bébé baptisé «Grosse Tête». Principal narrateur – l’autre est un garnement du village, un communiste zélé appelé… Mo Yan -, il raconte avec effroi et faconde, de son point de vue d’animal et de paysan têtu, les tueries, les bastonnades, l’esprit obtus des militants, la bêtise crasse de la propagande du « Grand Bond en Avant ». Rien ne nous est épargné, et c’est effrayant. Si le journaliste britannique Jasper Becker a bien montré dans « Hungry Ghosts », « La famine de Mao » (Esprit frappeur, 1999), toute l’horreur des campagnes chinoises devenues pendant « Le Grand Bond » d’immenses terres silencieuses, où plus un seul oiseau, une seule bête, jusqu’aux rats, avait survécu à la faim des hommes, aucun bébé ne criait plus parce que les femmes mouraient de faiblesse en couches, avec Mo Yan nous pénétrons à l’intérieur des têtes affamées des paysans.

Nous entendons la révolte qui ne peut s’exprimer, les arguments massue et les dialogues absurdes des chefs endoctrinés, nous sentons la peur s’installer. Le lisant, vous comprenez comment le drame de la collectivisation a été vécu, vous participez à l’expérience intérieure de chacun, communiste convaincu ou cynique, malheureux torturé pour rien, femme amoureuse d’un « ennemi de classe ». En même temps, et c’est là le génie de Mo Yan, « La dure loi du karma » n’est pas un roman politique mais un conte extraordinaire, l’ahurissante histoire de la réincarnation d’un homme en plusieurs animaux, qu’on lit tout au long avec un émerveillement d’enfant. On s’emballe avec l’âne Noiraud tombé éperdument amoureux d’une ânesse grasse aux longs cils, on s’amuse quand il découvre que l’ancien garçon de ferme flemmard a épousé sa concubine et se montre un communiste zélé, on rit quand, réincarné en cochon, il s’attaque aux parties tendres du malfrat qui veut séduire sa femme. La comédie humaine est toujours là, elle résiste, elle nourrit le drame politique. Mo Yan : « Dans mes romans, la joie côtoie toujours la tragédie. C’est le vrai visage de la vie. Beaucoup de gens croient que pendant la révolution culturelle, les paysans passaient leur temps à pleurer, mais non, je conserve beaucoup des souvenirs gais et heureux. Même au coeur d’une tragédie sans pareil, nous nous rassemblions pour les moissons, les gens chantaient, dansaient, blaguaient. On dit souvent en Chine, «On cherche la joie dans la douleur », voilà la vie telle qu’elle est. » Sur cette façon d’« écrire la vie en mouvement », il ajoutera : « J’essaie de pressurer chaque situation comme un citron, de mettre les cinq sens du lecteur en effervescence. » En effet, à chaque page de Mo Yan, on renifle un bon ragoût de chien jaune, on digère en rêvant la panse collée au kang, on entend les oiseaux saluer le matin, on caresse la peau de Jade d’une femme drôle et rusée – ses personnages féminins sont tous incroyables d’humour et d’audace.

Comment « La dure loi du karma », un tel livre, si critique, a-t-il pu être publié dans la Chine d’aujourd’hui, où la censure du Parti demeure très forte ? Mo Yan nuance : « La pression sur la littérature est moins forte qu’avant, surtout depuis l’arrivée d’Internet. Il existe des milliers et des milliers de blogs. Ils ne peuvent pas tout surveiller. La Chine est un pays si immense qu’il arrive qu’un livre publié dans le Hunan soit découvert à Pékin des mois plus tard. ». Quant aux exactions de la révolution culturelle, elles ont été très critiquées, officiellement, au moment des procès de la veuve Mao, Jiang Qing, et de « la bande des quatre ». Les évoquer, sans trop s’en prendre au Parti, n’est plus tabou. Mais surtout, très vite, Mo Yan a trouvé l’art et la manière d’écrire des histoires à tiroirs, des paraboles, des récits fantastiques, qui égaraient les censeurs : vous allez voir comment.

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Le meilleur planton de l’Armée rouge

À seize ans, pour échapper à la misère des campagnes, Mo Yan décide de toute tenter pour rejoindre l’Armée du peuple. Au moins, soldat, il mangera à sa faim. La concurrence est rude, et son « origine de classe » le dessert. Il part donc travailler à dix-sept ans dans une usine de coton, et pose sa candidature. Il attendra quatre ans. Il devient militaire en 1976, « pistonné » avoue-t-il, l’année où Mao meurt, laissant un pays exsangue. Il a vingt ans. Solitaire, introverti, rêveur, il pense déjà à devenir écrivain – à l’époque, explique-t-il aussi, un voisin lui a assuré qu’un écrivain mange des raviolis à tous les repas. Soldat, l’armée va le nourrir, le blanchir, et, surtout lui donner le temps d’écrire. Il en parle, non sans humour : « J’étais souvent de garde devant la caserne. Je restais des heures sans faire un mouvement. Mes supérieurs disaient : « C’est un planton formidable. Il reste bien droit. Il ne bouge pas ». En fait, j’imaginais toutes sortes d’histoires, ma pensée partait très loin. J’ai écrit mes premières nouvelles dans une chambrée. »

Mo Yan reprend sa scolarité dans les écoles de l’armée, où il restera vingt-deux ans, tout en se consacrant, inlassablement, à l’écriture. En 1981, il publie son premier roman, « Le radis de cristal » (Picquer, 2000), où un enfant mutique donne une description fabuleuse et poétique de la campagne. En 1984, il entre au département de littérature à l’Institut de l’art de l’armée, et en 1986 donne « Le clan du sorgho » (Actes Sud 1993). C’est l’histoire héroïque de la révolte de tout un village contre l’invasion japonaise – une tragédie plusieurs fois abordée par Mo Yan – menée par la belle Dai Fenglian et le brigand Yu, dont Zeng Yimou, le réalisateur de « Epouses et concubines » a fait le film « Le Sorgho rouge » – ours d’Or à Berlin en 1988. Du jour au lendemain, Mo Yan devient célèbre. Mais il se pose des questions. Quels livres écrire ? Jusqu’où exercer sa liberté d’écrivain ? Le Parti surveille toujours les publications, toute critique du système est censurée, le réalisme socialisme encouragé. « Jusqu’à la fin des années 1970, il fallait chanter les louanges du PC. Ce n’était pas de la littérature, mais de la propagande » rappelle Mo Yan. Mais au milieu des années 1980, au vu de l’ampleur de la catastrophe maoïste, les réformes s’accélèrent, menées par l’équipe pragmatique de Deng Xiao Ping, « le petit timonier » – « on ne saurait comprendre la volonté de la Chine communiste de devenir une superpuissance capitaliste sans remonter à la source, traumatique : la Révolution culturelle » écrit le sinologue Roderick Macfarquhar.  Dès lors, l’initiative individuelle est encouragée, comme la propriété privée des terres, les marchés libres, « Enrichissez-vous » lance Deng – c’est la revanche de Lian Lian le petit paysan rétif, héros de « La dure loi du karma ».

En même temps, une ouverture intellectuelle se fait : il faut savoir que Mao n’a jamais quitté la Chine, tandis que Deng et ses équipes courent les capitales étrangères. La traductrice Chantal Chen-Andro explique qu’alors la plupart des grands auteurs contemporains occidentaux sont publiés. C’est une révélation pour tous les écrivains, dont Mo Yan. Pendant deux ans, il lit de façon colossale : « J’ai été stupéfait en lisant des auteurs français comme Proust, Michel Tournier, ou le nouveau roman. Je me disais : Ha bon, on peut écrire des choses pareilles, aussi librement ! » Ses préférences allaient au réalisme critique, à Balzac, à Tolstoï, quand il découvre Faulkner et son pays imaginaire, le Yoknapatawpha, l’ogre du « Roi des aulnes » de Michel Tournier, Garcia Marquez et le réalisme magique, tous ces romans à la fois plongés dans le réel, mais colorés de fabuleux. En les lisant, il comprend qu’il peut en quelque sorte détourner le réalisme socialiste en jouant du fantastique et du légendaire, utiliser toutes les histoires tragiques de sa jeunesse, sa rude et riche expérience de la vie paysanne. « Je comprenais que j’avais accumulé un matériau romanesque extraordinaire. En même temps, j’étais décidé à ne pas imiter le roman occidental, je voulais imaginer des histoires qui racontent véritablement la Chine. » Il décide d’écrire des destinées d’hommes et de femmes « confrontés à des destins terribles » – ce dont l’histoire chinoise ne manque pas.

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Comment tourner la censure ? Par la fable

Comment procéder sans se heurter à la censure ? Mo Yan, impassible : « J’ai raconté mes histoires en utilisant des techniques surréalistes, le conte, la fable, si bien que les autorités ne savaient pas comment les prendre, alors qu’elles portent une charge critique très forte. Les censeurs voient d’abord l’aspect féerique, métaphorique, ils ne comprennent pas la parabole, ils ne voient pas ce qu’il y a derrière, ce qui est dangereux. » Beaux seins, belles fesses Dès lors, Mo Yan libère sa plume, et écrit coup sur coup plusieurs romans magnifiques, entremêlant le fabuleux et le réalisme burlesque, tous extrêmement critiques de la bureaucratie et des folies communistes, mais toujours sous la forme d’incroyables fables. En 1993, il publie « Le pays de l’alcool » (Seuil, 2000, 500 pages), un roman policier parodique où l’inspecteur Ding Gou’er mène l’enquête sur un trafic de chair d’enfants dans la ville minière de Jiuguo. Il comprend vite que les chefs locaux du parti font des festins de bébés dodus, mais hélas, sans cesse ivre, le policer s’amourache d’une jeune conductrice de bus, par ailleurs prostituée, oublie tous ses devoirs, et finit dans une fosse à purin. Ce polar urbain s’accompagne, roman dans le roman, d’un prodigieux éloge de l’alcool et de l’art de boire, chanté et fêté jusqu’à plus soif par les cadres du parti, larrons comme cochon avec la mafia locale. Il n’est pas inquiété.

En 1995, il publie son monument, « Beaux seins, belles fesses » (Seuil 2004, 900 pages), l’épopée de la paysanne Shangguan Lushi, ses huits filles captivantes, Laidi, Zhaodi, Lingdi, Xiangdi, Pandi, Niandi, Qiudi, et de son fils Jintong, le héros, accroché à son sein jusqu’à l’âge de douze ans, fasciné toute sa vie par les poitrines des femmes, jusqu’à fonder pendant la libéralisation des années 1990 l’usine de soutiens-gorge « La Licorne ». Nous voyons passer, concentré dans la province de Gaomi, tout le XXe siècle chinois depuis l’invasion japonaise jusqu’au capitalisme brutal d’aujourd’hui. Débutant par deux accouchements simultanés, celui du héros et d’un âne, menés par la même sage-femme couverte de sang, la forgeronne Shangguan Lüshi, alors que l’armée japonaise attaque le village au mortier, le roman est un tourbillon de violences et d’espoirs, un déferlement de personnages héroïques ou veules, un livre essoufflant, prodigieux, cruel, sensuel, parfois hilarant. Son chef-d’œuvre, À peine publié, le livre sera violemment critiqué par le parti, puis interdit. La censure lui reprochait d’avoir présenté sous un jour trop sympathique un partisan du Guomindang, le parti opposé aux communistes. Selon Noël Dutrait, son traducteur, le véritable délit « politiquement incorrect » de ce roman est de décrire des communistes tout aussi cruels et odieux que les soldats du Guomindang. Cela dit, en 2001, loin de Pékin, « Beaux seins, belles fesses », dont la version complète n’a toujours pas été publiée en Chine, a gagné un prix littéraire dans le Hunan. Le supplice du santal Depuis une dizaine années, Mo Yan, qui n’est plus inquiété par les autorités, rencontre un autre problème, très littéraire : il ne veut pas faire du Mo Yan. « C’est très difficile d’écrire différemment de soi. C’est un vrai défi. » Il se démène pour que chacun de ses nouveaux livres aborde d’autres époques, milieux, soit complètement original – « chaque roman génère sa propre logique, son écriture ».

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Contre le capitalisme brutal

Va-t-il un jour écrire, maintenant qu’il vit à Pékin, sur la grande ville, l’époque actuelle, les nouvelles générations, l’arrivée d’Internet – qui, reconnaît-il, a libéré une « nouvelle génération d’écrivains » ? Pourquoi pas. Dans quelques années peut-être, laisse-t-il entendre. Que pense-t-il de l’accélération du capitalisme chinois, sa brutalité, ses succès, l’enrichissement d’une nouvelle classe bourgeoise, la disparité entre les villes et les campagnes ? Il se montre très critique. Mo Yan : « Je trouve que tout va trop vite. La rapidité nuit aux intérêts des paysans, la population la plus nombreuse de Chine. L’industrialisation des campagnes et le développement économique engendrent une prospérité illusoire, qui profite à une seule catégorie sociale. La corruption a envahi les campagnes. Les paysans n’arrivent pas à s’adapter à temps, à commercialiser leurs produits, à survivre, ils sont obligés d’aller chercher du travail en ville. Ils en arrivent à détester leur terre, pour devenir des manœuvres, des ouvriers. Au bout du compte, ils ne sont pas de véritables citadins, ils exècrent autant la ville que la campagne. Je crois que la Chine n’arrivera jamais à se stabiliser si les paysans détestent leur terre. Je viens d’écrire un roman sur un paysan d’aujourd’hui qui refuse de quitter sa terre. Le gouvernement semble avoir compris le problème, puisqu’il vient de lancer une campagne « Construisons de nouveaux villages socialistes ». Mais personne ne sait ce que ça veut dire.»

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La corruption des campagnes, la commercialisation accélérée des produits des paysans, Mo Yan en parle dans « Vingt et un coups de canons » (Seuil, 2007), un roman dédié à l’amour de la bonne viande juteuse et savoureuse, où tout un village, encouragé par le parti, vends en quantité des quartiers de bœufs alourdis d’eau. Quant au capitalisme sauvage urbain, il en donne une peinture surréaliste dans « Les treize pas », où une université du Gaomi est carrément transformée en usine, tandis qu’un vieux professeur de lettres passe son temps à élucubrer en mangeant des craies. En attendant d’écrire sur les nouvelles générations, Mo Yan a publié « Le supplice du santal » (Seuil 2006), un somptueux roman situé en 1900 pendant la dynastie des Qing. Ecrit dans la grande tradition du roman historique, presque du feuilleton – amour fou contrarié, bataille, héros du peuple, prince cruel, un genre où Mo Yan excelle – il nous raconte l’histoire du bourreau impérial Zhao Jia. La description des supplices fait dresser les cheveux sur le crâne, et en même temps, tout au long, porté par les monologues désabusés du bourreau, un humour noir court, jubilatoire, effrayant. «L’homme découpé en cinq cents morceaux dans «Le supplice de santal », oui, c’est de l’humour noir… La peinture du Grand bond en avant dans « La dure loi du karma », c’est de l’humour rouge… » lance Mo Yan. Pour la première fois, pendant nos deux entretiens, je l’ai vu esquisser un léger sourire.

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1 commentaire pour “Mo Yan « ne pas parler »: l’histoire exceptionnelle d’un écrivain chinois…”

  1. Merci beaucoup pour ce magnifique portrait… J’ai commencé à le lire très récemment, et cela confirme bien mon envie de continuer !

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