En Roumanie, Noël est toujours l’objet de nombreuses traditions qui varient d’une région à l’autre, d’une ville ou d’un village à l’autre. Il est pourtant une tradition qui est assez répandue, autour du cochon. Regards sur les traditions roumaines à Noël…
Début décembre, toute la cuisine roumaine tourne autour d’un animal qui deviendra l’ingrédient principal des plats de Noël. Il s’agit du cochon, qui sera tué le 20 décembre lors de la Saint Ignat pour être transformé en une multitude de plats traditionnels incontournables pour un repas festif roumain : saucisses, boudin, aspic, pâté, lard fumé et feuilles de choux farcies. Évidemment une grande partie du cochon n’est pas consommé pendant les fêtes de fin d’année et c’est pourquoi le lard est conservé par fumage alors que les saucisses et les morceaux de viande frites sont conservées dans des bocaux de lard, à la façon du confit. Celui-ci est utilisé tout au long de l’hiver pour enrichir toute sorte de plats à base de pommes de terre, choux ou haricots secs.
«Ecoutez-moi ça : le commencement n’est jamais comme la fin ; le commencement change tout ce qui a été et crée d’autres modes» – constatait froidement un paysan, à la fin du 19e siècle, devant un Monsieur descendu de la ville pour enregistrer sa voix sur un phonographe à cylindre. L’homme expliquait au Monsieur avec la machine pourquoi le calendrier officiel avait jadis mis la confusion dans son village, après avoir séparé Noël du Petit Noël, c’est-à-dire du Nouvel An.
Tuer le cochon à Noël en Roumanie
En Transylvanie, province historique roumaine où la viande de porc joue un rôle plus important, les familles paysannes tuent d’habitude deux cochons, un avant Noël et un autre en début d’année. Le rituel n’est pas complet sans un plat spécifique, appelé « pomana porcului », une sorte de ragoût qui est d’habitude offert aux participants de cet événement. Afin de protéger ces traditions, le département de Covasna, dans le centre de la Roumanie, accueille un Festival international consacré à cet événement et à ce plat, auquel ont participé des équipes de Croatie, Slovaquie, Hongrie et Roumanie. Plusieurs heures durant, les équipes préparent différents plats à base de viande de porc, bref un véritable festin.
Il y a quelques centaines d’années, dans les anciens calendriers, même chrétiens, les deux ne faisaient qu’une seule et unique fête, noyau d’une vaste période de passage d’un an à l’autre. Durant plus d’un mois, Noël s’éparpillait alors dans des traditions, dont l’existence et le sens échappent complètement au Roumain contemporain.
La tête du cochon fraîchement tranchée repose sur un plateau en cuivre. Des hommes aux moustaches noires, épaisses, et chapeaux de la même couleurs, aux bords larges, s’affairent autour de ce morceau de viande jaunâtre, qu’ils doivent couvrir d’ornements : petits bâtons, rubans et perles en verre. Nous sommes au début du 20e siècle, la veille du Petit Noël, autrement dit le Nouvel An. Les Tziganes du village se préparent pour un rituel qu’ils accompliraient le lendemain, le premier janvier. Cette tradition leur appartient exclusivement et ils cesseront de la pratiquer dans environ 50 ans.
La tête du cochon ressemble maintenant à un trophée de chasse et ce n’est pas par hasard. “Vasilca” de son nom, doit être menaçante, rigolote et exotique à la fois. Les Tziganes doivent convaincre les habitants du village, auxquels ils feront des vœux de prospérité, qu’il s’agit là d’un ancien ennemi et non des restes d’un animal domestique, explique l’ethnologue Serban Angelescu :
“Cette tête de porc promenée d’une maison à l’autre était accompagnée d’une chanson, dont le texte assez vaste racontait une véritable histoire. Tout comme le cerf dans les cantiques de Noël autochtones, le cochon y apparaissait comme une bête sauvage qui pénètre agressivement dans le village – les gens le tuent et sa chair est impartie. Mais lors du partage, les Tziganes doivent se contenter des restes, dont notamment la tête du porc, refusée par les boyards et les paysans roumains. Evidemment, on ne peut pas en faire grand chose, alors comment se procurer les meilleurs morceaux, se demandent-ils.
C’est une petite ruse qui les aide : les Tziganes se transforment en chanteurs de cantiques de Noël et font du porte à porte dans le village. Les gens les reçoivent et leur offrent tous les aliments rituels obligatoires dans ces circonstances : pain, fruits, vin et de la bonne viande de porc. La tête de porc n’est pas comestible mais s’avère très utile et d’ailleurs nullement vile parce qu’elle aide les Tziganes, au sein de la communauté, à s’affranchir de leur statut inférieur.”
Le texte du cantique a une fin très flatteuse pour les hôtes, qui sont appelés pêle-mêle “nobles locaux”. C’est pourquoi les Tziganes quittent rarement une maison sans cadeaux bien riches. Après avoir fait le tour du village, le cortège se dirige vers le troquet, généralement situé sur la place du village. Une fois arrivés là, les Tziganes reprennent chacun ses ornements et la tête de porc finit dans un ragoût.
Vasilca tire son nom du patron du premier janvier dans le calendrier chrétien orthodoxe – Saint Basile, Vasile, en roumain. Selon les villageois, Vasile aurait des pouvoirs miraculeux dont il se sert pour protéger les humains contre les diables. Pour le reste, il était cependant d’humeur changeante : soit morose, soit très exaltée, frisant l’ivresse. D’où aussi le côté ludique de la coutume pratiquée par les Tziganes.
Toutefois, ce divertissement, visant à ramasser notamment des vivres, n’était pas tout à fait innocent. On se marrait bien de la tête du cochon, mais on riait plutôt comme un peigne. Ne pas l’introduire dans la maison, c’était de mauvais augure pour la prospérité de la famille. Les paysans de jadis devaient le faire le premier janvier, mais surtout le 20 décembre, à la Saint Ignat, date à laquelle on sacrifiait obligatoirement les porcs pour les fêtes. On faisait entrer la tête de l’animal toujours le groin en avant, pour conjurer la réussite personnelle et pour avoir un cheptel de cochons à envier. Le fait qu’il supportait la violence pour une bonne cause changeait ainsi radicalement la perception des villageois sur le porc, précise l’ethnologue Serban Angelescu:
“Le cochon a un statut ambigu. Il est un des guides des âmes des défunts vers l’au-delà. Dans le nord-est de la Roumanie, dans la Bucovine du 19e siècle, les gens croyaient que le cochon éclaircissait le chemin vers le Paradis, parce que ses poils pouvaient briller comme l’or ou se transformer en cierges. L’ambivalence, elle est là : de son vivant, le cochon ne jouit pas vraiment d’une tonne de respect. On dit, par exemple, qu’on mange comme un porc, qu’on est sale comme un porc, qu’un tel a une tête de porc. On compte beaucoup sur le porc pour balancer des gros mots à quelqu’un. Par contre, une fois sacrifié, le cochon change radicalement de statut et devient un des instruments de la divinité. Vous voyez donc, le cochon est loin d’être le personnage falot bon à manger de la culture traditionnelle.”
Les grandes religions monothéistes sont d’accord sur au moins un sujet : tout le monde méprise le porc. Cela parce qu’il est sale et nullement réticent devant les excès en tout genre. L’expression “être un vieux cochon” n’est pas une trouvaille récente. Elle a ses origines au Moyen Age, la déesse Vénus, appelée “reine de la débauche”, étant alors représentée assise sur un verrat pas des plus jeunes.
Même si le porc vivant a plutôt un côté diabolique, le christianisme oriental lui accorde donc une deuxième chance après le sacrifice. En plus, les réalités climatiques et économiques de cette région ont fait du cochon l’animal central de la ferme paysanne. Ce qui n’est pas resté sans conséquences sur la mythologie : le porc est progressivement parvenu à côtoyer le cerf, symbole sacré par excellence du Noël roumain. Une des légendes du cerf, racontée dans ces circonstances, ressemble étrangement au sacrifice du cochon, affirme l’ethnologue Serban Angelescu.
“C’est l’histoire d’une jeune fille vierge qui se dirige vers ses noces portée par un cerf. Elle est assise entre ses bois, en train de coudre et d’orner un tissu pour son mariage. A un moment donné, le cerf traverse à la nage une rivière rapide et la jeune fille conseille à l’animal de nager doucement pour ne pas compromettre son travail. Sinon, menace-t-elle, ses frères le chasseraient : sa viande servira au repas de noces, tandis que la maison des mariés sera faite des os de l’animal, recouverte de sa peau et peinte de son sang.”
En effet, on ne jette quasiment rien du cochon sacrifié à Noël. Presque toutes les parties de son corps sont utilisées dans des activités domestiques, avec ou sans caractère symbolique.
Pour les paysans du début du 20e siècle, le cochon restait néanmoins un animal inférieur. Il était sacrifié par le chef de la famille, mais le plus souvent par les Tziganes, eux aussi perçus en marge de la communauté. De ce fait, la Saint Ignat, fête du sacrifice des cochons, était également appelée “Noël des Tziganes”, parce que le boucher se voyait offrir une part substantielle de l’animal tué. D’où aussi l’intérêt de se faire inviter dans autant de maisons que possible.
Et justement parce qu’il est convoité aussi bien de son vivant qu’après sa mort, le médiocre cochon vole un peu la vedette au cerf gracieux. Même si, à part “Vasilca”, il n’y a ni chants de Noël ni masques consacrés au cochon. Néanmoins, la nature humaine ne peut se passer d’aucun des deux animaux, voilà pourquoi ils ont été condamnés à partager l’imaginaire festif, précise l’ethnologue Serban Angelescu.
“Le cerf ne peut pas rivaliser avec le cochon dans l’assiette. Le cerf, on le mange lui aussi, mais il est réservé aux chasseurs, car c’est très difficile à élever un tel animal dans la cour ou à en manger le lard. Le cerf est un symbole grâce notamment à sa noblesse que le cochon n’acquerra jamais, quoi qu’il fasse. Pour l’esthétique du Noël, si vous voulez, le paysan roumain appelait le cerf, alors que ce qui tenait à la bonne chère et au ventre, il le laissait au cochon.”
Andrei Popov