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Obscurité ; roman en ligne par Feuilly (Chapitres 30 à 61)

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 écriture romanJ’ai relevé le défi de ce roman en ligne, Obscurité, un peu par jeu, un peu pour leur faire plaisir, mais surtout pour satisfaire mon propre plaisir d’écrire. Au départ, je n’imaginais évidemment pas que mon texte prendrait une telle ampleur. Je pensais à cinq ou six chapitres, sans plus. Et puis voilà. J’ai eu la chance de trouver un fil conducteur (le voyage), qui me permettait à la fois de parler des paysages traversés et d’ajouter une petite intrigue à chaque épisode. Je veux dire par-là qu’il n’y avait pas de plan d’ensemble, je ne savais absolument pas où j’allais aller. Chaque chapitre était donc plus ou moins fermé sur lui-même

Chapitre 30

Une jeune fille était là, qui tenait devant elle un instrument énorme, d’une taille vraiment impressionnante. A la main, elle avait une espèce de grand bâton (il saurait bientôt que cela s’appelait un archet) qu’elle faisait glisser sur les cordes de ce qui ressemblait finalement à un grand violon. Il la voyait de profil et ne pouvait pas bien distinguer ses traits mais, du peu qu’il entrevoyait, il en déduisit qu’elle était belle, incroyablement belle. Quant à ce qu’elle jouait, c’était tout simplement divin. Jamais il n’avait entendu quelque chose d’aussi beau.

Tout ce qu’on écoutait, chez lui, autrefois, c’était la radio, laquelle diffusait les chansons à la mode du moment, quelques-unes en français et la plupart en anglais. Ici, c’était autre chose. Les sons s’envolaient dans les airs avec une élégance qu’il n’avait jamais rencontrée nulle part. Les notes se suivaient, lentes et espacées, presque mélancoliques, puis subitement elles s’accéléraient et formaient entre elles une harmonie parfaite. Là, au milieu des bois, dans cet endroit sauvage, la musique s’élevait, envoûtante, sublime. Dans sa tête, cela faisait comme de grands cercles concentriques et, sans trop savoir pourquoi, il pensa aux buses et aux éperviers qui, dans l’immensité du ciel bleu, faisaient eux aussi des mouvements circulaires, incompréhensibles mais très beaux. De plus, la mélodie qui se dégageait des notes appelait une suite, qu’il devinait pour ainsi dire avant que l’instrument ne la révélât. Du coup, quand la main de la jeune fille, avec son étrange bâton, se mettait à produire ces sons, il ressentait comme un frisson dans tout son être, sans trop savoir, d’ailleurs, si ce frisson était provoqué par l’harmonie de la mélodie, qu’il attendait inconsciemment, ou bien par la beauté et l’élégance de cette main, si belle et si fine. Car cette main l’obsédait et il ne parvenait pas à détacher le regard de ces doigts longs et fins, aux ongles délicats. Il regarda sa propre main et la trouva ridicule. Elle était courte et large, avec des doigts solides, mais petits et trapus. Là-bas, chez cette fille, c’était tout autre chose. Il y avait une élégance naturelle dans la manière dont les doigts se mouvaient avec agilité en tenant ce mystérieux bâton qui produisait des sons si beaux. En plus, la musicienne avait la peau bronzée par le soleil, ce qui accroissait son charme. Il aurait voulu observer son regard, mais une mèche de cheveux noirs pendait sur le côté, cachant les yeux de la belle inconnue, et comme il la voyait de profil, il ne pouvait rien distinguer.
b1cef insert multimedia Obscurité ; roman en ligne par Feuilly (Chapitres 1 à 30)
Il resta là une bonne demi-heure, à écouter et à regarder. Toujours dissimulé derrière une touffe de buissons, on ne pouvait remarquer sa présence. Tout en continuant à écouter cette musique envoûtante, il se dit que c’était quand même bien étrange d’assister à un tel spectacle pour ainsi dire au milieu des bois. Il y avait là quelque chose d’absolument insolite, c’était le moins que l’on pût dire. Et que faisait cette adolescente, seule, en cet endroit ? D’où venait-elle ? Comment faisait-elle pour apporter son énorme instrument en un lieu aussi reculé ? Et puis, surtout, quel âge pouvait-elle bien avoir ? Quinze ans, seize ans ? Il n’avait aucune réponse à ses questions, ce qui le désespérait.

A la fin, la jeune musicienne arrêta de jouer. Elle regarda la nature autour d’elle et il sembla à l’enfant qu’elle soupirait. Puis elle rangea son instrument dans une housse protectrice et l’emporta tant bien que mal à travers la clairière. Il aurait voulu l’aider, tant il était évident que cela lui demandait un effort certain, supérieur à ses forces, mais il ne pouvait pas se montrer. Qu’aurait-elle dit, en découvrant sa présence ? Elle aurait compris qu’il l’observait et aurait pris peur ou même se serait fâchée. Inconsciemment, il savait qu’il devait se montrer discret s’il voulait la revoir. Or il voulait la revoir, cela, c’était une évidence. Il ne souhaitait même qu’une chose, c’était d’écouter à nouveau cette musique sublime et puis surtout de pouvoir enfin découvrir le visage de cette fille inconnue, aux mains si gracieuses. Pendant qu’il se faisait ces réflexions, celle-ci avait atteint l’autre extrémité de la clairière et l’instant d’après, elle avait disparu. Un grand vide et un grand silence se firent dans le cœur de l’enfant. C’est à contrecœur qu’il rentra chez lui, mais qu’aurait-il encore pu faire, seul au milieu des bois ? Ses jeux habituels lui parurent soudain sans intérêt et une grande marche à travers les fourrés ne le tentait vraiment pas. Sa mère et Pauline furent très étonnées de le voir rentrer aussi tôt. Il semblait étrange, comme ailleurs. Elles se regardèrent intriguées, mais n’osèrent pas lui poser de questions.

b1cef 313632065 Obscurité ; roman en ligne par Feuilly (Chapitres 1 à 30)
Le lendemain, à peine la dernière miette du déjeuner avalée, il s’enfuit vers les bois, sans même débarrasser la table comme il le faisait d’habitude. Sa sœur eut beau protester haut et fort, il ne se retourna même pas, se contentant d’un vague geste avec le bras, qu’on pouvait interpréter de bien des façons. Il n’était pas quatorze heures quand il arriva à la clairière. La jeune fille était là, qui jouait comme la veille. Le problème, c’est qu’elle lui tournait complètement le dos, alors, en rampant dans les fourrés, en se contorsionnant comme un ver de terre, en s’aplatissant comme un chat aux aguets, il parvint à atteindre le tronc d’un gros arbre derrière lequel il se cacha. De son nouvel observatoire, il put enfin voir le visage de la musicienne. Il en resta figé sur place, tant celui-ci lui parut beau. Cette fille était vraiment extraordinaire et il se sentit tout troublé. Sans bien comprendre ce qui se passait en lui, il réalisa néanmoins qu’une transformation s’était opérée. Jamais, au grand jamais, il n’avait manifesté le moindre intérêt pour une personne du sexe opposé. Il y avait bien sa sœur, certes, mais bon, c’était sa sœur, c’était différent. Il l’aimait, Pauline, cela, oui, et il l’aurait protégée et défendue contre tous. Mais ici, c’était autre chose qui se passait. Ce qui le troublait, chez la musicienne, outre sa dextérité à faire sortir de cet étrange instrument des sons quasi divins, c’était sa beauté, sa grâce, en un mot, sa féminité. Il avait envie de la voir de plus près, mais c’était impossible car elle aurait alors remarqué sa présence.

Il resta donc là pendant une bonne heure, à observer la jeune fille. Il remarqua qu’elle avait un air pensif, un peu triste, un peu rêveur et cela l’émut fortement. Il grava aussi dans sa mémoire ses traits réguliers et se demanda mille fois où elle pouvait bien habiter. A la fin, comme la veille, elle rangea son instrument et s’achemina vers l’extrémité de la clairière. Il la suivit de loin, en restant à l’abri des arbres et sans jamais se montrer à découvert. Évidemment, il lui fallut un certain temps pour progresser de la sorte, si bien qu’elle disparut bientôt de son champ de vision. Il traversa donc la clairière en courant, afin de ne pas la perdre de vue, mais quand il arriva à l’endroit où elle avait disparu, il n’y avait plus personne. Comme un fantôme, elle semblait s’être volatilisée. Il rebroussa donc chemin, tout dépité d’avoir échoué dans ses investigations, mais se promettant bien de revenir le jour suivant. Il rentra donc à la maison, en flânant un peu, tout en se demandant une nouvelle fois ce qui lui arrivait. Pourquoi cette fille le troublait-elle ainsi ? C’était une chose qui ne lui était jamais arrivée et il sentait confusément qu’une ère nouvelle s’ouvrait devant lui.

Le surlendemain, il était à son poste avec une heure d’avance et il se mit à attendre patiemment. Une heure passa, puis deux, puis trois. La clairière, malheureusement, restait désespérément vide. Il faisait chaud, orageux même, et il est bien possible qu’il s’endormît un peu. A la fin, le soleil rougeoyait déjà à l’horizon quand il se décida à quitter les lieux, la mort dans l’âme. La belle inconnue n’était pas venue… Il en était tout triste. Il quitta à regret son poste d’observation et reprit le chemin de la maison. C’était une journée de perdue.
b1cef 435626650 Obscurité ; roman en ligne par Feuilly (Chapitres 1 à 30)Que ferait-il demain ? Allait-il revenir une nouvelle fois ? Bien sûr qu’il allait revenir ! Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Mais si elle était de nouveau absente ? A cette seule hypothèse, son cœur se serra. Il marchait ainsi distraitement dans un petit sentier, tout occupé par ses pensées, quand il aperçut au loin une silhouette. Holà ! Instinctivement, il plongea dans un fourré, pressentant un danger. En effet, ce n’était pas la musicienne qui s’avançait là, malheureusement, mais un homme avec un fusil, d’après ce qu’il avait pu distinguer ! Il rampa sous les ronciers, bloqua sa respiration et resta immobile. S’il avait pu être une des taupes que Pauline pourchassait, il est évident qu’il aurait disparu dans le sol. On approchait et des pas lourds se faisaient entendre. C’était donc bien un homme. Impossible de lever la tête et de regarder, c’eût été de l’inconscience ! Au contraire, il ferma les yeux et resta aussi immobile qu’un tronc d’arbre. L’inconnu passa donc à cinquante centimètres de lui sans même le remarquer. Une fois qu’il se fut éloigné, l’enfant risqua un œil à travers les feuilles. Il sursauta aussitôt car sans en être tout à fait certain, il lui sembla reconnaître, à son allure, le chasseur de sangliers qui avait agressé sa mère et dont il s’était débarrassé de belle manière.

Chapitre 31

Le fait que ce chasseur puisse être présent dans les parages était inquiétant. D’autant plus qu’il ne fallait pas perdre de vue cette porte qui avait été ouverte lors de leur séjour à Limoges. Quelqu’un avait quand même bel et bien pénétré dans la maison. On ne savait pas qui, bien entendu, et on n’était sûr de rien, mais enfin, cela commençait à faire beaucoup de coïncidences. Le plus difficile à supporter, cependant, c’était de retrouver cet individu précisément ici, dans cet espace de rêve où aurait dû se trouver la jeune fille. Cette partie du bois qui était réservée à la musique était devenue comme sacrée aux yeux de l’enfant. Il s’était mis en tête qu’en dehors de la musicienne et de lui, personne ne connaissait cet endroit reculé et secret. Voir un inconnu s’y promener le dérangeait fortement, surtout si cet inconnu se trouvait être l’agresseur de sa mère. Soudain, il frémit. Et s’il l’avait également attaquée, « elle » ? Après tout, elle n’était pas venue aujourd’hui et c’était bien la première fois qu’elle était absente… Si cela se trouvait, il l’avait égorgée au coin d’un bois ! Ses jambes tremblèrent. Il se voyait déjà découvrant un cadavre ensanglanté dans les buissons. Ou bien la pauvre fille serait agonisante, elle l’appellerait au secours, il s’approcherait et au moment où il voudrait la secourir, elle expirerait dans  ses bras. Il en avait presque les larmes aux yeux. Il dut se dire que les garçons ne pleuraient jamais pour se calmer et reprendre ses esprits. Allons, qu’est-ce que c’était que toutes ces histoires qu’il se racontait ? Après tout, la belle inconnue avait pu avoir un empêchement et puis finalement rien ne  prouvait que l’homme rencontré fût un sadique et un pervers. C’était peut-être tout simplement un brave paysan qui s’en allait tirer quelques lapins sur ses terres. Décidément, ces jours-ci, il se montrait trop sensible et avait l’imagination quelque peu débordante. Il n’empêche qu’il se rejoua pour le plaisir la scène de la jeune fille agonisante. Le fait qu’elle l’appelait au secours n’était pas pour lui déplaire, et se mettre à genoux près d’elle, la soulever légèrement, sentir le poids de son corps contre le sien était un enchantement. Bien sûr, à la fin, l’héroïne mourait, mais bon, de toute façon il en allait souvent comme cela dans les livres et il n’y avait vraiment que dans les contes de Shéhérazade que lisait Pauline que tout se terminait bien.

Il reprit le chemin de la maison et décida de ne rien dire. Car parler du chasseur, c’était aussi parler de ses craintes quant au sort de la jeune fille et de cela il ne pouvait être question. Elle appartenait à son univers secret et il lui aurait été pénible de révéler son existence. Il voyait d’ici le regard soupçonneux de sa mère et les rires moqueurs de sa sœur. « Il est amoureux, il est amoureux… » Qu’elle continue plutôt à chasser les taupes, celle-là, et qu’elle le laisse à ses occupations de grand. Il n’empêche qu’il se montra particulièrement inquiet pendant toute la durée du dîner. Il faisait chaud, lourd, et de temps à autre on voyait des éclairs qui zébraient le ciel à l’horizon, mais sans qu’on entende le moindre tonnerre. Les martinets rasaient les toits et débouchaient à quelques mètres au-dessus de leur table, criant et piaillant comme s’ils pressentaient un danger. « Ils sont devenus fous » fit remarquer Pauline. La mère demanda s’ils savaient pourquoi ils volaient aussi bas en cas d’orage, mais personne ne savait. « Et bien c’est parce que l’air étant plus lourd, les insectes sont incapables de monter en altitude. Les martinets, qui sont des insectivores, chassent donc à ras du sol pour les capturer là où ils se trouvent. »

Pauline, qui savait que ses taupes étaient elles aussi des insectivores, restait béate devant ces merveilles de la nature : si la taupe n’avait pas mangé la larve d’un insecte, le martinet le dévorait une fois qu’il avait atteint l’âge adulte. Le monde était quand même drôlement bien fait ! L’enfant, lui, se demandait, suite à son étrange attrait pour la belle inconnue de la clairière, s’il était du côté du martinet chasseur ou au contraire du côté de l’insecte. Car finalement, s’il était en position de supériorité en observant cette grande adolescente à son insu, il se rendait bien compte que quelque part il était pris au piège puisqu’il éprouvait le besoin de toujours retourner dans la forêt pour la voir. Il essayait bien de se donner bonne conscience en se disant qu’il se rendait là-bas pour la beauté de la musique, mais en son for intérieur il savait bien qu’il n’en était rien. Les seules questions qu’il aurait voulu résoudre étaient au nombre de trois : qui était-elle ? Où habitait-elle ? Que faisait-elle là au milieu des bois à jouer de la musique ? Quand il fermait les yeux, il voyait son visage, avec la mèche noire qui tombait devant les yeux et cela le fascinait terriblement. Il sentait intuitivement qu’elle était différente de lui et il aurait voulu contempler cette différence. Bref, il y retournerait.

Le lendemain, le soleil était revenu et il traîna un peu, pour ne pas arriver trop tôt. Il devenait presque superstitieux. Il avait l’impression que s’il était le premier au « rendez-vous », la jeune fille ne viendrait pas du tout. Mieux valait donc trouver une occupation à la maison avant de s’aventurer dans la forêt. Pour la première fois, il interrogea Pauline sur la chasse implacable qu’elle menait contre les taupes. La petite, enthousiasmée par le fait que son grand frère adoré s’intéressait enfin à son combat, lui fit parcourir trois fois la grande prairie qui jouxtait la maison. Il fallait reconnaître qu’elle avait mené là un combat particulièrement efficace car sur la bonne centaine de mottes qui défiguraient le paysage, il n’en restait plus qu’une vingtaine. On ne savait pas trop ce qui s’était passé sous la terre et si les taupes étaient mortes ou si elles étaient parties ailleurs, mais en surface le résultat était encourageant. Pauline n’arrêtait pas de parler et de lui expliquer avec force détails comment elle s’y était prise. Tout en devisant de la sorte, elle tenait Azraël dans ses bras et le chaton se faisait gâter sans rien dire. A certains moment il regardait l’enfant avec ses grands yeux, comme pour vérifier s’il se rendait bien compte que lui aussi avait participé à ce combat contre les éléments chtoniens. Sans doute voulait-il une récompense pour tout le travail accompli. L’enfant lui caressa la tête et il se mit à ronronner. Mais Pauline ne se souciait pas de cela et elle continuait à parler avec animation, expliquant comment elle s’y prenait pour aplatir d’abord les mottes à coups de pelle avant de les piétiner de rage avec ses bottines. Son frère la regarda en souriant, tant elle était amusante, à donner ses explications avec une telle conviction.

Mais l’heure passait. Quand il estima qu’il était temps de s’en aller, il la planta carrément là et s’achemina vers la clairière enchantée. Tout en marchant, il croisait et décroisait les doigts, pour mettre toutes les chances de son côté et dans l’espoir que finalement elle fût là, en train de jouer de la  musique. Non, il n’était pas superstitieux, loin de là, mais quand même, il ne fallait rien négliger dans une affaire aussi importante ! Une branche arrachée qui semblait indiquer une direction, un lapin qui détalait, une fleur qui avait poussé depuis la veille, lui semblaient autant de signes annonciateurs d’une bonne nouvelle. Il approchait de l’endroit fatidique, le cœur un peu serré, quand il entendit dans le  lointain la musique plaintive de l’instrument. Elle était donc là ! Une vague de bonheur le submergea aussitôt. A pas de loups, il se glissa derrière les troncs pour parvenir à son lieu d’observation habituel. La jeune fille était bien là, en effet, mais elle avait changé de place ! Elle se trouvait aujourd’hui beaucoup plus près de la lisière de la forêt. Autrement dit, elle n’était qu’à une dizaine de mètres de lui, ce qui, à la fois le combla de bonheur et le paralysa complètement.

Qu’est-ce qu’elle était belle ! Cette fois il voyait bien son visage… Elle avait un petit nez tout mignon et des lèvres très fines. Et ses mains ! Qu’est-ce qu’elles étaient fines elles aussi, avec leurs longs doigts allongés et si délicats. En plus, elle avait de la poitrine et on voyait ses seins qui pointaient à travers le tee-shirt. Ce n’était plus une gamine comme sa sœur Pauline, qui l’agaçait parfois avec ses jeux idiots. Non, ici, il avait affaire à une vraie jeune fille, presqu’une femme. Il en avala sa salive et resta comme paralysé. D’un côté, cette maturité physique qui lui sautait aux yeux le ravissait, car il se rendait compte qu’en convoitant un tel corps il se grandissait lui-même, mais d’un autre côté la différence d’âge et de statut par rapport à lui le paralysait complètement. Oui, elle avait bien quinze ans, pour sûr, peut-être même seize. Qu’est-ce qu’il pourrait bien lui dire qui l’intéresserait, lui qui allait seulement en avoir douze dans deux mois ? Elle allait le prendre pour un gamin, ça c’était sûr. C’est qu’en plus elle semblait vivre dans un univers tellement différent du sien ! Jouer de la musique comme elle le faisait, c’était fabuleux. Elle devait sûrement être riche et vivre dans un château, ce n’était pas possible autrement. Il imaginait des pièces immenses, avec des lustres de cristal pendus au plafond, des cheminées monumentales en marbre rose, des escaliers en pierre blanche larges comme les plages de l’Atlantique et qui semblaient monter directement vers le ciel, des tables de bois noir bien ciré, avec des corbeilles qui débordaient de fruits exotiques, et en plus de tout cela, une armée de domestiques qui s’empressaient de tous côtés. Dans une pièce merveilleuse aux fenêtres ogivales et aux vitraux colorés, elle devait apprendre la musique avec des professeurs de renom, descendus de Paris tout exprès pour elle. Ou bien elle jouait seule, cherchant l’inspiration, et relevait parfois la tête en  contemplant, rêveuse, le jeu de la lumière sur les vitraux. Certes, c’était là un mode de vie fort différent du sien et on était fort loin, assurément, de l’écurie obscure dans laquelle il devait s’enfermer pour échapper aux coups de son  beau-père. Il avait honte d’être lui-même. La petite Peugeot, leur vie errante, sa sœur et ses jeux idiots de petite fille, tout cela lui semblait tellement minable par rapport à la vie que la musicienne devait mener…

Chapitre 32

Il la regarda encore, la contempla, plutôt. Elle tenait son instrument gigantesque avec une aisance déconcertante dont il aurait été bien incapable. C’est sûr que s’il avait dû jouer lui-même un morceau, il n’aurait pas trouvé le point d’équilibre de cet énorme engin et aurait été emporté par son poids. Il se voyait déjà tombé par terre, étendu de tout son long sur l’instrument… Qu’est-ce qu’il aurait été ridicule alors ! Elle, par contre, la belle musicienne, avait une grâce toute féminine pour maintenir cette espèce de grand violon d’une seule main, son poids semblant concentré dans la pique de métal qui le maintenait au sol. Tout en jouant sa partition, elle parvenait même à le faire bouger légèrement sans qu’il lui échappât des mains le moins du monde.

Elle venait de terminer un morceau et en entamait un autre, encore plus beau, encore plus aérien. Il lui semblait voir les notes s’envoler comme des oiseaux et aller se perdre la-bas dans les feuillages. La mélodie était prenante, attendrissante même et n’était pas dépourvue d’une certaine mélancolie, voire d’une certaine tristesse. Celle-ci, cependant, était loin d’être désagréable, aussi étrange que cela pût paraître. C’était véritablement l’âme de la jeune fille qui s’exprimait là et plus il écoutait cette musique et plus il avait l’impression de la connaître et même de la comprendre, elle. Car ce qu’elle disait, là, avec ses notes, c’est qu’elle était seule, un peu trop seule pour être heureuse. Elle disait aussi que le monde était beau, qu’elle appartenait à ce monde, mais qu’il lui manquait un petit quelque chose pour que tout fût parfait. Le fait d’exprimer ainsi cette mélancolie finissait par rendre celle-ci presque attendrissante. Au lieu de pleurer sur son sort, la musicienne disait simplement ce qu’elle ressentait au plus profond d’elle-même et du coup, parce qu’elle était parvenue à dire cela, sa propre tristesse se changeait en beauté. L’enfant venait de découvrir le langage artistique et il sut là, au bord de cette clairière, qu’il n’oublierait jamais cette leçon.

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Il se passa alors une chose extraordinaire, une chose que l’enfant n’aurait jamais imaginée, même pas en rêve. Il s’était légèrement avancé pour mieux profiter de ce concert merveilleux et aussi, évidemment, pour mieux contempler ce corps féminin, penché avec grâce dans une sorte de recueillement intérieur. Soudain, après un dernier accord plus long et plus langoureux encore que les autres, la mélodie prit fin. Le silence qui suivit fut impressionnant, tout rempli encore des timbres musicaux qu’on venait d’entendre. La jeune fille alors se redressa et tourna la tête dans sa direction. Bien qu’il fût en partie dissimulé dans les branchages, leur regard se croisèrent. Il resta paralysé. Trop tard pour se sauver ou même pour faire un pas en arrière ! Elle lui sourit « Tu as aimé ce morceau ? » demanda-t-elle comme s’ils s’étaient toujours connus. Il ne sut que répondre et ne répondit donc rien, restant planté là comme un nigaud alors qu’il avait envie de dire et même de crier que c’était là une musique magnifique et qu’il n’avait jamais rien entendu de plus beau. Un peu décontenancée par son mutisme, elle n’en continua pas moins à lui sourire. « Allez, viens, ne reste pas là, caché comme une souris dans son trou. Tu peux venir près de moi pour écouter, si tu veux. »

Alors il sortit de sa cachette car il n’y avait plus d’autre solution. Il se sentait pris en faute comme un voleur. Il fallait dire qu’il était plusieurs fois coupable. D’abord d’avoir été là et de ne pas avoir manifesté sa présence, ensuite d’avoir écouté cette musique qui ne lui était pas destinée et qui était jouée de manière si intime et enfin et surtout d’avoir osé regarder la beauté de cette fille à son insu. Il s’était fait prendre sur le fait et c’était donc comme un coupable qu’il s’avança en titubant. Il aurait dû reculer et s’enfuir, mais il n’en avait plus ni la force ni le courage. Cette voix féminine l’avait complètement paralysé. Il fallait dire qu’elle était douce, incroyablement douce, d’une douceur qu’il n’avait jamais entendue nulle part ailleurs. Elle le regarda. « Ce n’est pas la première fois que tu viens, hein ? Tu aimes la musique ? Tu joues d’un instrument, toi aussi ? » Il était fait comme un rat ! Elle savait tout, absolument tout et l’avait visiblement repéré depuis sa toute première visite. Et en plus, bien sûr que non, qu’il ne jouait pas d’un instrument ! Il se sentait vraiment idiot, là, à côté d’elle. Si au moins il avait pu l’impressionner et lui annoncer qu’il maîtrisait le piano ou la flûte traversière, il aurait eu une chance de se faire remarquer et d’être accepté, mais non, il n’avait rien à dire, il ne jouait d’aucun instrument, pas même du tambour ou de l’harmonica. Il ne savait pas non plus siffler correctement ! Pendant une seconde, il en voulut à sa mère de ne l’avoir jamais inscrit à un seul cours dans un conservatoire. Il s’enfonçait et se sentait de plus en plus en position d’infériorité face à son interlocutrice. Celle-ci, pourtant, continuait à se montrer bienveillante avec lui. Il se dit qu’elle devait avoir le fond gentil pour manifester autant de patience avec un demeuré tel que lui, qui ne savait répondre qua par oui ou par non. Alors, pour rompre cette situation embarrassante et sortir de son malaise, il se lança en avant et parvint à formuler une phrase entière : « Qu’est-ce que c’est pour un instrument que vous avez là ? » Évidemment, il avait à peine posé cette question qu’il en perçut toute l’incongruité et tout le ridicule. S’enquérir de l’instrument lui-même, c’était avouer son ignorance totale dans le domaine de la culture en général et dans celui de la musique en particulier. C’était avouer qu’il ne connaissait rien et donc qu’il était non seulement un ignare, mais aussi qu’il se trouvait à mille lieues de ses centres de préoccupations à elle. En un mot, c’était avouer qu’il était carrément idiot et qu’il n’avait aucun point commun avec elle, qui jouait de la musique comme une déesse.

Il resta donc là à attendre que le ciel lui tombât sur la tête, tout en avalant une nouvelle fois sa salive. Allait-elle éclater de rire ? Allait-elle le congédier d’un geste brusque ? Allait-elle se fâcher devant autant d’ignorance ? Et bien non. De sa voix douce, elle répondit calmement que cet instrument était un violoncelle et elle se mit patiemment à lui en montrer les différentes parties. Elle lui montra la pique, qui permettait de fixer l’appareil au sol, tandis qu’autrefois on le coinçait entre ses jambes. Elle parla de l’archet, ce fameux « bâton » qui l’intriguait depuis le début. Elle lui expliqua la technique des cordes frottées et celle du « démanché », qui n’était autre qu’un déplacement de la main gauche le long du manche afin d’obtenir des notes plus aigües. Il en resta saisi d’admiration.

Son étonnement redoubla quand la jeune fille lui proposa de jouer lui-même. Il se mit donc devant l’instrument et elle se mit derrière lui. Elle avait un parfum envoûtant qui le fit chavirer aussitôt. Ensuite, elle prit sa main pour la positionner correctement sur le manche. Ah ! Comme le contact de cette main était agréable ! La belle inconnue avait la peau douce et sa main était toute chaude… Il en fut complètement troublé. Cependant, il n’eut pas le temps d’analyser les sentiments qui l’agitaient car déjà elle lui confiait l’archet. Son corps était tout contre le sien et c’était délicieux. Elle se pencha davantage encore pour tenir sa main droite et guider le mouvement de l’archet. Le violoncelle émit un cri aigu, suivi d’un grognement rauque. Ils se mirent à rire tout les deux, trouvant là une première complicité. On recommença et ce fut bien meilleur. Quelques notes plus ou moins correctes s’envolèrent dans les airs. C’est elle qui faisait tout, bien entendu, mais cela n’avait aucune importance. L’instant était merveilleux. Ils firent comme cela quelques essais et à chaque fois une sorte de musique s’élevait, plus ou moins plaintive, quelque peu étrange, imparfaite, certes, mais s’améliorant sans cesse. L’enfant se dit que toute sa vie il se souviendrait de ces notes hésitantes, qui tentaient maladroitement de prendre la forme d’un air connu. Il sentait confusément que ces balbutiements sonores étaient à l’image de leur rencontre à eux deux. N’étaient-ils pas eux aussi en train de tâtonner tant bien que mal pour trouver un point de rencontre qui fût harmonieux ? Les notes émises par l’instrument semblaient refléter dans leur imperfection leur désir balbutiant de s’accorder.

A un moment donné, elle changea de position et vint se placer à sa droite. Pour tenir l’archet, elle se pencha donc devant lui et là il crut complètement défaillir. Ses beaux cheveux noirs venaient toucher sa figure et dans l’échancrure du tee-shirt un peu entrebâillé de par sa position, il entrevit ce qu’il n’aurait jamais cru voir, la naissance de ses deux seins. Sans cesse, ses yeux revenaient s’attarder à cet endroit, pendant qu’elle guidait sa main et que le violoncelle se mettait à gémir de plus en plus fort.

Chapitre 33

Combien de temps dura cette leçon de musique ? Il ne pourrait le dire, mais le soleil rougeoyait déjà à l’horizon qu’ils étaient toujours là tous les deux, à essayer de tirer de l’instrument un son qui fût un peu harmonieux. Leurs mains n’avaient pas cessé de se toucher au point que plus tard il se demanderait si c’était vraiment à la musique que la jeune fille pensait en agissant de la sorte ou si au contraire elle cherchait un moyen d’établir le contact. Il ne le saurait jamais en fait. Peut-être même ne pensait-elle à rien du tout finalement et si cela se trouvait elle ne se permettait ces effleurements que parce qu’elle ne voyait en lui qu’un enfant, tandis qu’elle, elle venait d’accéder, grâce à sa présence, au statut de professeur de musique. Comment savoir, finalement, où était la vérité ? Les filles sont tellement impénétrables…

M5180.jpgMais ces réflexions sur les intentions réelles de la belle musicienne, c’est plus tard qu’il se les poserait. Pour l’instant, il était tout simplement sous le charme et il avait déjà assez de mal à discerner ce qui se passait en lui, pour en plus se préoccuper du trouble qui pouvait naître en face, chez cet être magnifique qui était tout près de lui. Ce qu’il retenait, donc, c’était son émoi à lui et c’était déjà beaucoup. Voilà des jours et des jours qu’il l’observait, qu’il la trouvait belle, et l’occasion venait de lui être donnée de s’en approcher, de faire sa connaissance, de la toucher un peu du bout des doigts, et de chercher un terrain d’entente. C’était tout simplement merveilleux.

Mais il fallait partir et vite encore car l’obscurité tombait. On promit de se revoir le lendemain, on discuta de l’heure, on parlementa, on trouva un accord, on se regarda, on se sourit. Il n’y avait plus qu’à se dire au revoir. La jeune fille, un peu intimidée quand même, approcha sa joue et ils se firent la bise. Quelle intensité il y  avait dans ses yeux quand elle s’écarta ! Quel trouble il y avait dans les siens ! Sans plus la regarder, il se précipita en courant vers la forêt et c’est à peine s’il l’entendit qui criait « A demain, promis ? » Dans le bois il faisait sombre, fort sombre, même. On pouvait même dire qu’il faisait presque noir. Il courait toujours, mais ce n’était pas facile car il ne distinguait pas bien les pierres du chemin. Il dû ralentir l’allure et se contenter de marcher d’un bon pas. Il était essoufflé et son cœur battait la chamade. Mais était-ce vraiment d’avoir couru ou bien était-ce l’émotion de cette journée qui remontait à la surface et surtout le trouble qui avait accompagné la bise finale ? Quel regard elle avait eu, quand elle s’était redressée ! Il se demandait s’il n’avait pas rêvé… Mais non, elle avait bien eu ce regard-là. Alors il ressentit en lui une impression étrange, qu’il n’avait jamais connue. C’était comme si sa vie, subitement, prenait un sens supplémentaire, comme si une allégresse inconnue s’emparait de tout son être. Il se sentit plein d’énergie et tout simplement heureux.

Sa progression dans la forêt, cependant, n’était pas aisée. Il commençait à ne plus voir grand-chose et même à ne plus rien voir du tout. Tant que le bois longeait les prairies, cela allait encore, une vague clarté provenait toujours de l’Ouest, mais à un certain moment le chemin s’enfonça à pic vers une rivière encaissée, tout en obliquant vers l’intérieur d’un massif de feuillus. Il commença par se griffer au feuillage épineux des buissons, puis son front heurta une ou deux fois des branches basses et à la fin, comme il fallait s’y attendre dans ce sentier à la pente abrupte, il s’étala de tout son long, tandis que son genou heurtait une grosse pierre. Il faillit pousser un cri tant la douleur fut vive. A travers ses doigts qui palpaient la plaie, il sentit que le sang coulait abondamment. Il ne manquait plus que cela ! Déjà qu’il était en retard ! Il devait bien être vingt-trois heures, maintenant… Qu’est-ce qu’on allait dire chez lui ? En attendant, il ne parviendrait à la maison que s’il prenait sur lui de continuer car personne ne viendrait le chercher ici, dans ce coin reculé de la grande forêt. Il se releva péniblement et se mit à marcher ou plus exactement à se traîner comme il put. La douleur était intense, mais quand même supportable. Après dix petites minutes, il parvint à la rivière, qu’il fallait longer, il s’en souvenait, sur quelques centaines de mètres, avant de la traverser à un passage à gué.

Il marchait précautionneusement, en prenant garde de ne pas tomber dans l’eau dont il entendait le murmure continu à ses côtés. Le sentier était étroit, très étroit même, et il fallait faire bien attention. Il parvint enfin tout en bas, près des grosses pierres qui constituaient le gué. Il n’avait pas le choix, il fallait bien traverser là, il n’y avait pas d’autre endroit. Le voilà donc qui avance précautionneusement en direction de la berge. Dans la pénombre, il devine vaguement de gros cailloux. Il en escalade un, puis un autre. Il se trouve maintenant au milieu de la rivière, car il entend l’eau partout autour de lui. Mais où est le troisième caillou ? S’il se souvient bien, ce n’est même pas un caillou, mais un gros rocher rempli de mousse, contre lequel le courant venait buter. Il ne voit rien, absolument rien. A ce moment, à une dizaine de mètres en amont, une chouette pousse son hululement caractéristique. L’idiote ! Encore un peu et il glissait ! La situation est périlleuse et à vrai dire il n’en mène pas large. Il a beau avancer un pied, tâtonner, cela ne sert rien. Alors il se penche le plus qu’il peut et avec sa main il essaie de trouver ce fameux rocher. Mais non, il ne rencontre que le vide. Il faut se rendre à l’évidence, il n’est pas au bon endroit. Le voilà donc qui rebrousse chemin en prenant garde de ne pas glisser. Tout près de lui, la chouette pousse un nouvel hululement, un peu lugubre. Une fois sur la rive, il avance de quelques mètres et tente un nouvel essai. Ah, cette fois, ça y est, cela doit être cela. Il lui semble même reconnaître la forme des pierres quand il pose le pied dessus. Une , deux, puis le gros rocher, ouf, il est en bonne voie. Bon et maintenant ? Le caillou suivant doit être un peu sur la gauche. A moins que ce ne soit sur la droite, il ne sait plus maintenant… Il cherche, il tâtonne, encore une fois. Ah, c’est sûrement cette masse sombre, la-bas, sur la gauche. Il se risque, tend la jambe le plus qu’il peut et là, catastrophe ! Il glisse sur la mousse et se retrouve assis au milieu de la rivière, avec de l’eau jusqu’à la taille. Il se relève d’un bon. Trop tard, il est trempé ! Qu’est-ce que sa mère va dire ?

Bon, mouillé pour mouillé, il n’y a plus à hésiter. Il traverse carrément en restant dans l’eau et en évitant les cailloux cette fois, c’est plus facile. Quelle idée aussi d’aller faire un gué à l’endroit où la rivière est la plus profonde ? Bon, c’est un peu normal aussi, on est dans la partie la plus basse de la vallée et si la rivière s’élargit à cet endroit et forme comme un petit barrage naturel, c’est ici aussi que le courant est le  moins fort. En attendant, il est vraiment trempé et il sent que ses vêtements mouillés lui collent à la peau. L’impression est vraiment désagréable. Bon, s’il ne veut pas prendre froid, il ne faut plus traîner. Il se met à escalader la colline en face de lui. Au diable le sentier, il ne sait même pas où il se trouve. Il passe à travers tout, se griffe les jambes aux ronces, s’écorche les bras aux branches des jeunes noisetiers, cogne parfois de l’épaule contre un tronc. A flanc de coteau comme cela, il glisse, tombe, se relève, tombe de nouveau, s’agrippe aux racines pour mieux escalader, se retrouve à quatre pattes, quand ce n’est pas sur le ventre. Il se faufile sous les buissons, rampe en-dessous des feuilles de houx, se redresse enfin. Il est au sommet ! Ouf. Il a les deux genoux en sang et celui sur lequel il est tombé tout à l’heure lui fait drôlement mal. Tant pis, il faut continuer. Maintenant ce sera facile, le sentier va aller en s’élargissant jusqu’à la maison, distante d’environ deux kilomètres. Dans une demi-heure tout au plus il devrait être rentré.

Il en était là, à trottiner comme il pouvait, clopin-clopant, quand il s’arrêta net. A la clarté de lune qui commençait à se lever (elle aurait pu apparaître un peu plus tôt, celle-là !) il vit, à une vingtaine de mètres de lui, trois petites formes qui dansaient au milieu de la route. D’instinct il se mit à couvert et observa la scène. C’étaient trois renardeaux qui gambadaient et folâtraient. Ils couraient dans tous les sens, jouant à se poursuivre et quand celui qui était plus rapide rattrapait le plus lent, il venait lui mordiller l’oreille ou le cou. C’était mignon comme tout de les voir là, insouciants et jouant comme des enfants qu’ils étaient, finalement. Soudain, ils arrêtèrent de bondir et restèrent là, aux aguets. Puis, sans raison apparente, ils s’enfuirent à toute vitesse et bientôt disparurent. La renarde, qu’il n’avait pas encore aperçue et qui visiblement surveillait sa progéniture, débusqua il ne savait d’où et prit la même  direction que ses petits. Il allait se relever, intrigué, quand il entendit des pas derrière lui, sur le chemin. Il se tint coi et retint son souffle. Quelques instants après, une silhouette passa, à quelques mètres de lui seulement. C’était de nouveau un homme avec un fusil en bandoulière.  Etait-ce le même que l’autre jour ? Probablement. Etait-ce l’agresseur de sa mère ? Honnêtement, il n’aurait pas pu le dire, mais dans tous les cas mieux valait être prudent et attendre encore un peu avant de s’aventurer plus loin. Il laissa donc dix grosses minutes s’écouler puis reprit enfin la route, ce qui l’amena à minuit moins dix à la maison. Sa mère était dans tous ses états. « D’où est-ce que tu viens ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Mon Dieu, mais tu es tout mouillé ! On t’a poussé à l’eau ? Tu as glissé ? Et ces genoux ! Mais tu es en sang ! » Elle s’agitait tellement qu’elle tournait autour de son fils sans prendre aucune résolution et celui-ci était à ce point assailli de questions qu’il n’arrivait pas à fournir la moindre explication à son retard. C’est Pauline finalement qui trancha. Le mieux qu’il avait à faire, c’était d’abord de changer de vêtements et de prendre un bon bain chaud,  s’il ne voulait pas prendre froid. Ensuite, on désinfecterait ses blessures et il pourrait raconter son aventure en long et en large.

La mère retrouva vite son sang-froid et d’autorité elle conduisit l’enfant dans la salle de bain, non sans avoir allumé au préalable la lampe Camping-Gaz. Le pauvre tenta d’expliquer qu’à douze ans il savait quand même se laver tout seul, mais la réplique tomba comme un couperet : « Quand on voit dans quel état tu t’es mis, on se demanderait bien si tu vas vraiment avoir douze ans. » Et elle le déshabilla en un tournemain. Il se retrouva tout nu devant sa mère et sa sœur sans avoir eu le temps de protester. La situation était gênante, humiliante, même. Lui qui il y a quelques heures se comportait quasiment en adulte avec la jeune fille, voilà qu’on le traitait comme un gamin de cinq ans. Mais que faire ? Il n’était pas vraiment en position de force pour pouvoir discuter. En rentrant à minuit, crotté et blessé, il avait certes compromis la liberté dont on le laissait jouir depuis leur arrivée à La Courtine.

Chapitre 34

Le lendemain, l’angoisse lui sera la gorge dès son réveil. Il avait bien compris qu’il ne serait plus question de s’éloigner de la maison à moins que d’être accompagné. Or de cela, il ne pouvait être question, puisqu’il avait un rendez-vous secret. Mais ne pas se rendre à ce rendez-vous était également impossible. Tout son être se révoltait rien qu’à cette idée. Décidément sa mère ne comprenait rien ! Et voilà que pour la première fois il se mettait à la maudire. Non seulement on lui refusait de se promener dans les bois, mais en plus on l’empêchait d’apprendre la musique. Il était peut-être un génie qui s’ignorait et voilà qu’avec cette interdiction idiote on allait lui faire rater son avenir. Car c’était maintenant qu’il devait se familiariser avec le violoncelle, il le sentait bien. Décidément, il vivait dans une famille idiote qui n’entendait rien à l’art. Car il était à n’en pas douter un artiste. La jeune fille elle-même ne l’avait-elle pas complimenté pour ses progrès rapides ? Bon, il devait absolument trouver un moyen pour la rejoindre, mais lequel ? Parler d’elle, avouer son existence, non, cela ne se pouvait pas. C’était mettre sur la place publique ce merveilleux secret auquel il tenait tant et puis il sentait bien, confusément, que la désapprobation de sa mère serait encore plus grande, son instinct le lui disait. Car c’était bien une fille qu’il allait rejoindre et ce qu’il éprouvait pour elle, cet étrange sentiment qui le bouleversait en dedans, et bien c’était là une chose qu’on ne disait à personne et surtout pas à sa mère.

Il ruminait ces pensées tout en prenant son petit déjeuner et il était clair qu’il affichait malgré lui un air préoccupé qui n’échappa pas à Pauline. Perfidement, celle-ci en profita pour remettre sur le tapis sa mésaventure de la veille. « Au fait, tu ne nous a pas dit, pour hier. Pourquoi es-tu rentré si tard ? Et pourquoi étais-tu tout mouillé ? Tu as été poursuivi par des sangliers ou quoi ? » « Oui, c’est vrai cela, ajouta la mère, tu ne nous encore rien dit. Que s’est il passé exactement ? » Sa sœur était une garce et elle le lui paierait. Il lui jeta un regard noir, pendant qu’elle le dévisageait avec un petit sourire moqueur. Mais l’idiote, avec son histoire de sanglier, venait de lui donner sans le savoir un bon argument. Elles allaient voir toutes les deux quel héros il était !

« Et bien, voilà. Je me promenais comme d’habitude, mais j’étais allé un peu plus loin, histoire de ne pas toujours tourner en rond dans le même kilomètre carré. Alors j’ai franchi la rivière à un passage à gué. C’est très facile, il y a de grosses pierres… » « J’ai vu comme c’était facile » susurra Pauline, perfide. «  Bon, si c’est pour te moquer de moi, je me tais et tu ne sauras jamais rien. » « Il me semble pourtant qu’on a droit à une petite explication, non ? » l’interrompit la mère. « Oui bien sûr. J’étais donc en train de dire, avant qu’on ne  m’interrompe, que j’avais franchi la rivière sans problème. Je me suis aventuré un peu plus loin et là je suis tombé presque nez à nez avec un chasseur, chasseur qui pourrait bien être celui avec lequel nous avons eu quelques petits problèmes l’autre soir. » « Et alors ? » demanda la mère, qui était devenue toute blanche. « Alors, rien. Il ne m’avait pas vu, j’en ai donc profité pour le suivre de loin. Forcément, il n’était plus question de continuer à marcher au milieu du  chemin, je devais me cacher. De temps en temps, je devais ramper sous les buissons ou me jeter dans un fossé. C’et ce qui explique toutes ces égratignures et la blessure au genou. Mais je ne devais absolument pas le perdre de vue car je voulais savoir ce qu’il manigançait.

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A un moment donné, il a tiré sur un lapin, l’a ramassé et l’a mis dans sa gibecière. Plus loin, il a encore tiré, mais cette fois il a manqué son coup. Il n’avait pas l’air content, aussi, quand il a vu trois petits renards qui gambadaient sur la route, il les a exterminés froidement, en tirant au moins six balles. C’est un fou, ce gars, un vrai malade. » « Tu n’aurais pas dû le suivre. »  « C’est vrai, mais je voulais savoir à quoi il ressemblait et ce qu’il était capable de faire. Et bien j’ai vu. Tuer ainsi des renardeaux sans défense, c’est carrément crapuleux. Quand il est passé devant leur corps, il leur a même donné un coup de pied. J’ai continué à le suivre, mais en conservant une bonne distance, car je n’avais pas envie de recevoir, moi aussi, un coup de fusil. » « Et alors, qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? » demanda Pauline, qui ne perdait pas un mot des propos de son frère. « On a continué à marcher comme cela, lui sur la route, moi en me cachant tant bien que mal dans les fourrés. Je devais faire bien attention, car parfois je marchais sur une branche morte qui craquait et j’avais peur de me faire repérer. On a encore avancé pendant un bon quart d’heure et puis on s’est retrouvés à un endroit où il y avait une maison dans une clairière. Et là, dans cette clairière, une jeune fille jouait de la musique. Le chasseur a hésité puis il  s’est arrêté. Il s’est mis à  l’observer et à la regarder d’une manière étrange et moi qui voyais toute la scène, je n’aimais pas trop cela. Je pressentais qu’il allait se passer quelque chose.

Les minutes défilaient cependant et je commençais à être rassuré quand subitement il prit son fusil et introduisit plusieurs cartouches dans la réserve. Une grive ou un merle, je ne sais pas trop, chantait à la cime d’un arbre. Alors, comme cela, sans raison, il épaula, visa l’oiseau et fit feu. La détonation fut impressionnante et toute la vie de la forêt s’immobilisa. Quelque part dans les fourrés, on entendit  le bruit d’un corps mou qui tombait. Ce devait être la grive. La musicienne, elle, avait cessé de jouer. Elle s’était levée d’un bond et regardait dans notre direction. Le chasseur tira un deuxième coup, en l’air cette fois. Alors la jeune fille prit peur et elle s’enfuit vers la maison, dont on entendit la porte claquer. Le silence qui suivit fut impressionnant. Il n’y avait plus aucun chant d’oiseau et on n’entendait plus la mélodie du violoncelle. » « Comment sais-tu que c’était un violoncelle ? » interrogea Pauline « Comment, cela, comment je le sais ? Mais tout le monde sait ce qu’est un violoncelle, voyons. C’est une espèce de grand violon qu’on dépose par terre et qui tient dans le sol grâce à une pique. Tu es vraiment la seule à ne rien connaître en musique ! Franchement… » La petite baissa la tête, consciente de son inculture et pleine d’admiration pour ce grand frère qui, décidément, était expert en tout. La mère, elle, voulait surtout connaître la suite. Le chasseur avait-il finalement remarqué sa présence ? Avait-il tiré d’autres coups de feu ? Et lui, pourquoi s’était-il finalement retrouvé tout trempé ?

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L’enfant reprit son récit. En fait, il était resté longtemps caché dans le sous-bois après le départ du chasseur. Très longtemps, même, de peur de se faire voir. Alors, quand il s’était remis en route, il faisait presque noir. Et voilà qu’au moment de retraverser la rivière, il avait glissé. Rien de si grave finalement. « En tout cas, il n’est plus question que tu remettes un pied dans cette forêt » déclara la mère. L’enfant accusa le coup. Quel idiot il avait été ! Plutôt que de minimiser les dangers de son expédition, voilà qu’il en avait rajouté en inventant cette histoire à dormir debout. Il était pris à son propre piège. Mais quelle idée aussi de vouloir épater la galerie ! Tout cela pour garder l’existence de la jeune fille secrète, mais de toute façon cela avait été plus fort que lui, il avait quand même fallu qu’il en parle. Bref, il s’était montré particulièrement nul.

Le voilà donc condamné à jouer avec Pauline. Lui ? Avec Pauline ? Une gosse de même pas huit ans. Quel déshonneur, alors que la veille il apprenait la musique avec une demoiselle de seize… En fermant les yeux, il revivait la scène : il sentait l’odeur discrète de son parfum, percevait le contact de ses doigts contre les siens, voyait sa mèche de cheveux qui tombait, devinait l’existence de sa poitrine… Ah, ce tee-shirt entrebâillé ! Cette dernière vison, surtout, l’obsédait. Jamais il ne s’était senti si proche de ce mystère, qui faisait que la moitié de l’humanité était différente de lui. Là, il aurait pu, presque, d’un doigt délicat, écarter quelque peu le tee-shirt et regarder…

Mais non, il fallait jouer avec Pauline ! Quelle plaie, cette gamine. Et aujourd’hui elle se montrait particulièrement casse-pied, avec ces jeux débiles de princesses et de chevaliers. Avait-on jamais vu un chevalier traverser la forêt sur un cheval blanc, des pierres précieuses accrochées à sa crinière ? Non, on n’avait jamais vu cela. Par contre, une belle princesse, il savait où il y en avait une et il mourait d’envie d’aller la retrouver. En plus, ils s’étaient fixé un rendez-vous pour cette après-midi. Ne pas s’y rendre eût été fort impoli. Sa mère ne se rendait pas compte, mais avec son inquiétude ridicule et sa manière de voir le danger partout, elle le mettait dans une situation fort inconfortable. Non seulement elle l’obligeait à trahir sa parole, mais en plus elle l’obligeait à la trahir devant l’être qui comptait le plus pour lui au monde  Or, cela, il ne pouvait en être question. Au diable l’interdiction maternelle, puisqu’il devait se rendre dans la clairière, il s’y rendrait. Oui, mais comment ? Avec Pauline qui n’arrêtait pas de le suivre, cela se présentait assez mal… A moins que… Oui, voilà, il fallait se servir de Pauline pour s’échapper de la maison. Une fois dans la forêt, il aviserait.

Pendant tout le déjeuner, il affina son plan et quand, à quatorze heures, il se retrouva dans la prairie avec sa sœur, il lui suggéra de s’aventurer dans le bois jusqu’à la rivière car à cet endroit-là, il n’y avait pas de doute, elle trouverait certainement le cheval blanc de son prince charmant en train de boire. La petite, qui flairait le piège, mais qui mourait d’envie de connaître une vraie aventure, semblait hésiter. Allons, il ne fallait pas. Elle verrait par la même occasion l’endroit où il était tombé à  l’eau la veille. Et puis personne ne saurait jamais rien de leur escapade, c’était l’affaire d’une bonne demi-heure tout au plus. Pauline, acquiesça, tout heureuse de s’aventurer au-delà de la maison, mais surtout enchantée de braver un interdit. Ce jeu illicite en compagnie de son grand frère l’excitait au plus haut point. Ils partirent donc sur le champ sans se faire remarquer.

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Chapitre 35

Un fois arrivé au gué, l’enfant tenta en vain de se débarrasser de Pauline, mais cela fut plus difficile que prévu. Il croyait lui demander d’attendre l’arrivée (fort improbable, certes) du fameux cheval blanc serti de diamants qu’elle avait inventé dans son jeu. Mais la petite n’était quand même pas idiote et il fut impossible de lui faire avaler une pareille couleuvre. En réalité, non seulement elle avait déjà deviné qu’il voulait l’abandonner dans ce lieu solitaire, mais en plus elle flairait qu’il lui cachait quelque chose. Elle n’avait donc pas l’intention de le lâcher d’une semelle et le lui fit comprendre de la manière la plus claire. Puisqu’il avait désobéi en s’engageant dans la forêt, elle se ferait fort d’aller tout raconter à leur mère s’il n’acceptait pas sur le champ qu’elle l’accompagnât jusqu’au bout de son expédition. Quant à sa propre présence en ces lieux interdits, elle dirait tout simplement qu’il l’avait obligée à le suivre. Elle rappela si besoin était qu’elle savait mentir avec affront, mais cette dernière remarque n’était pas nécessaire. Déjà, l’enfant cédait : bon, puisqu’il en était ainsi, elle l’accompagnerait jusqu’au bout de cette promenade, mais à la condition de ne jamais rien révéler de ce qu’elle verrait. Pauline promit tout ce qu’il voulut et fut la première à se remettre en route, tant elle était impatiente de découvrir la clef du mystère.

Elle ne dut pas attendre longtemps car bientôt le son langoureux du violoncelle s‘éleva au milieu des bois. Elle fut pour le moins intriguée. L’enfant, lui, était à la fois transporté d’enthousiasme (« Elle » était venue !) et particulièrement contrarié. Qu’allait dire la jeune fille en le voyant arriver avec sa petite sœur ? Il se sentait complètement ridicule. On n’avait jamais vu cela, fixer un rendez-vous avec une fille et y venir en compagnie d’une autre fille. C’était pour le moins incongru. Mais à la limite cela aurait pu le grandir aux yeux de la musicienne si cette personne avait au moins eu son âge. Elle aurait cru dans un premier temps que c’était sa petite amie et puis voilà. Il aurait suffi ensuite de démentir. Mais ici : arriver avec une gamine ! Et sa sœur en plus ! Quelle honte ! Ils auraient l’air de deux gosses qui viennent admirer sottement un instrument de musique. L’adolescente croirait qu’il n’avait rien compris aux frôlements des doigts, au tee-shirt entrebâillé sans doute à dessein, au rendez-vous plein de promesse… Pourtant il n’était venu que pour cela, ça oui, alors ! Qu’est-ce qu’il s’en moquait, dans le fond, du violoncelle et de la musique… Mais ces doigts qui effleuraient les siens, ce parfum discret qui l’envoûtait, ces seins qu’on devinait… Ah, voilà tout ce qu’il allait perdre à cause de cette idiote de Pauline qui n’était pas capable, à son âge, de rester seule au bord d’une rivière. Quelle peste de gamine !

Il tenta donc encore une fois de trouver un moyen pour la dissuader d’aller plus avant. C’était peut-être dangereux tout cela. On n’avait jamais entendu de la musique en pleine forêt. Il fallait que ce fût là un phénomène extraordinaire et à vrai dire quelque peu surnaturel. En tant qu’aîné, la prudence lui recommandait de protéger sa sœur et donc il lui conseillait fortement de l’attendre là pendant qu’il irait en reconnaissance. Pauline le regarda droit dans les yeux : «Tu te moques de moi ou quoi ? Je ne suis pas venue aussi loin pour t’attendre comme une gourde, quand même !¨Présente-la-moi, plutôt, et qu’on n’en parle plus. » « Te présenter qui ? » « Ben, cette fille que tu tiens absolument à rencontrer, tiens. » L’enfant en resta bouche bée. Comment avait-elle deviné ? « Ben quoi, c’est pas difficile, quand même. Il suffit de voir quel air complètement idiot tu as quand on est à table et qu’on dîne. On a vite compris, va. Tu ne parles plus, tu rêves tout le temps et tu inventes plein de mensonges pour pouvoir repartir aussi vite que possible. En plus tu reviens tard et même de plus en plus tard. D’ailleurs maman l’a dit elle–même (« Ce n’est pas possible, il y a une fille là-dessous. ») Alors voilà, puisque je suis venue pour la voir, présente-la-moi tout de suite. J’attends. En tout cas elle joue drôlement bien de la musique, il n’y a pas à dire. Mais n’oublie pas, quand même,  que je suis ta sœur et qu’elle ne l’est pas. C’est moi qui ai tous les droits et pas elle. C’est moi que tu dois protéger et pas cette inconnue. C’est avec moi que tu dois jouer et pas avec cette étrangère. Ca ne serait pas juste ! »

Là-dessus Pauline baissa la tête et on aurait pu croire qu’elle allait se mettre à pleurer. Ruse féminine ou vérité ? L’enfant n’en savait strictement rien et il était un peu perdu, parce que son secret, qu’il croyait si bien gardé, avait été découvert sans la moindre difficulté. Mais il était ému aussi car il sentait comme une faille derrière le ton fanfaron de sa sœur. On aurait dit qu’elle pressentait un danger et qu’elle avait peur d’être abandonnée. Il repensa à leur histoire : cette fuite devant l’agressivité du père, ce manque d’amour cruellement ressenti, leur errance depuis des jours et des jours, l’incertitude du lendemain… Alors il se dit qu’il était normal, finalement, qu’une petite fille de sept ans s’accrochât désespérément à son grand frère dans de telles circonstances. Le fait qu’il se rapprochait d’une autre personne ne pouvait que la déstabiliser et l’inquiéter. Il lui fallait donc emmener Pauline avec lui, cela semblait aller de soi.

Mais d’un autre côté, lorsqu’il voyait la scène de leur arrivée dans la clairière à travers les yeux de la jeune fille, il continuait à se sentir complètement ridicule. Partagé entre l’amour certain qu’il éprouvait pour sa sœur et l’attirance tout aussi certaine qu’il manifestait pour cette fille, il ne savait quelle attitude adopter.

Cependant, avait-il vraiment le choix et Pauline n’avait-elle pas déjà décidé pour lui ? Alors il ne dit rien et reprit sa route en direction de cet endroit magique d’où s’élevait toujours cette mélodie à la fois tendre et tragique. On aurait dit que la musicienne mettait toute son âme dans ce qu’elle jouait et plus ils approchaient, plus il sentait toute la tension qu’il y avait dans ce morceau. Était-ce un compositeur célèbre qui avait écrit cette partition ou bien l’adolescente improvisait-elle en fonction de ce qu’elle ressentait ? Il était tout disposé à croire que cette dernière version était la bonne, tant il avait envie d’admirer et d’idéaliser cette belle inconnue dont finalement il ne savait pas encore grand chose. Il y avait, dans ce morceau qu’elle jouait, de la mélancolie, mais une mélancolie qu’on pourrait qualifier de tendre. Ce n’était pas du désespoir, non, mais plutôt une sorte de tristesse, l’attente de quelque chose qui ne venait pas. L’enfant devinait qu’elle exprimait là une sorte de mal-être qu’il croyait connaître, car lui aussi se sentait envahi depuis quelque temps par le même sentiment, sans qu’il pût en deviner la cause. Était-ce leur âge qui voulait cela ? Confusément, il se rendait compte que le monde magique de l’enfance était terminé pour lui et qu’il abordait maintenant une autre partie de son existence, une partie faite de doute et d’incertitude et qui lui faisait un peu peur. Comme lui faisait peur cette attirance nouvelle pour le corps de la jeune fille. Jamais auparavant il n’avait eu ce genre de réaction et il avait pu voir des milliers de fois sa sœur déshabillée dans la salle de bain sans qu’il en éprouvât le moindre émoi. Or ici, un tee-shirt un peu entrebâillé et il était dans tous ses états. Le mot « peur » ne convenait d’ailleurs pas pour décrire cette situation car ce qu’il ressentait était au contraire très agréable, délicieux, même. Mais il avait quand même une sorte d’inquiétude face à cette attirance car il ne savait pas trop ce qu’il convenait de faire pour la concrétiser et la dépasser.
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Bref, toutes ces idées s’entrechoquaient dans sa tête pendant qu’ils continuaient d’avancer, si bien qu’ils se retrouvèrent à la clairière sans même qu’il s’en rendît compte. La musicienne arrêta de jouer sitôt qu’elle les vit. Comme ils restaient là, interloqués, elle leur fit un petit signe et tout en souriant leur dit d’avancer. « C’est ta petite sœur ? Tu ne m’avas pas dit que tu avais une sœur. Elle est bien jolie, dis donc. » Quelque part, il se sentit rassuré, mais en même temps les choses étaient en train de se dérouler comme il le craignait. Elle était elle, l’adulte et eux les enfants. Et en effet, pendant la petite heure durant la quelle ils discutèrent, elle s’adressa surtout à Pauline, à qui elle apprit également à jouer du violoncelle. L’avantage, tout de même, c’est qu’elle parla d’elle et qu’il en apprit un peu plus sur son compte. Elle n’habitait pas du tout dans un château, mais dans une vieille ferme, tenue par son père déjà âgé. Sa mère était morte il y avait pas mal d’années déjà et elle se sentait un peu seule, ici, au milieu des bois. Comme les jeunes de son âge, elle aurait bien aimé sortir, voir du monde et même, ajouta-t-elle en rougissant, rencontrer des garçons. Mais il n’y avait personne dans ce désert et en disant ces mots elle planta ses yeux dans ceux de l’enfant qui en fut tout retourné et qui sentit comme des picotements dans tout son  être. A la fin, ils descendirent vers le bas de la clairière, empruntèrent un petit chemin et elle leur montra de loin la ferme de son père.

C’était une vieille bicoque, à moitié en ruine, avec une bonne vingtaine de stères de bois de chauffage qui séchaient en plein soleil et qui faisaient devant la maison  comme une barricade infranchissable et peu accueillante. Dans les étages, des carreaux avaient été cassés et n’avaient pas été remplacés, si ce n’était pas une feuille de plastique. Sur la droite, au milieu d’un pré en friche, une espèce de marre qui avait dû être un superbe étang servait d’abreuvoir et de piscine aux cochons. Deux truies énormes d’au moins quatre cents kilos chacune étaient d’ailleurs vautrées dedans, tandis qu’un verrat, plus imposant encore, les regardait avec ses petits yeux libidineux. Deux grandes dents, qui n’étaient pas sans rappeler les défenses du sanglier, sortaient de sa mâchoire et c’est sûr qu’on n’aurait pas osé s’approcher d’un pareil monstre  sans être  accompagné par le propriétaire. Comme si cela ne suffisait pas, trois chiens enchaînés, des molosses de belle taille, s’étaient mis à aboyer avec rage dès qu’ils avaient aperçu les visiteurs.

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Le contraste entre cette espèce de taudis perdu au milieu des bois et la grâce de la jeune fille était saisissant. On ne comprenait pas comment elle avait pu appendre la musique dans un pareil endroit ni comment elle parvenait à jouer des mélodies aussi belles et aussi gracieuses quand on voyait dans quel milieu elle vivait. Pauline elle-même perçut ce contraste et si elle ne dit rien, elle n’en pensa pas moins.

Mais déjà il fallait se quitter, car ils n’étaient pas censés s’être aventurés dans la forêt et auraient dû rester près de la maison. Impossible, pourtant d’avouer la vérité sans se montrer complètement ridicules. Aussi, quand l’enfant bredouilla qu’il était vraiment désolé, mais qu’aujourd’hui il ne pouvait pas rester longtemps, sa sœur vint à son secours et trouva sur le champ une explication plausible. Une grande ballade en voiture à travers le plateau de Millevaches était prévue et s’ils ne se dépêchaient pas, ils allaient la    rater. Décidemment, Pauline était peut-être une peste, mais elle était drôlement efficace quand il le fallait et quand elle voulait…

On se quitta donc en se promettant de revenir le lendemain. On se fit la bise, mais quand ce fut le tour de l’enfant, les lèvres de la jeune fille vinrent effleurer le coin de sa bouche, par inadvertance sans doute. Il la regarda, surpris, et l’éclair qu’il perçut alors dans son regard à elle le bouleversa complètement. D’autant que ce regard dura au moins trois secondes, ce qui, dans de telles circonstances, est une éternité. C’est donc le cœur battant à tout rompre qu’il reprit le chemin du retour. Arrivés à la lisière de la forêt, ils firent un grand signe qui leur fut aussitôt rendu, puis ils rentrèrent chez eux. Tout le long de la route, il ne fit que rêver à ce baiser un peu particulier qu’il venait de recevoir et surtout à l’éclat du regard qu’Elle avait eu. Il était le garçon le plus heureux du monde.

Par contre, quand ils arrivèrent à la maison, ce fut la catastrophe. Il sut aussitôt que le monde venait de basculer et qu’il ne reverrait jamais la jeune fille : une camionnette de gendarmerie était garée devant l’entrée.

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Chapitre 36

« Ce sont vos enfants ?» dit le capitaine, comme ils arrivaient. « Bien. Alors vous venez avec eux comme convenu demain à dix heures au commissariat. On vous reposera quelques questions pour notre rapport. De notre point de vue, cela devrait être vite réglé. A première vue, vous occupez cette maison légalement, mais que voulez-vous, nous, quand on reçoit une plainte, il faut bien qu’on la traite. N’oubliez quand même pas de retrouver la lettre de votre amie, qui vous autorise à occuper les lieux. Par contre, pour l’autre affaire, cette séparation d’avec votre mari, c’est plus compliqué. Je vais d’abord me mettre en rapport avec mon collègue, là haut, dans votre région. D’après ce que je vois dans mon ordinateur, ce monsieur aurait déposé une plainte pour enlèvement d’enfant. Mais bon, il faut d’abord se renseigner, vérifier s’il y a une ordonnance du juge… Dans ces affaires de séparation ou de divorce, il n’est pas toujours facile d’y voir clair. Donc, avant d’agir, je préfère d’abord me renseigner.  A demain ? » « Oui, à demain et moi de mon côté  je vais rechercher cette lettre de mon amie. »

Le fourgon s’éloigna et on l’entendit qui redescendait vers La Courtine. A peine le bruit du moteur se fut-il évanoui, que la mère s’effondra. Assise dans l’herbe, elle ne disait plus rien et semblait complètement bouleversée. Les enfants tentèrent d’en savoir un petit peu plus, alors, lentement, d’une voix éteinte, elle leur raconta ce qui s’était passé. Quelqu’un était allé porter plainte à la gendarmerie, pour signaler qu’il n’était pas normal que la maison qui était à la sortie de la ville fût occupée. Tout le monde savait que sa propriétaire avait épousé un architecte péruvien (certains disaient bolivien, preuve qu’en fait on ne sait jamais vraiment tout) et qu’elle avait été vivre avec lui dans une grande propriété en Amérique du Sud. Il y avait bien deux ans de cela et depuis la maison était abandonnée, alors, le fait qu’elle fût de nouveau occupée avait intrigué quelques personnes. D’autant plus qu’on voyait peu les nouveaux locataires, qui se montraient anormalement discrets et semblaient éviter la foule.

« Et alors ? Qu’est-ce que tu as répondu ? » demandèrent-ils en chœur. Et bien, en fait, elle avait été un peu prise de court, alors elle avait inventé une histoire de lettre par laquelle son amie lui donnait son accord pour qu’elle vînt passer ses vacances dans la Creuse. Elle ne demandait pas de loyer mais souhaitait simplement qu’elle entretînt un peu les abords. Alors elle avait montré au gendarme les taupinières  aplaties et les vitres qui, par chance, avaient été lavées la veille. Comme il continuait à se montrer sceptique et même suspicieux, elle s’était empressée de lui présenter la clef reçue à Limoges, en inventant une affaire abracadabrante de coli venu d’Argentine. Ce coli contenant la clef se serait égaré quelque temps avant finalement de lui parvenir avec retard. Sans cela, bien entendu, elle serait venue s’installer ici dès le premier juillet, une fois l’école terminée. « Un colis d’Argentine ? Vous voulez dire du Pérou, je suppose ? » avait demandé l’officier, tout en lui lançant un regard méfiant. « Oui, bien sûr, du Pérou » avait-elle murmuré, mais elle sentait ses jambes qui tremblaient pendant qu’il continuait à l’observer sans rien dire.

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Après, il lui avait demandé une pièce d’identité et était allé vérifier ses coordonnées sur l’ordinateur qui se trouvait dans le fourgon. Quand il était revenu, c’est lui, subitement, qui semblait bien embêté et tracassé. C’est qu’il était venu pour une vérification de routine et voilà que cela se compliquait drôlement. Sur son PC, on parlait d’abandon du domicile conjugal, d’une plainte du mari, d’un enlèvement d’enfant. Beaucoup d’ennuis en perspective, tout cela. On était en plein juillet, il faisait chaud et il avait surtout envie, ce soir, d’aller pêcher tranquillement au bord de la rivière plutôt que de gérer une mère hystérique à qui il allait peut-être falloir reprendre son enfant. Il entendait déjà ses cris d’ici, puis ses pleurs et ses sanglots… Alors, passer sa soirée à tenter de résoudre ce genre de situation, non merci. Il se souvint que le lendemain matin c’était son collègue qui était de planton au bureau, alors il se dit que cette affaire pourrait très bien attendre demain. D’autant plus que l’ordinateur ne donnait aucune directive sur l’attitude à adopter. On parlait bien d’enlèvement d’enfant, mais on ne disait pas qu’il fallait le récupérer à tout prix, cet enfant. On ne disait rien du tout, en fait. Alors, plutôt que d’aller faire une bêtise, mieux valait attendre et se renseigner d’abord. Voilà sans doute le discours intérieur que le gendarme avait dû se tenir, avant d’inviter la mère à se présenter demain au commissariat. C’est en tout cas comme cela qu’elle voyait les choses, elle.

Quand elle eut finit de parler, un grand silence se fit.  « Peut-être bien qu’il a eu pitié de nous et qu’il l’a fait exprès » dit Pauline. « Comment cela, exprès ? » « Ben oui, si cela se trouve, lui aussi, quand il était petit, il s’est sauvé avec sa maman, qu’est-ce qu’on en sait, après tout ? » « C’est vrai, cela » ajouta l’enfant, «il se souvient peut-être de ce qu’il a lui-même vécu et du coup il ne veut pas te faire de mal. Il nous donne peut-être tout simplement du temps pour filer en douce et disparaître. » La mère réfléchit un long moment. A la fin, elle concéda qu’elle ne savait pas du tout quelles avaient été les intentions cachées du gendarme, ni même s’il en avait eues, mais que dans tous les cas, en effet, le mieux était de disparaître, du moins provisoirement. Elle expliqua que dès que leur père saurait qu’on les avait retrouvés, il s’arrangerait vite pour avoir une ordonnance du juge puisqu’il n’avait déjà pas hésité à porter plainte. Se sauver pouvait paraître idiot, mais à court terme elle ne voyait pas d’autre solution s’ils voulaient rester tous ensemble et libres. On allait donc re       partir demain à l’aube et on veillerait par la suite à prendre un avocat pour voir comment sortir de ce bourbier juridique.

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«C‘est quoi, un bourbier juridique ? » demanda Pauline. Sa mère lui expliqua que son père avait des droits, à commencer par celui de voir sa fille. Un juge pourrait donc très bien demander aux gendarmes de la ramener, elle, Pauline, auprès de son père. « Moi je l’aime bien, papa, mais s’il me frappe encore ? » « Justement, le juge, lui, ne sait pas, pour l’instant, qu’il est souvent violent et il faudrait le lui expliquer. Mais pour cela, il faut payer un avocat, qui ira le lui dire avec des mots qu’il comprendra, autrement dit les mots de la loi, du code civil. Tu me suis ? » La petite comprenait mais ne semblait pas trop rassurée, surtout quand sa mère lui expliqua qu’elle-même, en tant que parent qui s’était enfuie illégalement avec un enfant, elle risquait de se retrouver en prison. « En prison ? Parce que tu ne voulais pas qu’on me frappe ? » « Ben oui, ma puce, c’est comme cela. La loi ne parle jamais des sentiments qu’une mère peut avoir pour son enfant. Elle parle de droit et de non-droit, c’est tout. Nous, nous avons agi avec notre cœur, pare que nous nous aimons très fort tous les trois et nous sommes passés au-dessus de la loi. Nous avons agi en fonction de ce qui nous semblait juste, nous et n’avons pas respecté les règles écrites dans des bureaux par des hommes qui ne connaissent rien à ces problèmes. L’ennui, c’est qu’une fois qu’on se met en marge de la société, celle-ci te le fait souvent payer très cher. Très, très cher, même. Opter pour la liberté et ce que tu crois être juste au plus profond de toi est souvent mal vu. »

On se mit donc à tout ranger et à charger la voiture, afin que tout fût prêt pour le départ, le lendemain à l’aube. Le problème, c’étaient les draps de lit. Tant pis, on n’avait pas le temps de les laver et de les sécher. On laisserait tout comme cela et on expliquerait la situation à la fameuse copine, si l’occasion s’en présentait un jour. L’enfant, lui, alla reclouer les planches qui condamnaient l’accès au souterrain. En repassant une dernière fois par la cave à fromage, il se sentit tout nostalgique. A la fin, il avait un peu l’impression que cette maison était devenue la sienne. Et puis, ils y avaient vécu heureux or il sentait que maintenant les ennuis allaient recommencer. Il pensa aussi à la jeune fille, qui l’attendrait en vain dans la clairière. Qu’allait-elle penser quand elle verrait qu’il ne viendrait pas, ni demain ni les jours suivants ? Il ne viendrait plus jamais, en fait, et lui, de son côté, il ne la verrait plus. Et subitement, là, dans l’obscurité de la cave, il revit l’éclair de ses yeux, quand ses lèvres avaient effleuré le bord de sa bouche. Alors un chagrin immense l’envahit. Il se laissa tomber sur le sol humide et froid et là, tout seul, il se mit à pleurer. Des torrents de larmes, qui ne s’arrêtaient plus. Tout ce qu’il avait enduré depuis des années ressortait subitement, car cette fois la coupe était pleine. Ne plus la voir, elle, c’était trop, c’était vraiment trop. En un mot, c’était impossible.

Alors, il prit la décision de ne pas partir avant de l’avoir revue au moins une fois, pour lui expliquer qu’il ne l’abandonnait pas, qu’en réalité il l’aimait mais qu’il était bien forcé de s’en aller contre son gré.

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Chapitre 37

La revoir, oui, c’était bien. Mais comment ? Ce soir, il ne fallait pas trop y compter : il commençait à faire noir, déjà, et il ne se sentait pas capable de retrouver la maison de son amie dans l’obscurité. Il n’y avait donc qu’une solution, se réveiller très tôt le lendemain. Sa mère espérait quitter La Courtine à six heures du matin, afin d’être déjà bien loin quand les gendarmes se rendraient compte qu’ils avaient été bernés. Il lui faudrait donc, lui, se lever avant l’aube s’il voulait être revenu à temps. Trois-quarts d’heure de marche dans un sens, pareil au retour, cela faisait déjà une heure et demie. Plus le temps nécessaire pour tenter de rentrer en contact avec la musicienne, cela allait être fort serré. Il n’avait pas le choix, il lui faudrait se réveiller à trois heures et demie au plus tard. Au début, il ferait encore noir, mais en principe le jour se lèverait quand il arriverait dans les environs de la ferme.

Une fois sa résolution prise, il se sentit mieux. C’est presqu’avec joie qu’il alla clouer les planches pour condamner la porte du souterrain. Et tout en maniant le marteau, il se rendait compte que c’était une partie de lui-même qui resterait à jamais enfermée dans cette cave. Il n’y avait pas à en douter, il avait grandi. Quand ils étaient arrivés ici, il était encore presqu’un enfant, mais il avait dû faire preuve de tellement de courage et résoudre des situations tellement délicates, qu’il avait changé. Il avait changé à un point tel que maintenant il envisageait, de sa propre initiative et sans prévenir personne, de s’aventurer dans les bois pour rencontrer une jeune fille. Quelque part, il était fier de lui, même si tout cela lui faisait un peu peur et même s’il ne savait pas encore très bien comment il allait mener cette expédition à son terme. Mais maintenant il osait agir et agir seul. C‘était un grand changement. Et si par malheur les gendarmes devaient un jour les reconduire tous chez cet homme violent qui ne savait que frapper, il savait que désormais il pourrait faire face.

A onze heures, chose inhabituelle, tout le monde est au lit. L’enfant tente de trouver le sommeil, mais il n’y arrive pas. Une question le tracasse : comment être debout à trois heures et demie quand on ne possède pas de réveil ? Il a bien une montre, mais elle n’a pas de sonnerie. La poisse ! Il a tellement peur de rester plongé dans ses rêves qu’il n’arrive pas à s’endormir. Les minutes passent, les quarts d’heure aussi, puis les demi-heures. A un moment donné, il se redresse dans son lit, allume la torche. La montre indique déjà une heure quarante-cinq ! Il calcule qu’il va seulement dormir une heure et demie si cela continue. Il fait et refait ses calculs, évalue le temps nécessaire pour atteindre la clairière, puis celui pour trouver la ferme. A la fin, le sommeil le prend au moment où il se demande comment il va s’y prendre pour entrer en contact avec la jeune fille. Enfin, le voilà qui dort. Mais il dort si bien, qu’il ne se réveille évidemment pas à trois heures et demie, ni même à quatre, mais bien à quatre et demie. Quelle horreur, il est en retard ! Heureusement qu’il avait eu la présence d’esprit de se mettre au lit tout habillé…

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A pas de loup, dans l’obscurité de la maison, il descend l’escalier, dont les marches craquent horriblement. Il a beau faire attention, cela fait un bruit épouvantable dès qu’il pose un pied devant lui : « Crac, crac ». Mais purée, il va réveiller tout le monde ! Le silence ambiant est tel qu’on n’entend évidemment que cela : « Crac, crac». La peste soit des vieilles maisons ! Il va se faire repérer, à la fin… Heureusement, le voilà au rez-de-chaussée, il tâtonne jusqu’à la porte, fait tourner la clef. Avec un bruit sec et métallique, la porte s’ouvre sur l’extérieur. La petite Peugeot est là qui attend, fidèle au poste, prête à avaler les kilomètres. Allons, il est en retard, il va falloir rattraper le temps perdu. Il se met donc à trottiner en direction de la forêt. Il fait encore un peu sombre, mais on y voit suffisamment. Il court, il court. Le voilà déjà à la rivière. Il franchit le passage à gué, prudemment quand même, puis repart en direction de la clairière, courant toujours. A la lisière de la forêt, il reprend son souffle deux minutes, tout en se demandant comment il va avertir la jeune fille de sa présence. Il n’en a strictement aucune idée. Bon, le temps n’est plus à la réflexion mais à l’action, et chaque seconde compte.

Il reprend sa course, traverse la clairière étrangement déserte et parvient sur le petit chemin en contrebas. Il a à peine fait quelques pas en  direction de la ferme qu’un coup de feu retentit sur sa droite, à moins de cent mètres de l’endroit où il se trouve. Instinctivement, il se jette à terre et attend. Un deuxième coup de feu part aussitôt. L’enfant n’en mène pas large. Est-ce sur lui que l’on tire ? Il entend comme une cavalcade qui se rapproche. Serait-ce le chasseur qui vient l’achever ? Ceci dit, il n’est absolument pas blessé, il pourrait encore se relever, courir de nouveau, s’enfuir. Mais la peur qui lui tenaille le  ventre est telle qu’il ne parvient plus à faire un mouvement. Dans les fourrés, le bruit se rapproche. Un homme ne ferait jamais un tel raffut. Ils doivent être plusieurs, ce n’est pas possible. Il lève la tête et là, soudain, il les voit. Ils sont trois. Énormes et noirs, impressionnants, foulant tout sur leur passage. Trois énormes sangliers qui traversent le chemin à quelques pas de lui, les yeux exorbités par la peur, la gueule écumante, la tête penchée en avant. Rien ne pourrait leur résister on le sent et d’ailleurs, déjà ils disparaissent dans les taillis de l’autre côté de la route. On les entend poursuivre leur course en ligne droite, à travers tout. Ouf ! Il l’a échappé belle ! Faute d’un ou deux mètres il se serait fait piétiner par ces monstres.

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Le silence, maintenant, est impressionnant. Que faire ? Et surtout que va faire le chasseur ? Traverser lui aussi le chemin et poursuivre les sangliers ? Ce serait étonnant. Il a raté son coup et il le sait. Sans doute va-t-il se diriger vers un autre endroit de la forêt. A moins qu’il ne regagne son domicile, bredouille, sachant qu’il a perdu toutes ses chances pour ce matin. Son domicile ? Et si… Si ce chasseur était le père de son amie ? Cela voudrait dire, alors, que ce père pourrait aussi être l’homme qui a agressé sa mère sur la route de Limoges ? Non, c’est impossible. Celui-là se disait garagiste… A moins qu’il n’ait menti pour mieux attirer sa victime dans un guet-apens, évidemment.

Mais le temps passe et l’heure n’est vraiment pas aux hypothèses. Il doit y aller coûte que coûte et sans traîner encore bien. Il se relève donc et se met à marcher. Il n’ose plus courir car si le chasseur, là-bas, est toujours à l’affût, il risque de le prendre pour un gibier quelconque et faire feu. Mais tout se passe bien et déjà la ferme apparaît au détour du chemin. Comment faire maintenant ? Comment attirer l’attention d’une personne sans réveiller toutes les autres ? Mais qu’est-ce qu’il raconte, toutes les autres ? La pauvre fille vit seule avec son vieux père. Si celui-ci est le braconnier qui s’en prend aux sangliers, il n’y a pas de danger, il n’est pas à la maison. Par contre, si ce n’est pas lui, alors l’homme qui vit ici doit être un sacré dormeur pour n’avoir pas entendu les coups de feu. A son âge, c’est qu’il est manifestement un peu sourd. Il peut donc avancer et carrément aller frapper à la porte. Et puis, si par malheur c’est quand même le vieillard qui ouvre, hé bien tant pis. Il expliquera le  motif de sa visite et voilà tout. Il n’a plus rien à perdre, de toute façon puisqu’il ne remettra sans doute jamais les pieds ici.

Pour aller plus vite, il décide de ramper sous des fils de clôture. Mais ce sont des fils électriques, alors avant de s’engager plus avant, il les teste à l’aide d’une longue herbe, comme un copain d’école le lui a appris autrefois. Il dépose l’extrémité de l’herbe sur le fil et la rapproche petit à petit, jusqu’à ce que ses doigts se trouvent à un centimètre. Non, il n’y a rien. Il saisit le fil dans sa main. Non, aucun danger, il n’y a pas de courant. Alors il ne fait ni une ni deux, il se faufile en-dessous. Le voilà dans une grande prairie, qu’il traverse en oblique en direction de la maison. Une espèce de baraquement en bois et en tôle occupe le centre de cet espace. Il se dit que tout cela n’est pas très esthétique et qu’il ne voudrait pas avoir une horreur pareille en face des fenêtres de sa chambre. Intérieurement, il plaint cette pauvre fille de devoir vivre dans un endroit pareil. Et lui qui l’imaginait en princesse, dans un château de conte de fées. Décidément, il ne vaut pas mieux que Pauline… Mais l’aspect délabré de la propriété ne lui rend pas son amie moins sympathique, bien au contraire. Disons qu’il se sent plus proche d’elle, qu’elle est moins inaccessible et, ma foi, ce dernier point n’est pas pour lui déplaire. Et voilà que tout en marchant il se prend à rêver qu’un jour, quand il sera grand, il reviendra ici et comme aujourd’hui, frappera à la porte. Mais ce sera pour arracher son amie à ce bourbier, car de son côté il aura construit une belle villa de rêve dans un pays enchanteur. Alors elle ne se contentera plus d’effleurer sa bouche, mais elle l’embrassera pour de bon, comme on voit au cinéma, et elle le suivra.

Il en était là de ses réflexions et il venait de dépasser l’horrible cahute de bois quand il entendit un grognement derrière lui. Il se retourna et ce qu’il vit lui glaça le sang : à dix mètres de lui, un énorme verrat de quatre cents kilos le fixait de ses petits yeux cruels tandis que trois autres monstres étaient couchés près d’une marre boueuse et fangeuse. Mais déjà, l’un d’entre eux se redressait et se mettait debout.

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 Chapitre 38

L’enfant se mit aussitôt à courir en direction de la maison, ce qui eut pour effet de réveiller tous les porcs à moitié assoupis, tandis que le verrat, lui, trottinait déjà sur ses talons. Il se retourna juste une seconde, pour évaluer la distance qui le séparait de l’animal. Elle n’était pas bien grande cette distance, pour ça non ! Dix mètres tout au plus, ce qui ne le rassura pas du tout, vu qu’il devait encore bien parcourir deux cents mètres pour parvenir à la clôture.  En même temps, il nota que tous les cochons étaient maintenant debout et qu’ils commençaient à grogner d’une manière effroyable. Il continua donc à courir, mais ce n’était pas facile car la prairie montait en pente vers la ferme, ce qui ralentissait considérablement sa progression. Il sentait ses jambes qui tremblaient sous lui et son cœur qui battait à tout rompre. Il avait l’impression d’un grand vide intérieur, comme si toutes ses forces l’avaient subitement abandonné.

Derrière, ça n’en finissait plus de grogner et de couiner. C’était un raffut pas possible. Il se retourna encore une fois pour constater que le verrat s’était dangereusement rapproché, tandis que là-bas, les énormes truies s’étaient toutes mises à courir dans sa direction également. Et ce qui devait arriver, arriva. A trop regarder en arrière, il ne vit pas une taupinière contre laquelle son pied vint buter. Ce fut un fameux plongeon, qu’il fit là, il n’y avait pas à dire. Il se retrouva à plat ventre par terre, tandis que les mains et les genoux lui faisaient bien mal. Il se retourna tout en se redressant à moitié et se retrouva assis. A un mètre de lui, l’énorme verrat venait de s’immobiliser, se demandant sans doute pourquoi sa victime abandonnait subitement la partie. Ce n’était plus de la peur que ressentit l’enfant, mais véritablement de la panique. L’animal était là, énorme, tellement près qu’il aurait pu le toucher. Il en sentait l’odeur caractéristique et derrière les autres arrivaient en grognant toujours et en se bousculant. Si un seul de ces monstres l’attaquait, il était perdu. Cela allait être la curée et il n’en sortirait pas vivant. Alors, avec l’énergie du désespoir, il se releva d’un bond et avec sa main lança la terre de la taupinière dans les yeux du porc puis il reprit sa course effrénée vers la clôture. Quelque part dans un hangar, des chiens se mirent à aboyer furieusement.

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Mais qu’est-ce qu’elle semblait loin cette clôture ! Et ce terrain ! Il n’aurait jamais cru que la pente en fût aussi forte ! Il courait, il courait et n’osait même plus se retourner. Derrière, les grognements continuaient dans un raffut du diable. A la fin, il parvint quand même près des fils, non sans s’être étalé encore une fois. Il plongea littéralement en-dessous de la clôture puis s’en écarta rapidement. Ouf, il était sauvé. Les porcs étaient maintenant tout près, mais ils ne s’approchaient pas du fil, par instinct sans doute, car il n’y avait pas de courant pour le moment. Ils fouinèrent un peu le sol avec leur groin, puis se dispersèrent sans plus faire attention à lui. Les chiens, par contre, n’arrêtaient pas leur concert, eux ! Et cela y allait gaiement là-dedans. Ils devaient bien être trois ou quatre et on les entendait qui grattaient contre la porte du hangar qui leur servait de chenil, tout en continuant à aboyer furieusement. Pourvu qu’elle fût solide, cette porte ! Rien n’était moins sûr, cependant, vu l’état de délabrement général de la ferme.

A l’étage une fenêtre s’ouvrit en grinçant. C’était elle, son amie musicienne. Elle se pencha, incrédule, et le regarda sans comprendre. « Mais, qu’est-ce que tu fais ici, toi ? » « J’étais venu te dire au-revoir. Je m’en vais, on ne se verra plus. » Elle le regarda encore, sans rien comprendre. « Attends », dit-elle, « je descends. » Et elle descendit. Elle était vêtue d’un pyjama rayé bleu et blanc dans lequel elle était toute mignonne. L’enfant fut un peu gêné de la voir dans cette tenue, car il avait l’impression de violer quelque peu son intimité. « Attends encore » dit-elle et sans plus d’explications elle se dirigea vers le hangar où les chiens continuaient de hurler comme s’ils eussent été enragés. « Ca suffit, vous », cria-t-elle à son tour, tout en frappant du poing contre la porte. C’était là un geste violent auquel on ne se serait pas attendu de la part d’une jeune fille aussi délicate. Mais c’était efficace : les bêtes se calmèrent un peu. Elle entrouvrit la porte, sans leur laisser la possibilité de sortir, et leur parla plus gentiment, de sa voix douce et mélodieuse. Plus aucune bête n’aboyait, mais on entendait de petits jappements et des plaintes. Ces chiens devaient adorer leur maîtresse !

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Elle revint enfin vers l’enfant, qui lui demanda, intimidé, si elle était seule. Elle l’était. Son père était parti à Tulle la veille au soir avec le tracteur, pour le faire réparer. Il devait dormir chez sa sœur à lui et ne serait pas de retour avant midi. Ils se regardèrent. « Bonjour » dit l’enfant, en souriant. « Bonjour » dit-elle distraitement, mais sans esquisser le moindre geste pour lui faire un bisou. Cette sorte d’indifférence le décontenança un peu. Et puis le fait de la savoir seule ne le rassurait pas non plus. D’un côté il était bien content que le père fût absent, cela évitait de devoir donner pas mal d’explications, mais d’un autre côté il était un peu mal à l’aise de se retrouver absolument seul avec elle, dans une maison et dans un lieu aussi désert. Que fallait-il faire ? Qu’allait-il falloir faire ? En fait rien du tout, puisqu’elle ne lui disait même pas vraiment bonjour. Finalement, la relative indifférence de son amie l’arrangeait bien, à court terme, même si elle le décevait un peu.

« Bon, qu’est-ce que tu me racontes ? Tu t’en vas où ? Je n’ai rien compris. » « On s’en va c’est tout. On logeait à La Courtine chez une amie de la famille, mais les gendarmes nous ont retrouvés. Il paraît que mon père (qui n’est pas mon père, c’est mon beau-père en fait) a porté plainte et qu’on nous recherche. Alors, comme ma mère ne veut plus retourner là-bas, parce qu’il nous frappait souvent, on a décidé de partir se cacher plus loin. » La jeune fille le regarda, un peu troublée. « Et vous allez aller où, comme cela ? » « Je ne sais pas, ma mère trouvera sûrement un autre endroit. De toute façon elle a dit qu’elle allait prendre un avocat pour gagner un procès et qu’après mon beau-père ne pourrait plus rien faire contre nous. » « Ca, c’est sûr que si elle gagne son procès, vous serez plus tranquilles. Donc vous partez comme cela, au hasard ? » « Ben oui. » « On ne se verra plus, alors ? », dit-elle d’une voix émue, ce que l’enfant perçut aussitôt. « Ben non. » « Ta petite sœur n’est pas venue me dire au-revoir ? » « Ben non. Elle dormait encore. En fait, je me suis sauvé pour venir te voir. » Ils se regardèrent longuement. « C’est gentil, cela. » Elle lui sourit timidement.

Tout doucement, il se rendait compte qu’elle était aussi mal à l’aise que lui et cela aurait pu expliquer la relative indifférence de son accueil, tout à l’heure. C’était vrai aussi. Il débarquait là, quasiment en pleine nuit, sans prévenir, et elle se retrouvait avec un garçon dans sa maison alors qu’elle était seule. Peut-être bien qu’elle ne savait pas non plus ce qu’elle devait faire ni quelle attitude elle devait adopter. En plus elle était là devant lui en pyjama, ce qui devait être un peu gênant pour elle. Il la regarda encore et la trouva vraiment mignonne dans cette tenue un peu intime. Discrètement et l’air de rien, il contempla sa poitrine, dont les pourtours se dessinaient bien à travers le coton du pyjama. Il était de plus en plus intimidé. Elle aussi, visiblement, car elle avait surpris son regard. « Je vais vite aller m’habiller et tu viendras boire un verre de coca à la cuisine avant de repartir.» « Non, non », dit-il « je n’ai pas le temps, il faut que je me sauve. » « Vraiment ? Tu es sûr ? » « Oui, je m’en vais. » « Dans ce cas… » Il se mordit les lèvres. Quel idiot il faisait, quand même. Il aurait pu rentrer, se désaltérer, la regarder encore un peu. Elle était si belle dans son pyjama rayé bleu et blanc. En plus, elle était encore un peu endormie, ce qui pouvait se comprendre, mais cela lui donnait un charme fou. Il la devinait sans défense, encore prise par le sommeil. Ils auraient pu parler un peu. Il lui aurait pris la main, comme elle avait fait elle, l’autre jour, pour lui apprendre à jouer du violoncelle. Puis, peut-être qu’ils se seraient embrassés, qui sait ? Mais non, comme un âne il avait simplement dit qu’il devait partir !

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« En tout cas, tu as bien dérangé les chiens, ils étaient furieux. Heureusement que mon père n’était pas là, il aurait été tout aussi furieux qu’eux. » Elle lui sourit tout en disant cela et il comprit qu’elle était malheureuse de vivre avec cet homme rustre qui était son père. Quelque part, leur situation se ressemblait, même si elle était différente. Oui, ils avaient beaucoup de points en commun et ils auraient eu beaucoup de choses à se dire. Mais alors, plutôt que de parler d’eux, il parla comme un idiot de l’histoire des cochons. Elle le réprimanda un peu, disant que cela aurait pu être dangereux. Des bêtes pareilles, on ne savait jamais comment cela pouvait réagir et puis rien qu’avec leur poids elles pouvaient vous écraser. Il en convint. En fait, il avait traversé la prairie pour gagner du temps, car il devait absolument être à six heures chez lui. Une nouvelle fois, il se mordit les lèvres. Ce n’était pas cela qu’il aurait dû dire, mais qu’il avait tellement hâte de la retrouver qu’il avait coupé au plus court. Maintenant le mal était fait. Il avait tressé la corde avec laquelle il allait être pendu. En effet, la voilà qui regardait sa montre, qui disait qu’il était déjà plus de cinq heures et demie et qu’il ferait bien de se dépêcher s’il ne voulait pas se faire gronder. Non seulement elle ne l’encourageait pas à rester encore un peu avec elle, mais en plus voilà qu’elle le traitait comme un enfant !

« Oui, je vais y aller » s’entendit-il dire, comme dans un rêve. « Bon retour, que tout aille bien pour toi. » « On se fait la bise ? », osa-t-il quand même demander. Alors elle lui fit quatre bises, deux sur chaque joue, mais ce n’était pas vraiment cela qu’il espérait. Voilà, c’était fini, il devait y aller maintenant. Et pourtant il restait là, sans bouger, sans rien dire, comme un nigaud. Elle allait le trouver idiot, ça c’était sur, un peu demeuré, quoi. Alors, pour qu’elle ne conservât pas un si piètre souvenir de lui, il murmura entre ses dents : « Je t’aimais bien, tu sais. » Elle le regarda, un peu surprise, mais visiblement troublée. D’abord elle ne dit rien, puis baissa les yeux, comme si elle cherchait sur le sol une de ses idées qui se serait échappée. « Moi aussi, je t’aimais bien », finit-elle par dire en rougissant. Alors ils se regardèrent droit dans les yeux. Cela dura peut-être trois secondes, mais ces trois secondes valaient toute une éternité.

« Vas-y vite, tu vas être en retard. Vous devez vite partir, sinon les gendarmes vous rattraperont. » « Tu as raison, j’y vais. » Alors il s’approcha d’elle et délicatement, timidement, ses lèvres vinrent effleurer les siennes. Ce fut à peine perceptible, mais ce fut délicieux. Comme fut délicieux le regard qu’elle lui lança, qui le troubla au plus profond de son être. « Prends soin de toi » lui dit-elle encore. « Sois tranquille, j’y veillerai. »

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Alors il se mit à courir sur le chemin et quand il fut de l’autre côté de la prairie, il lui fit un grand signe, qu’elle lui rendit. Puis il s’enfonça dans la forêt, seul.

 Chapitre 39

Évidemment, quand il arriva à la maison, c’était l’effervescence. Il était quasi six heures et demie et sa mère était dans tous ses états. Même Pauline ne savait pas où était passé son frère, alors, forcément, l’inquiétude était à son comble. L’accueil ne fut pas des plus sympathiques, il faut bien l’avouer. Au lieu du bonjour matinal et du bisou, il eut droit à une série de questions qui fusaient dans tous les sens. Où étai-il parti ? Pourquoi n’avait-il pas prévenu ? Est-ce qu’il se rendait compte à quel point il était ingrat en se comportant de la sorte envers sa mère, alors qu’elle faisait tout pour lui ? Avait-il compris, seulement, que si tout le monde se trouvait maintenant dans un bourbier sans nom, c’est parce qu’elle avait voulu le protéger et le faire sortir des griffes d’un beau-père agressif ? Est-ce qu’elle n’aurait pas préféré, elle aussi, être tranquillement installée auprès de son mari plutôt que de devoir vivre comme une bohémienne et traverser le pays au hasard, sans jamais savoir où aller ? Et tout cela pourquoi ? Pour protéger son fils, ce qui était son devoir, certes. Mais que faisait-il ce fils, en remerciement ? Il fuguait, tout simplement. Oui, car c’était bien une fugue que de se lever au milieu de la nuit pour courir les bois. Était-ce vraiment le moment de jouer ? Alors que les gendarmes les attendaient à dix heures précises ? Et pourquoi voulaient-ils les voir ? Justement pour s’assurer qu’elle prenait bien soin d’eux et qu’elle ne les avait pas enlevés comme leur père l’affirmait déjà. Et qu’est-ce qu’ils allaient dire, les gendarmes, quand elle avouerait qu’elle venait de perdre un de ses enfants ? Qu’elle ne savait même pas où il  était ? Qu’elle croyait qu’il dormait dans sa chambre mais  qu’il n’y était plus quand elle avait voulu aller le réveiller ? Hein, qu’est-ce qu’ils diraient les gendarmes ? Ils diraient qu’elle était une mauvaise mère, complètement irresponsable, voilà ce qu’ils diraient. Alors on lui enlèverait ses enfants pour les confier au père, qui continuerait à les frapper car il n’y  avait aucune raison pour que cela cesse. C’est cela qu’il voulait ? Il fallait croire que oui, à voir comme il se comportait…

L’enfant, d’abord ne dit rien et courba la tête. Mais comme les remontrances n’en finissaient plus de fuser, à la fin, il finit par répliquer. Il fit remarquer que cela faisait des mois, voire des années qu’il se faisait maltraiter et qu’elle, sa mère, n’avait pas bougé tant que cela. Mais quand pour une fois l’autre excité s’en était pris à sa fille, elle avait réagi immédiatement. Alors, oui, il était en tort, non pas d’avoir voulu revoir les bois où il avait fait tant de belles promenades, ce qui était finalement légitime, mais en tort d’être arrivé en retard. Mais est-ce qu’on allait lui reprocher ces cinq malheureuses petites minutes alors qu’il avait fallu des mois et des mois de mauvais traitement pour qu’on estimât qu’il était temps de le protéger ?

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la situation dégénérait. Pauline, qui ne comprenait pas grand-chose à cet échange verbal particulièrement animé, devinait cependant qu’il était indirectement question d’elle. Intuitivement, elle sentait une affaire de jalousie larvée là-dessous et cela la désolait de voir son grand frère réagir de la sorte. La mère, elle, était carrément scandalisée par les reproches qu’elle venait d’entendre et elle en restait suffoquée. L’enfant, lui, se rendait compte qu’il y avait été un peu fort, mais ses répliques n’avaient été qu’un moyen de défense contre l’attaque en règle dont il avait été l’objet. Voilà donc tout le trio complètement divisé juste au moment du départ, alors que la situation délicate qu’ils vivaient, avec cette convocation à la gendarmerie, aurait demandé qu’ils fissent bloc.

Tout le monde se taisait et le silence était impressionnant. Seule une grive chantait dans les lointains de la forêt, saluant le jour naissant. « Mais, enfin, qu’est-ce que tu avais besoin d’aller te promener dans le bois à cette heure ? » demanda Pauline, pour rompre le silence, devenu trop pesant. Elle croisa le regard de son frère et soudain elle comprit tout. Evidemment ! Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Elle aurait expliqué tout cela gentiment à sa mère et celle-ci ne se serait pas emportée car elle aurait été d’accord pour dire qu’il n’y avait rien de plus dur que de quitter quelqu’un qu’on aimait.

« Je crois », balbutia-t-elle, « qu’il devait dire au revoir à quelqu’un. » La mère regarda son fils, complètement interloquée. « Oui, l’autre jour il avait rencontré une musicienne qui lui a appris à jouer du violoncelle. A moi aussi, elle m’a appris un peu. Elle est gentille, tu sais. Alors je crois qu’il a voulu lui dire au revoir. Sans doute qu’il l’aimait bien. Ca, on ne peut pas le lui reprocher.» « C’est cela ? » s’enquit la mère ? L’enfant baissa la tête, un peu honteux que son secret fût découvert. Oui, c’était cela. Ils avaient beaucoup parlé ces derniers jours. Elle était très bien, très gentille. Alors il ne pouvait pas partir comme cela sans donner d’explications.

Mais pourquoi ne l’avait-il pas dit, alors ? Cela aurait été plus simple. Ils seraient tous allés lui dire au revoir avec la voiture. Ils auraient perdu moins de temps. Mais Pauline, vigilante, fit remarquer, avec ses mots à elle, qu’on ne pouvait pas donner l’impression qu’on s’en allait, qu’il fallait au contraire garder cela secret, à cause des gendarmes. Indirectement, elle donnait donc raison à son frère d’être allé faire des adieux discrets. A court d’arguments, la mère considéra que l’incident était clos. « Allez, dépêchez-vous tous, alors, dans cinq minutes on est partis. »

Ce fut le branle-bas de combat. On inspecta les chambres, on rassembla les dernières affaires, on ferma la vanne d’eau, puis après s’être assurés qu’on avait bien emporté les torches, on ferma la porte d’entrée à double tour. Et la clef, qu’allait-on faire de la clef ? « On la conserve comme souvenir » décréta Pauline. La clef atterrit donc bien en vue près du tableau de bord, puis on démarra. Les enfants se retournèrent et en contemplant la maison qui devenait de plus en plus petite, ils eurent le coeur un peu serré. Chacun savait qu’ils avaient connu là du vrai bonheur mais que cette période d’insouciance venait de prendre fin.  La voiture atteignit la route asphaltée, qu’elle aborda dans un grincement de pneus. La mère, manifestement, était pressée de quitter la région.  On descendit la route en lacets jusqu’à La Courtine et on allait s’engager dans la direction d’Ussel et de Tulle quand Pauline poussa un cri : « On a oublié Azraël, on a oublié Azraël ! ». Nouveau grincement de pneus et immobilisation forcée de la voiture. Comment était-ce possible ? Le chat était là ce matin, mais avec la disparition de l’enfant et toutes les discussions qui avaient suivi, on n’avait plus pensé à l’animal. Il faut dire qu’il ne s’était pas vraiment manifesté non plus. « Mais c’est pas vrai ! » se lamenta la mère. « Mais qu’est-ce que vous avez dans la tête, tous les deux ? Quand il n’y en a pas un qui se sauve dans les bois, c’est l’autre qui oublie son chat… » Elle semblait désespérée. « Qu’est-ce qu’on fait ? » demanda l’enfant. « Comment qu’est-ce qu’on fait ? » s’indigna Pauline. « On remonte le chercher, oui. On t’a bien attendu, toi ! » La mère soupira, fit demi-tour et reprit la direction de la maison. On s’empara de la clef, on rouvrit la porte et on se mit à chercher dans toutes les pièces. Pas de chat, évidemment ! On organisa une battue dans les environs, mais sans grand succès. Que fallait-il faire ? Le temps passait et il allait être bientôt huit heures. « Le voilà, le voilà » dirent en même temps les deux enfants. Et en effet, Azraël sortait du bois, bien à son aise, sans se soucier le moins du monde des désagréments qu’il occasionnait. On lui sauta dessus, on referma la maison, on remit la clef à sa place près du tableau de bord et on repartit, sur les chapeaux de roue cette fois.

Mais la journée, décidément, commençait mal. Après deux virages, voilà qu’ils tombent nez à nez avec le fourgon de la gendarmerie qui montait dans l’autre sens. On ralentit et arrivé à leur hauteur le capitaine baissa son carreau et les salua : « Vous n’oubliez pas notre rendez-vous, hein ? » « Non, non, Mais c’est à dix heures et comme on doit quand même descendre, j’en profite pour faire quelques petites courses. » répondit la mère avec un aplomb dont elle ne se serait pas crue capable. « Ca va, pas de problème. Ce n’est pas moi qui serai là mais mon collègue. Je lui ai tout expliqué. » « D’accord, merci. » « Et vous, bonnes courses. Ne dépensez pas tout votre argent quand même, hein ! » dit-il en s’esclaffant. Elle sourit, puis chacun reprit sa route.

Ouf ! Ils avaient eu chaud. Arrivés en bas au carrefour, ils prirent pour de bon la direction d’Ussel et de Tulle. Qu’est-ce que la journée allait encore leur réserver comme surprise ?

Chapitre 40

Où aller ? Telle était la question. La route qui s’ouvrait devant eux pouvait les mener n’importe où, ils le savaient. Mais dans l’immédiat, le plus urgent était de se rendre dans une banque pour vérifier la situation des comptes, car l’argent, qu’on le veuille ou non, c’est le nerf de la guerre. Pour ce faire, mieux valait aller dans une grande ville, où leur présence passerait pratiquement inaperçue. C’est que maintenant il convenait plus que jamais de rester discrets ! Mais il fallait une ville où ils ne séjourneraient pas, afin que la gendarmerie ne les localisât point à partir de l’endroit où ils auraient effectué un retrait d’argent. Ils roulèrent donc jusque Brive-la-Gaillarde, déjeunèrent sur le pouce dans le centre et se mirent à la recherche d’un distributeur automatique.

C’est là que les ennuis commencèrent, quand la machine refusa obstinément de leur donner le moindre billet. Il fallut se rendre à l’intérieur de la banque afin de s’enquérir de ce qui se passait. Evidemment, les guichets étaient fermés l’après-midi, mais on pouvait demander un rendez-vous. Ils attendirent donc une petite heure dans ce temple de la finance, fait de marbre blanc et où régnait un froid sibérien à cause de l’air conditionné qui tournait au maximum. Enfin on les reçut. Enfin, on reçut la mère, car c’est à elle seule que l’employé cravaté qui avait fait son apparition avait fait un petit signe afin qu’elle le suivît. Les enfants restèrent donc dans la salle d’attente, tandis que leur mère disparaissait avec le banquier dans un ascenseur. Son bureau se trouvait dans les sous-sols, tout près des coffres. Il en ouvrit la porte et la fit entrer avec beaucoup d’obséquiosité. A vrai dire, il semblait trop poli pour être vraiment honnête. D’emblée, avec sa cravate et son costume impeccable, il lui fut tout de suite antipathique. On aurait dit une caricature du cadre dynamique BCBG, tout ce qu’elle détestait. Elle était d’autant plus sur ses gardes qu’il insistait un peu trop sur le caractère isolé de son bureau, le seul endroit de la banque où on n’était jamais dérangé, disait-il. Comme il accompagnait ses propos d’un petit sourire entendu, elle se montra la plus froide possible. On peut même dire qu’elle fut carrément glaciale, aussi glaciale que l’atmosphère qui régnait dans cette banque.

Ils s’assirent et elle exposa son problème. Après une rapide vérification sur l’ordinateur, il lui annonça sans ménagement que son compte avait été clôturé. Comme bonne nouvelle, il y avait mieux ! Comment était-ce possible ? Elle n’avait entrepris aucune démarche en ce sens… Nouvelle consultation à l’ordinateur et la réponse tomba, implacable : son mari avait clôturé leur compte commun et transféré les fonds vers un nouveau compte ouvert à son nom. Elle en resta abasourdie. Mais le petit banquier continuait, comme s’il prenait un malin plaisir à enfoncer davantage cette jeune dame qui se montrait si distante : le compte d’épargne commun avait lui aussi été clôturé et l’argent replacé ailleurs. Par contre, qu’elle se rassure, il lui restait le compte courant qui était à son nom à elle (mais sur lequel, malheureusement, il n’y avait que cinq euros) ainsi que son propre compte d’épargne, dont le montant était de cinq mille euros.

Ma foi, c’était mieux que rien et cela permettrait de tenir quelque temps. Mais ce n’était pas beaucoup non plus. Sans ressources, sans  travail, avec deux enfants à sa charge et un procès à entamer, il était clair que les mois à venir allaient être difficiles et que des décisions devraient être prises. La tête lui tournait et pendant qu’elle réfléchissait, elle sentait le regard de l’employé qui la scrutait. Il se leva, vint vers elle et lui posa sur l’épaule une main qu’il voulait amicale. Elle ne devait pas s’en faire, tout s’arrangerait. Des problèmes de couples et des divorces, il en avait vu des centaines depuis qu’il faisait ce métier. Il y avait des solutions à tout. D’ailleurs, si elle se trouvait un peu démunie, là, dans l’instant, il pouvait lui proposer un prêt personnel tout à fait intéressant. En tant que cliente de la banque, le taux d’intérêt n’excèderait pas les sept pour cent et il se faisait fort, même si elle n’était pas une habituée de son agence de Brive, de ramener ce taux à du six pour cent. Elle le regarda, incrédule, n’y comprenant rien. Mais de l’endroit où il était placé, lui debout, elle assise, elle sentit son regard qui plongeait dans son décolleté, pourtant fort discret. Elle s’imagina, peut-être à tort, qu’il conditionnait ce rabais du taux d’intérêt à la manière dont elle se montrerait coopérante et elle en fut scandalisée. Et puis qu’avait-elle besoin d’un emprunt ? Il serait encore temps d’envisager la chose dans quelques mois si vraiment sa situation périclitait. En attendant cet homme profitait de son désarroi, au mieux pour lui fourguer un produit commercial qui allait enrichir sa banque, au pis pour obtenir d’elle certaines faveurs. Tout ce cirque la dégoûtait. En plus, elle était de méchante humeur après le coup bas que venait de lui faire son mari.

Elle se leva donc d’un bond, toisa l’employé, et lui ordonna de transférer le montant du compte d’épargne sur le compte courant et de lui remettre immédiatement cinq cents euros en liquide. Interloqué par sa réaction un peu vive, celui-ci s’exécuta sans rien dire. Puis il la raccompagna jusqu’à l’ascenseur et la laissa remonter seule. Au rez-de-chaussée, elle retrouva ses enfants, qui l’attendaient au milieu des marbres blancs, dans des fauteuils de cuir bien trop grands pour eux. Dès qu’ils sortirent, la chaleur extérieure leur parut soudain insupportable. Mais n’était-ce pas la vie elle-même, qui était insupportable ?

Ils reprirent la voiture et se mirent à rouler. Sans réfléchir, la mère se dirigea vers Bergerac et sa Dordogne natale. Elle devait absolument prendre un avocat et défendre ses droits, à commencer par l’obtention de la garde des enfants. Mais avant cela, il était clair qu’il faudrait d’abord démêler cette affaire de soi-disant enlèvement. Elle se rendait de plus en plus compte qu’elle s’était mise là dans un drôle de pétrin, mais elle ne regrettait rien, car elle n’avait agi que dans l’intérêt de ses enfants. Certes il aurait fallu respecter les règles, mais respecte-t-on les règles quand on est dans le domaine affectif ? Et puis elle en avait assez de cette société où le moindre de ses faits et gestes était prévu par le Code civil. N’était-il donc pas possible de vivre selon son instinct ? Quand elle avait épousé son actuel mari (le précédant avait bien peu compté et n’était d’ailleurs pas resté longtemps, malgré la naissance de son premier enfant), à la Mairie comme à l’Eglise on lui avait lu ses obligations. Elle devrait aimer cet homme-là toute sa vie. C’était écrit dans la loi des hommes et dans la loi de Dieu. Mais comment pouvait-on aimer un homme toute une vie quand celui-ci devenait de plus en plus violent, quand il se mettait à boire et que les coups pleuvaient ? Depuis qu’elle était enfant on lui disait ce qu’elle devait faire : mets ta robe à fleurs, ne salis pas tes chaussettes blanches, rapporte de beaux points de l’école, ne dis pas de gros mots, ne joue pas avec la petite voisine, respecte les adultes, ne regarde pas les garçons, ne va pas au bal du village, nettoie ta chambre, aide ta mère, occupe-toi de ton petit frère, marie-toi à l’Eglise… Et puis voilà. Cela avait servi à quoi de respecter toutes ces directives ? A rien du tout sauf à lui empoisonner l’existence.

Elle avait toujours obéi, mais est-ce qu’on l’avait respectée, elle ? Est-ce qu’on avait tenu compte de ses désirs ? Abandonnée avec un enfant par un premier homme, frappée par le second, où était-elle la justice dont se targuait tant la société ? Ce n’était qu’un tas de foutaises, oui ! Et leur Dieu ? Ou est-ce qu’il était ce Dieu soi-disant si bon ? Pourquoi avait-il permis que ses enfants fussent battus ? Un prêtre lui avait dit un jour de prendre son mal en patience et d’accepter ce qui lui arrivait, de considérer tout cela comme une épreuve que la divinité lui envoyait. Plus tard, bien plus tard, elle serait sûrement récompensée et les méchants châtiés. D’ailleurs, c’était écrit dans ce grand livre qu’ils appelaient la Bible et qui contenait parait-il toute la sagesse du monde. Mais cela aussi ce n’étaient que des bêtises sans nom, un fatras de mensonges. Alors elle en avait eu assez d’attendre une vie meilleure qui ne viendrait jamais et elle avait finalement décidé de n’en faire qu’à sa tête et de suivre son instinct. Et c’est pour cela qu’elle se retrouvait sur les routes sans savoir où aller, avec deux enfants sur les bras, fort peu de ressources, et les gendarmes à ses trousses par-dessus le marché. Pour une fois qu’elle enfreignait les règles, qu’elle se moquait du Code civil, elle sentait que la société allait le lui faire payer bien cher. Mais elle n’abandonnerait pas, cela non ! Au moins une fois dans sa vie elle se serait comportée comme sa conscience lui avait dicté de se comporter et elle aurait agi selon son instinct et pour l’amour des siens.

Elle en était là de ses réflexions quand ils arrivèrent à Bergerac. Il était déjà plus de dix-neuf heures et ils se rendirent au camping municipal. Les deux petites tentes achetées autrefois dans une grande surface à Limoges allaient se révéler fort utiles. Les lampes à dynamo manuelle aussi. Dommage qu’il en manquait une, mais bon, on s’arrangerait… Les enfants étaient tout heureux d’installer leur petit campement et ils ne semblaient pas regretter la maison. Il faut dire qu’à cet âge on prend tout pour un jeu. La vie elle-même n’est-elle pas un jeu, finalement ? Un jeu de hasard, probablement. Certains gagnent, d’autres perdent… Un écrivain célèbre n’avait-il pas dit que la vie n’était même qu’un songe… Et il est vrai qu’ils avaient tous l’impression de rêver un peu, en grignotant, accroupis, la baguette au pâté qui avait refait son apparition au menu. La nuit commençait à tomber et on entendait le chant des cigales dans les arbres derrière le mur du camping. Il faisait plus chaud qu’à La Courtine et l’enfant expliqua à Pauline que c’était dû à la différence d’altitude et pas du tout au fait qu’ils étaient un peu plus au Sud, comme elle le croyait naïvement. Les lumières de la ville, jaunâtres, empêchaient de voir les étoiles. Personne n’osa le dire, mais le cri des chouettes manquait à tout le monde. La Creuse et sa campagne profonde étaient bien derrière eux.

Chapitre 41

 Le lendemain, pendant que les enfants se réveillaient à leur aise au camping, elle se rendit chez un avocat avec qui ses parents avaient traité autrefois. Elle ne se souvenait plus exactement de l’adresse, mais elle était certaine de reconnaître la maison si elle passait devant. Cet avocat habitait dans la vieille ville et c’est donc vers là qu’elle se dirigea.

A chaque pas qu’elle faisait, une bouffée de souvenirs l’envahissait, la suffoquait presque. C’est que, gamine, elle avait vécu à Bergerac plusieurs années, et il lui semblait maintenant que le passé surgissait intact du fond de sa mémoire. La boulangerie était toujours là, le cinéma aussi. La boucherie, par contre, était devenue un salon de coiffure et la petite bibliothèque paroissiale semblait désaffectée. Soudain elle se retrouva devant son école et les larmes lui vinrent aux yeux. Elle s’approcha de la grille et resta là un bon moment, à contempler la cour déserte et les grands châtaigniers du fond qui n’avaient pas changé. Les murs jaunes un peu décrépis, les vieux châssis à la lasure délavée, le toit de tuiles rouges, tout semblait être resté dans l’état où elle l’avait laissé, il y avait si longtemps.

Quel âge avait-elle quand elle franchissait cette grille, le matin, après avoir bu à la  maison le chocolat chaud que sa mère lui avait préparé ? Six ans ? Sept ans ? Cela lui semblait si lointain et en même temps si proche. C’était une autre vie et pourtant c’était hier. Après son CM1, elle s’en souvenait, ils avaient déménagé et avaient été vivre dans une de ces petites villes pleines de charme, plus haut, le long de la Dordogne. Son vrai pays était ici, c’était celui de son enfance et de sa petite enfance, elle s’en rendait compte maintenant.

Toute la famille, d’ailleurs, habitait la région, dans un rayon de cent kilomètres. Des oncles, des tantes, des cousins, des cousines, qu’est-ce qu’il y en avait ! Qu’étaient-ils tous devenus ? Beaucoup devaient être morts, sans doute. Et les autres, les plus jeunes, ceux et celles qui l’accompagnaient dans ses jeux d’enfants ? Où étaient-ils ? Habitaient-ils toujours la région ou étaient-ils montés à Paris ? Mystère. Elle avait perdu tout le monde de vue quand, adolescente, ses parents étaient partis vivre dans le Nord-Est. Et elle, de là, une fois devenue adulte, elle était encore montée plus haut, jusqu’aux grandes forêts qui formaient la frontière.

Il y avait donc plus de vingt ans qu’elle avait quitté sa chère Dordogne au point qu’elle avait presqu’oublié qu’ici étaient ses racines. Elle n’était jamais revenue. Ses parents non plus sans doute. Le père était mort assez jeune encore et la mère s’était murée dans son chagrin et n’avait plus voulu bouger. Aujourd’hui, ils reposaient dans un petit cimetière, là-haut, dans ces pays de vent et de pluie. Tout comme son petit frère, d’ailleurs, tué accidentellement lors de son service militaire.

Mais les autres, tous les autres ? Ces cousins qui tiraient sur ses tresses ou ces cousines avec qui elle jouait à la marelle ? Ils étaient peut-être toujours ici, à Bergerac ou dans les environs… Mais il était clair qu’ils étaient devenus des étrangers pour elle. D’ailleurs, si jamais elle devait en croiser un, c’est sûr qu’elle ne le reconnaîtrait pas. Elle ne se voyait pas non plus, même si elle se souvenait de l’une ou l’autre adresse, aller frapper à leur porte et leur dire : « Coucou, chère cousine, me voilà, vous me reconnaissez ? La dernière fois que l’on s’est vus, on sautait à la corde ensemble. Vous ne vous souvenez pas ? Moi si. Mais si je suis venue aujourd’hui, c’est que j’ai besoin  de vous. Vous voyez, je viens de quitter mon mari et il faudrait que vous m’hébergiez moi et mes enfants. Oh non, pas longtemps, juste quelques mois, enfin disons une bonne année. C’est que voyez-vous, je n’ai plus de revenus et j’avais pensé, comme vous êtes de la famille… » Non, ce n’était pas possible. Cette famille-là, même si elle était nombreuse, n’existait plus pour elle. Elle ne survivait plus que dans sa mémoire de petite fille. Elle était donc bien seule au monde.

Elle resta là un certain temps, appuyée contre la grille de l’école. A la fin, n’y tenant plus, elle tourna la poignée et la grille s’ouvrit avec le même grincement qu’autrefois. Elle en frémit. Alors elle s’avança dans la cour d’un pas hésitant. Elle se dirigea vers les classes, tout dans le fond. Là non plus, la grande porte de chêne n’était pas fermée. Elle entra, suivit un long corridor où ses pas solitaires résonnaient sous le haut plafond voûté, monta instinctivement à l’étage… Les marches craquèrent sous ses pas, amplifiant encore l’atmosphère étrange qui régnait dans ce lieu désert.

Enfin, elle parvint devant sa classe, ouvrit une dernière porte…  La vieille carte de la France physique avait été remplacée par une représentation en couleurs de l’Union européenne. Pour le reste, rien n’avait changé. Le bureau de l’instituteur, toujours aussi imposant sur son estrade, les bancs en bois, avec leurs inscriptions gravées et leur petit trou pour déposer l’encrier, le tableau noir avec son éponge, les vieux châssis et leurs carreaux martelés, qui empêchaient de voir ce qui se passait dans la cour…

Le temps, ici, semblait s’être immobilisé. Que dire ? Elle était redevenue une petite fille, la petite fille de six ans qui avait appris à lire ici même. Il lui semblait encore entendre la classe qui épelait l’alphabet ou le maître, le vendredi soir, qui leur lisait un de ces contes de Perrault dont elle raffolait. Pourtant, tant d’années avaient passé depuis… Qu’avait-elle fait de sa vie, en fait ? Pas grand-chose, finalement. Mais elle n’était plus cette petite fille qui avait étudié autrefois sur ces bancs. Elle était une femme, une adulte et elle avait maintenant la responsabilité de ses deux enfants. Finalement, l’existence était beaucoup plus facile à cette époque, quand elle était assise ici, gentille petite écolière qui écoutait le maître… Mais bon. Tout cela, c’était du passé et il fallait aller de l’avant. La première chose à faire, pour le moment, était d’essayer de résoudre cette affaire d’enlèvement qu’on tentait de lui faire endosser.

Elle referma la porte de la classe derrière elle, redescendit le grand escalier, retraversa la cour toujours aussi déserte et se retrouva dans la rue. Dix minutes plus tard, elle sonnait à la porte de l’avocat. Elle se souvenait vaguement être venue ici avec son père pour une sombre affaire de bail et de loyers impayés. A l’époque, elle devait avoir six ans et bien entendu le vieux monsieur qui les avait reçus à l’époque n’était plus là. C’est un jeune et sémillant maître du barreau qui l’accueillit. Dynamique, on sentait qu’il n’avait pas de temps à perdre et qu’il allait droit au but.

Quand il eut écouté son histoire, il lui expliqua qu’il n’y avait que deux solutions. Soit retourner d’où elle venait et réintégrer le domicile conjugal, soit se rendre à la gendarmerie et on verrait bien ce que ces messieurs décideraient. L’inconvénient, si elle choisissait de faire intervenir les forces de l’ordre, c’est qu’elle risquait bien d’être mise en examen et d’être séparée de ses enfants, même si c’était provisoirement. Mais ce n’était certainement pas ce qu’elle voulait, n’est-ce pas ? Donc, mieux valait retourner dans son foyer et cette fois mettre toutes les chances de son côté. Ce qu’il voulait dire exactement par là ? Et bien, si elle voulait gagner à coup sûr son procès de divorce, il fallait apporter des preuves de sa bonne foi. Dès que le mari se montrerait encore un peu violent, il suffirait de foncer aux urgences ou même chez un généraliste et de faire constater les coups reçus. Avec cela, il se faisait fort de lui obtenir le divorce le plus avantageux qui soit, financièrement parlant, bien entendu.

En écoutant ces propos, elle cru qu’elle allait suffoquer. « En somme », dit-elle, « vous me conseillez de retourner là-bas et de me laisser frapper, c’est bien cela que vous me dites ? » « C’est exactement cela, même si c’est dur à entendre. » « Et si ce sont mes enfants qui se font frapper ? » « Mais c’est encore mieux ! Sur le plan judiciaire, j’entends. N’importe quel juge, devant un enfant maltraité, prendra les mesures qui s’imposent et… » « Mais vous êtes complètement fou » hurla-t-elle. « Si je suis partie, c’est justement pour les protéger de toute cette violence et vous, vous me demandez de retourner là-bas, de les offrir en victimes et d’attendre que le boucher les égorge. Il ne faut pas tendre un couteau à mon mari en plus ? Ou lui acheter un révolver, comme cela les blessures seront irréfutables. Et vous appelez cela défendre les gens ? » « J’appelle cela constituer des preuves que nous n’avons malheureusement pas pour le moment. Cela revient en fait à jouer un mauvais tour à celui qui vous oppresse, à lui tendre un piège. » « Et c’est cela votre droit et votre code civil ? » « Mais comprenez-moi. Vous n’avez aucune preuve de tout  ce que vous avancez, Madame. Pour l’instant, vous êtes coupable d’avoir abandonné le domicile conjugal et de vous être enfuie avec les enfants. Je veux juste vous aider et retourner à votre avantage une situation qui n’est pas brillante aujourd’hui, reconnaissez-le. » « Jamais, vous entendez ? Jamais je ne remettrai un pied dans cette maison qui fut la mienne ! Je pense d’abord à l’intégrité physique de mes enfants, moi, et si la loi ne me suit pas et bien tant pis pour elle ! Et tant pis pour moi aussi ! Je vous salue bien, Maître. » Là-dessus elle se leva et partit en claquant la porte. Elle se retrouva dans la rue, sous une chaleur qui commençait déjà à être écrasante.

Chapitre 42

Plus rien ne la retenait à Bergerac. Il fallait partir d’ici. Ce lieu où elle avait passé une partie de son enfance ne lui apportait finalement aucun refuge mais se montrait au contraire hostile à son égard. Elle était déçue. Triste, même. Où aller, maintenant ? Il n’y avait plus qu’à fuir en avant et à vivre au jour le jour. Elle avait l’impression d’avoir commis un méfait et d’être obligée de se cacher. Il est vrai qu’il y avait le problème réel de la gendarmerie. On pouvait supposer que l’officier de La Courtine, en ne la voyant pas venir au commissariat, était retourné à la maison pour la convoquer une nouvelle fois. Dans un jour ou deux au plus tard, il aurait compris qu’elle s’était enfuie et il était fort à craindre que son signalement ne fût diffusé dans tout le pays. Elle commençait à se sentir comme un gibier pourchassé. Le piège était tendu et il allait se refermer. C’était une question de jours. En se dirigeant vers le camping, elle n’osait même plus regarder les personnes qu’elle croisait dans la rue, de peur que quelqu’un  ne la reconnût. C’était impossible, pourtant, mais elle avait cette impression qu’on allait la montrer du doigt et dire : « C’est elle ! Voilà la coupable, celle qui s’est sauvée, celle que tout le monde recherche… »

Elle courait presque quand elle rejoignit les enfants, qui étaient tranquillement installés dans l’herbe en train de prendre leur petit déjeuner. « On s’en va ! » dit-elle sans préambule. « Ben… On ne peut pas achever de manger ? C’est si urgent que cela ? » demanda l’enfant. Elle le regarda sans comprendre. Non, rester davantage lui semblait impossible, désormais. « On s’en va  » répéta-t-elle. Pauline, qui dégustait bien à son aise un morceau de baguette au choco et qui n’avait aucune envie de renoncer à ce petit plaisir, demanda innocemment : « Et on va aller où ? » Sa question, naïve à souhait ou au contraire parfaitement perfide, laissa la mère complètement désemparée.

Elle s’assit au milieu d’eux et les enlaça en les attirant à elle. « Je ne sais pas », dit-elle « je ne sais vraiment pas. On va poursuivre nos vacances en voyageant et en bougeant le plus possible, histoire de ne pas rester tout le temps à la même place. Cela vous intéresse comme programme ? » Bien sûr que cela les intéressait. La petite applaudissait même des deux mains car pour elle le fait d’être tout le temps sur les routes et de dormir dans une tente assimilait leur périple à celui des gitans, sur lesquels elle avait vu un jour une émission à la télévision. Ah, cette vie nomade ! Aller où on voulait, quand on voulait, quelle liberté ! Et puis, du coup, elle allait ressembler un peu aux fameux voyageurs qui peuplaient ses lectures, notamment tous ces marchands des « Mille et une nuits » à qui il arrivait toujours plein d’aventures extraordinaires. Et si demain elle avait trouvé un trésor dans une grotte ou un bon génie au détour d’un chemin, elle n’aurait pas été plus étonnée que cela.

L’enfant, lui, semblait plus perplexe. Il sentait bien que ces vacances étaient un peu forcées et que c’était par nécessité que l’on se retrouvait sur les routes. Mais, ma foi, tout ce qui était bon à prendre devait être pris et mieux valait voyager que de retourner dans leur maison tout la-haut, où une écurie sombre l’attendait toujours. On verrait bien comment tout cela se terminerait. Après tout, ils avaient déjà bien trouvé une fois un point de chute, ils en trouveraient bien un autre encore.

Ils terminèrent donc leur petit déjeuner à leur aise, comme ils l’avaient souhaité. L’ambiance était maintenant détendue et tout le monde se croyait vraiment en congé, même la mère, à qui ils avaient communiqué leur insouciance et leur optimisme. On replia les tentes juste avant midi, histoire quand même de ne pas payer deux journées de camping au lieu d’une et on repartit.

De Bergerac, on se mit à remonter la Dordogne car la mère, pleine de nostalgie et sans doute dans un dernier sursaut d’espoir, voulait leur faire découvrir cette région qui était la sienne et qui avait été la seule, finalement, où elle s’était vraiment sentie chez elle. Si elle ne trouvait pas là une solution à ses problèmes, elle ne la trouverait nulle part ailleurs. Les petites villes commencèrent donc à défiler : Saint Capraise-de-Lalinde, Port de Couze, Mauzac, Trémolat, Bigaroque, Le Buisson-de-Cadouin, Siorac-en-Périgord, Mouzens, Bézenac et enfin Beynac-et-Cazenac, où finalement ils s’arrêtèrent.

Ce pays était enchanteur. Il y avait des châteaux partout et la Dordogne suivait son cours paresseusement, parfois au milieu des champs, parfois entre des parois abruptes. Il y avait des endroits où elle était presque rectiligne et d’autres où elle formait des courbes absolument incroyables et d’une beauté à vous couper le souffle. Ils étaient tous les trois en admiration, même la mère, qui pourtant connaissait bien le pays mais qui le redécouvrait avec d’autres yeux. « Voilà », dit-elle, en montrant la petite ville de Beynac, « c’est ici que j’ai vécu entre neuf et treize ans. »

Pauline avait le regard fixé sur le château qui, du sommet de la falaise, dominait toute la vallée. Quelle élégance il avait, perché tout là-haut ! Ce n’est pas possible, pensait-elle, c’est ici que tous les contes du monde ont dû être écrits. Elle s’imaginait déjà vivant ici au Moyen-Age, châtelaine du lieu et ayant épousé un beau chevalier, qui un soir serait venu frapper à sa porte. Pauvre et affamé, elle l’aurait immédiatement accueilli, lui aurait donné à manger et lui, en remerciement, il lui aurait raconté pendant quarante nuits d’affilée toutes les aventures et tous les malheurs qu’il avait connus. Chassé par sa belle-mère, il avait dû quitter le domaine paternel et avait erré au hasard des chemins, combattant des dragons pour sauver de belles jeunes filles en danger. Malheureusement, celles-ci, malgré ses exploits, s’étaient quand même montrées particulièrement dédaigneuses envers lui. Pauline, elle, par contre, l’aurait écouté avec avidité et quand il aurait enfin eu terminé son long récit, elle lui aurait souri. Alors, il lui aurait aussitôt demandé pour se marier avec elle, ce qu’elle aurait bien entendu accepté.

Savoir que sa mère avait habité dans cette ville renforçait chez elle l’idée qu’elle avait bien vécu ici un jour, il y a très longtemps, dans des siècles reculés. Si elle ne s’en souvenait plus très bien, c’est qu’on avait dû lui jeter un sort pour lui faire tout oublier. Une rivale, peut-être, qui aurait aussi bien voulu épouser le beau chevalier…

« Pauline ? Tu rêves ? » Oui, elle rêvait. Elle restait là, la tête en l’air, à contempler le château. Elle était en 1350 et elle se voyait habillée d’une longue traîne, parcourant les rues de la petite cité en souveraine. « Tu viens dans la voiture ? On va jusqu’au camping, maman dit qu’on va passer un jour ou deux ici. » Ils s’installèrent donc et les tentes furent vite montées. Le camping était situé le long de la Dordogne, tout près d’un grand pont et était dominé par le château. L’endroit était donc superbe. Les douches, par contre, étaient alimentées, non par un chauffe-eau, mais par des serpentins qui couraient sur le toit et dans lesquels l’eau passait. La seule source d’énergie était donc le soleil. L’enfant trouva le procédé ingénieux, mais reconnut aussi qu’il valait mieux prendre sa douche seul en milieu de journée que le soir après la cinquantaine de campeurs, comme il en fit la triste expérience ce jour-là. Mais bon. Ils étaient dans une région magnifique, celle de leur mère, qui plus est, et il n’allait pas rouspéter pour de menus détails de la vie pratique.

On alla vite faire quelques courses et on acheta même un petit réchaud à adapter sur la bonbonne de Camping-gaz. Pauline était enchantée de cette vie un peu bohème, mais l’enfant, lui, même si cela ne lui déplaisait pas, se rendait bien compte que le but de cette acquisition était surtout d’éviter les frais de restaurant. Il pressentait, sans se l’avouer, que l’argent viendrait peut-être à manquer bientôt et que ce jour-là il faudrait bien prendre une décision. Mais laquelle ? En tout cas il ferait tout pour ne pas réintégrer son domicile. C’était bien là la seule chose qu’il refuserait.

On prépara une salade de tomates, on éplucha quelques pommes de terre, qu’on cuisit à feu doux, ainsi qu’un morceau de viande, puis on mangea de bon appétit. L’ambiance dans le camping était bon enfant et le fait d’être entourés de tous ces gens en vacances leur faisait oublier la situation précaire dans laquelle ils se trouvaient. La mère elle-même était maintenant complètement détendue. Pendant la soirée, on écouta Pauline raconter quelques contes. Il faut dire qu’elle en connaissait beaucoup et c’était à se demander comment elle faisait pour retenir tout cela de mémoire. A la fin, on fit un petit jeu. Elle arrêtait son histoire au milieu de l’intrigue et chacun devait proposer une fin à sa convenance. C’était à mourir de rire de comparer ensuite les différentes versions. Des contes romantiques pouvaient aussi bien se terminer par un beau mariage que par un sadique bain de sang. Quant aux récits d’aventures, le héros, si valeureux au début, se montrait subitement fort poltron chez les uns ou bien devenait un voleur et un bandit de grand chemin chez les autres. Cette manière d’exercer leur imagination les enchantait tous les trois et on aurait dit qu’ils essayaient de deviner de quoi leur avenir serait fait. Car dans ces fictions, c’était non seulement leurs peurs et leurs  angoisses qu’ils mettaient, mais aussi tous leurs espoirs. A la fin, on se coucha et tout le monde s’endormit rapidement. Là-haut, tout là-haut, le château majestueux, illuminé dans la nuit noire, veillait sur leur sommeil. A le voir ainsi, il semblait tout droit sorti des contes de Pauline. Dans le lointain, très très loin, une chouette hulula, mais personne ne l’entendit.

Chapitre 43

Le lendemain fut un jour de farniente bien agréable. On se promena dans la petite ville et on visita le château, sans plus se soucier de rien. Pour un peu, on aurait oublié que l’avenir était bien incertain et le danger partout. On déambula donc d’abord dans les rues tortueuses et pentues et on admira les vieilles maisons, qui manifestement remontaient à une époque lointaine. Il faisait une chaleur accablante et le soleil qui frappait les pierres jaunes donnait à celles-ci un éclat incomparable. Les gros pavés disjoints sur lesquels il fallait marcher faisaient mal aux pieds et on se tordait même un peu les chevilles, mais personne n’y trouvait à redire, tant l’attention du trio était ailleurs. Pauline n’en finissait plus de s’extasier devant les anciennes demeures qu’elle croyait sorties tout droit du Moyen-Age. Ce n’était pas tout à fait exact, mais elles avaient quand même plusieurs siècles et avaient un charme fou. Du coup, la petite avait l’impression de vivre son rêve de la veille. Elle était vraiment une châtelaine et elle était chez elle, ici. Il ne manquait plus que le prince charmant, mais comme d’habitude, celui-ci ne vint pas. Les princes charmants ne viennent jamais, toutes les femmes savent cela et à sa manière, Pauline était en train d’apprendre cette vérité.

L’enfant, lui, restait béat d’admiration devant tout ce qu’il voyait. Il était très sensible à ce que l’architecture de ces maisons pouvait exprimer. A la différence des constructions modernes, il y avait véritablement quelque chose d’humain qui se dégageait de ces vieilles pierres. La chaleur que celles-ci renvoyaient dans la rue était pour lui un enchantement. Cette fournaise dans laquelle ils avançaient, si différente de celle qu’il avait connue sur le plateau de Millevaches et sans commune mesure avec celle, quasi inexistante, de ces grandes régions boisées du Nord-Est d’où il était originaire, cette fournaise, donc, représentait pour lui le bonheur absolu. Il aurait voulu vivre ici mille ans, dans ce Sud mythique dont il découvrait petit à petit différents aspects depuis le début de son périple. Et il observait les maisons à l’alignement débonnaire, les toits pentus aux belles tuiles colorées, les fenêtres à croisillons, garnies de fleurs, les vieux volets de bois, qui devaient grincer quand on les fermait, et ces rues escarpées qui toutes semblaient monter vers le château, comme si celui-ci continuait à être le centre de toute la vie de la petite cité.

Quant à la mère, sa réaction était encore différente lorsqu’elle parcourait toutes ces petites ruelles tortueuses. Alors que ses enfants, chacun à sa manière, s’extasiaient devant la beauté des lieux, c’étaient surtout les débuts de son adolescence qu’elle revivait, elle. Il n’y avait pas un endroit qui ne lui évoquât un souvenir. Ici, c’était la maison d’une ancienne amie, là, celle de l’instituteur. Plus loin, c’était le local où elle était allée au catéchisme (ah, ces heures passées à écouter ce prêtre qui essayait de la retenir après chaque leçon et dont, d’instinct, elle fuyait la présence comme la peste !) Ici, à ce carrefour, elle était un jour tombée de vélo. Sous cet auvent, là-bas, elle s’était abritée d’un orage de grêle terrible, qui avait ravagé tous les vignobles des environs en moins de dix minutes. Et voilà la grande glycine le long de laquelle elle avait donné son premier baiser. C’était la veille de son départ définitif et il fallait se dépêcher. Le garçon était le fils d’un voisin et cela faisait plus d’un an qu’elle le regardait à la dérobée et que son cœur bondissait chaque fois qu’elle le croisait. Alors elle lui avait donné rendez-vous, ce soir-là et ils s’étaient embrassés. Elle avait treize ans et lui quatorze. Elle ne l’avait jamais revu.

Plus loin, tout en haut de la côte, ils découvrirent enfin sa maison ! Quel choc de la revoir ! Rien n’avait changé, à part peut-être les rideaux aux fenêtres, mais ce n’était même pas certain. On s’arrêta là un bon moment et elle évoqua ses souvenirs, les bons et les moins bons. Les enfants l’écoutaient et apprenaient sur elle un tas de détails qu’ils ignoraient complètement. Qui aurait cru qu’à onze ans elle s’était battue avec son frère pour une histoire de coffre à bijoux cassé et qu’il avait fallu conduire ce dernier chez le médecin pour lui mettre sept points de suture ? C’était tout simplement inimaginable ! Impensable, même ! Et ces sorties nocturnes, les soirs d’été, quand on l’obligeait à aller se coucher alors qu’il faisait encore clair ? Rebelle, elle ouvrait la fenêtre de sa chambre, marchait précautionneusement sur le toit de la remise à bois, puis d’un bon sautait sur le talus et de là se retrouvait dans la rue sans que ses parents le sussent. De là, elle filait rejoindre des amies qui, elles, avaient la permission de traîner dans les rues jusqu’à minuit passé.

Evidemment, le plus dur était de rentrer sans se faire voir et pour cela il fallait attendre que les parents fussent couchés. Comme ils ne fermaient jamais la porte d’entrée à clef, c’était un jeu d’enfant de s’introduire subrepticement dans la cuisine et de monter les escaliers à pas de loup. Un soir, l’escalier en chêne avait craqué trop fort et sa mère était venue voir ce qui se passait. Jamais à court de ressources, elle avait expliqué qu’elle avait soif et qu’elle était redescendue boire un verre d’eau.  Mais une autre fois, malheureusement, quand, venant de l’extérieur,  elle avait ouvert la porte de la maison, le père était là, qui l’attendait de pied ferme. Jamais elle ne l’avait entendu hurler comme cela, car c’était plutôt un homme calme d’habitude. Que de reproches elle avait reçus, ce soir-là ! Assurément, ce fut bien la dernière fois qu’elle sortit ainsi clandestinement…

Les enfants regardaient leur mère avec émerveillement. Ils s’étaient assis à même le sol, à l’ombre d’un mur et ils l’écoutaient avec avidité. Elle poursuivit en décrivant l’état dans lequel se trouvait la maison quand elle y habitait et pour ce faire elle commença par parler du toit. Celui-ci, manifestement,  avait été refait à neuf, mais à cette époque il y avait des infiltrations au grenier et il pleuvait parfois même jusque dans sa propre chambre. Elle revoyait encore les seaux qu’il fallait mettre près du lit, les jours d’orage, et qu’on retrouvait le lendemain à moitié remplis. Il lui semblait encore entendre les goutes d’eau qui tombaient une à une dans les récipients, lentement d’abord, puis de plus en plus vite au fur et à mesure que l’averse grossissait en intensité. Au début, le bruit qu’elles faisaient était sec et intense, puisqu’elles tombaient directement sur du métal. Ensuite, par contre, ce bruit s’adoucissait au fur et à mesure que le niveau de l’eau montait dans les seaux et à la fin il devenait carrément agréable. Elle s’endormait alors sans crainte, en écoutant ce bruit liquide qui ressemblait un peu à celui d’une fontaine. Elle s’amusait même à essayer de percevoir une mélodie dans l’alternance des sons que rendaient les différents récipients et c’est vrai que quand il pleuvait fort elle avait droit à un véritable concert aquatique dans sa chambre. Elle se croyait alors au milieu de la nature, dans un endroit magique connu d’elle seule et elle écoutait cette espèce de musique primitive qui parlait à son cœur sans qu’elle sût exactement pourquoi cela la touchait si fort.

Ensuite, elle décrivit les différentes pièces, telles que celles-ci restaient gravées dans son souvenir. Elle commença par la grande cuisine, avec sa vieille cheminée de pierres et les bûches qu’on empilait juste à côté et qui répandaient une douce odeur du bois. Le soir, quand on faisait une flambée, les visages et les objets prenaient soudain une couleur rouge, à la fois inquiétante et féérique. Alors, pendant que les flammes rugissaient dans l’âtre, une fumée âcre vous picotait les narines et c’était là un enchantement qu’elle n’avait jamais plus connu depuis. Elle prenait une chaise, s’approchait du foyer et restait là pendant des heures à rêvasser, son petit chat sur les genoux. Ses parents étaient tout près, son frère aussi et si c’était distraitement qu’elle écoutait leur conversation, en attendant ils étaient là et la rassuraient par leur présence. Malheureusement, par la suite, elle ne revivrait plus souvent de tels moments.

Elle se souvenait aussi de sa chambre, avec un lit si haut qu’il aurait presque fallu un escabeau pour y monter. Il y avait également une grande armoire en chêne massif, d’un beau bois presque noir, dans laquelle sa mère rangeait les draps et les couvertures. C’était un plaisir d’aller l’entrouvrir et de passer les doigts sur le linge bien repassé, rugueux à souhait. Ah, ce frisson, chaque fois qu’elle le touchait ! Il y avait quelque chose de sensuel là-dedans, mais sans doute que le plaisir quasi physique qu’elle éprouvait alors venait en grande partie de l’interdiction transgressée. Car il était évidemment défendu d’ouvrir cette armoire, qui contenait le linge de toute la famille et encore moins permis de poser ses doigts dessus. Tout en racontant cela, il lui semblait sentir encore le parfum de lavande qui se dégageait du meuble, comme si tous les champs de Provence avaient été renfermés là.

Malheureusement, dans cette chambre qui était la sienne, il y avait des éléments qui ne lui plaisaient pas trop et c’étaient toutes ces statues de saints et de saintes, offertes par des grands-mères très croyantes, et qui avaient fini par envahir le dessus des armoires et la table de nuit d’une manière inconsidérée. En fait, il y en avait partout et même les murs étaient recouverts d’images pieuses. Sur une étagère, Sainte Rita côtoyait Saint Antoine. A côté, une Vierge de Lourdes n’en finissait plus de contempler la neige qui la recouvrait quand on agitait la boule qui la contenait. Il y avait aussi un Sacré-Cœur un peu sanguinolent, un enfant Jésus de Prague et un Saint Christophe, tandis qu’au mur trois crucifix au moins étaient accrochés. On pouvait donc admirer un même Christ quasi nu qui se contorsionnait dans  trois poses différentes. Elle n’osa pas le dire aux enfants, mais en réalité elle contemplait très  souvent ces crucifix, attirée par cette nudité masculine qui s’exhibait sans pudeur.

Par contre, elle n’avait jamais rien compris à cette histoire de rédemption et elle restait perplexe devant cette divinité vaincue qui agonisait dans la douleur. Était-ce vraiment là l’image d’un Dieu rayonnant et tout puissant ? Elle avait bien posé la question un jour au catéchisme, mais le prêtre était entré dans une rage folle. Il lui avait alors expliqué à quel point elle était enfoncée dans le péché de par sa nature humaine d’abord, parce qu’elle était une fille ensuite et par les mauvaises pensées qu’elle venait d’avoir en blasphémant. Si elle ne brûlait pas un de ces quatre matins en enfer, elle ne le devrait justement qu’au sacrifice de Jésus. Mais les paroles de l’ecclésiastique ne signifiaient rien pour elle, d’autant qu’elles étaient prononcées sur le ton de la colère et du reproche. D’instinct elle prit donc ces distances avec le prêtre, d’autant plus qu’il semblait parfois vouloir la retenir de force après les cours. A ces moments-là, elle le sentait comme fasciné par sa personne, ce qui était en totale contradiction avec les propos agressifs qu’il lui tenait quand on parlait de religion et de foi. Elle refusa donc toujours de rester seule avec lui, devinant bien que c’était son beau corps d’adolescente qu’il convoitait. Et c’est vrai qu’il était beau ce corps et quand le soir il lui arrivait de se contempler nue dans le miroir de sa chambre, elle le trouvait parfait. Alors elle ne comprenait pas pourquoi cela aurait été un péché d’être une femme puisque c’est Dieu lui-même qui avait voulu qu’elle fût aussi belle.

Chapitre 44

Quand la mère eut fini de raconter tous ses souvenirs, le petit trio reprit sa progression en direction du château et c’est avec un pincement au cœur qu’ils pénétrèrent dans son enceinte. Il y avait bien quelques touristes, mais en nombre limité, aussi purent-ils suivre sans difficulté les commentaires donnés par le guide. Celui-ci semblait bien connaître son affaire. Il expliqua d’abord la position stratégique de ce fortin médiéval. Perché au-dessus d’une falaise qui surplombait la Dordogne d’une hauteur de cent cinquante mètres, il était absolument imprenable de ce côté-là. Quant à la partie arrière, qui donnait sur le plateau, elle était protégée par une double rangée de remparts, ce qui avait mis la forteresse à l’abri des nombreux ennemis qui avaient tenté de l’attaquer. Pauline écoutait un peu distraitement toutes ces explications de type militaire et elle avait surtout hâte de pénétrer à l’intérieur, dans l’aile qui avait été habitée, afin de vérifier à quoi aurait  ressemblé sa vie de châtelaine si elle avait été une princesse (ce dont elle ne doutait pas le moins du monde).

L’enfant, lui, par contre, buvait littéralement les paroles du guide et quand celui-ci disait que le donjon, avec ses créneaux, datait du XIIIe siècle, cela le remplissait d’admiration. Jamais il n’avait vu un bâtiment aussi vieux et la notion d’Histoire, subitement, semblait signifier quelque chose pour lui. C’est comme si tout ce dont on lui avait parlé à l’école et qui jusqu’ici était resté fort théorique, prenait subitement un sens concret. Bien sûr, il savait qu’il y avait eu des châteaux et des combats pour s’emparer de ceux-ci, mais lire cela dans un livre ne voulait rien dire, tandis qu’ici, en déambulant le long de ces murailles, il se rendait compte de ce que soutenir un siège avait dû signifier. Voir l’armée ennemie juste là en-dessous, le long du fleuve, la voir encercler le château et tenter d’affamer ses habitants, c’était une autre affaire que de lire un manuel scolaire et les personnes encerclées avaient dû ressentir à quel point leur existence était précaire.

Malheureusement, il dut s’arracher à ces réflexions existentielles, car le guide, imperturbable, continuait ses explications. Il remontait le temps. Il le remontait même fort loin, pour que ses visiteurs comprissent  les tenants et les aboutissants de tout ce qui s’était déroulé ici même. Il en était à évoquer Aliénor d’Aquitaine. Aliénor, quel joli nom ! L’enfant n’avait jamais entendu parler d’elle (sa mère oui, mais elle avait un peu oublié, à vrai dire). Et voilà que le guide parlait de l’année 1137, et même du 25 juillet 1137 très exactement. Ce jour là, la belle Aliénor avait épousé à Bordeaux le futur Louis VII. Cela voulait dire que toute l’Aquitaine s’unissait au royaume de France. Mais il y a malheureusement un problème : il apparaît vite que les époux ne s’entendent pas trop bien. On peut même dire qu’ils ne s’entendent pas du tout et finalement le mariage est annulé. Et voilà qu’Aliénor, quelle idée, s’amourache d’un certain Henri Plantagenêt, duc de Normandie, comte d’Anjou, qui deviendra roi d’Angleterre. Du coup, toute la partie Ouest de la France, de Rouen à Biarritz, passe sous influence anglaise. Mais quelle idiote, cette Aliénor ! L’enfant est révolté.  Heureusement, un peu plus tard, Saint Louis récupère l’entièreté du Languedoc, c’est déjà cela.

Aquitaine, 1154
Mais le guide, impassible, poursuit son énumération. De nouveau, tout va mal pour le Royaume de France car il parle maintenant d’une guerre de cent ans. Un roi anglais, un certain Edouard III, prétend monter sur le trône des Capétiens car il a beau être anglais, il n’en est pas moins, par sa mère, petit-fils de Philippe le Bel. Catastrophe ! Un Angloy sur le trône ? Cela ne se peut ! Heureusement les Français refusent et c’est Philippe VI de Valois qui est choisi. Ouf ! L’enfant respire. Mais non, l’affaire ne s’arrête pas là. Les Anglais, ces perfides, déclarent la guerre et voilà les preux chevaliers de France qui se font battre à Crécy d’abord, puis à Poitiers. Car ils luttent à l’ancienne, eux, à cheval et entre nobles, tandis que les Anglais, de leur côté, ont changé la tactique de la guerre. Ils emploient des archers, des gens du peuple, lesquels, avec leurs flèches, déciment toute la noblesse féodale de la douce France. Voilà même le roi du moment, Jean II le Bon, qui est fait prisonnier. Il ne manquait plus que cela ! Que va-t-il se passer ? L’enfant est captivé par ce récit, qui vaut bien les contes un peu farfelus de Pauline. Pour libérer le roi, il faut signer le traité de Brétigny, qui donne aux Anglais en pleine souveraineté, non seulement l’Aquitaine, mais aussi le Poitou, le Périgord et le Limousin. Et ce n’est pas tout, Le Rouergue, le Quercy et la Bigorre tombent aussi sous la coupe de l’ennemi Catastrophe, c’est un tiers du Royaume qui est perdu ! Le seul avantage, c’est que l’Anglais félon renonce définitivement à la couronne de France, mais comme il n’en reste pas grand-chose… L’enfant est atterré.

La France après Brétigny
Heureusement, voilà que le guide parle d’un certain Du Guesclin, un preux chevalier et un habille homme, qui reconquiert les provinces perdues les unes après les autres. Ouf ! Il était temps. Toutes les personnes qui participent à la visite semblent soulagées, mais il n’empêche que chacun sent confusément que tout aurait pu finir autrement. Ce qui semble inébranlable aujourd’hui aurait pu ne pas exister, il s’en est fallu de peu. La France, telle qu’on la connaît, a failli ne pas être et quand on pense à cela, on sent le sol qui bouge sous ses pieds. Le monde vacille subitement car on prend alors conscience que tout est précaire, que les événements auraient pu être différents et que les certitudes auxquelles on se raccroche sont en réalité bien fragiles. L’enfant est ébranlé en découvrant tout cela.

Le guide, lui, continue son histoire, et il ne s’arrête plus. Il explique maintenant que l’endroit où ils se trouvent, ce château de Beynac, était en fait une des principales fortifications qui défendaient la frontière pendant la guerre de cent ans. Ici, on était au Royaume de France et là, de l’autre côté de la Dordogne, c’était une terre anglaise. Les touristes n’en reviennent pas. Du haut des remparts, ils se penchent aux crémaillères et ils regardent le fleuve. Pour un peu, ils apercevraient les archers anglais sur l’autre rive. Ils croient même les voir, en tout cas ils les imaginent très bien. Ces champs de maïs, là en face, une terre anglaise ? Ce n’est pas croyable !

On monte maintenant dans le grand donjon par un escalier en vis. C’est impressionnant. Afin de se préserver des ennemis, il y a peu d’ouvertures, à part une bretèche et une échauguette, Enfin, on arrive au sommet où on se retrouve, épuisés, sur une espèce de terrasse crénelée. L’enfant risque un œil en contrebas. Il en a presque le vertige. Pauline veut regarder aussi mais il faut la tenir, de peur qu’elle ne tombe. La vue est grandiose. « Là-bas, en face », dit le guide, « vous pouvez admirer le château de Castelnaud-la-Chapelle, qui appartenait aux Anglais. Les seigneurs de la région, en fonction de leurs rivalités, prenaient parti pour le roi d’Angleterre ou pour le roi de France. On se battait donc entre Gascons pour les gens de Paris ou de Londres, mais le but était d’asseoir son autorité dans la région, en profitant des circonstances historiques.»

L’enfant, lui, se tient à l’écart. Il n’écoute plus, il regarde. Et là, en bas, de l’autre côté du fleuve, il les voit, les Anglais. Ils sont  là, avec leurs archers et aussi quelques nobles d’Aquitaine, venus les soutenir avec leurs vassaux. Le signal du combat est donné et on se précipite. Les gens à pied passent la Dordogne sur des radeaux, tandis que les cavaliers vont emprunter un pont en aval. On roule de grosses catapultes et des trébuchets et voilà une première volée de pierres qui s’abat sur le château de Beynac. On se met à l’abri comme on peut car ce sont des pierres de plus de cent kilos qui viennent frapper les vieilles murailles. Il y en a même une qui tombe ici sur la terrasse, à quelques mètres de lui. Tout le monde s’est réfugié dans l’escalier à vis. Mais il faut revenir, voir ce qui se passe en bas. Les Anglais on dressé des échelles, là, le long de la falaise, mais ils n’atteignent même pas les murs du château. Il suffit  de leur lancer des projectiles et un peu d’huile bouillante et les voilà qui battent en retraite. Pendant ce temps, la cavalerie du Roi de France est sortie par l’arrière du château et elle débouche le long du fleuve, coupe la retraite aux Anglais en fuite et en massacre quelques centaines. La victoire est totale. Beynac restera française pour longtemps, encore…

L’enfant relève la tête et s’aperçoit qu’il est maintenant tout seul  sur la terrasse. Les touristes, ainsi que sa mère et Pauline, ont suivi le guide à l’intérieur des appartements. Il était si occupé à défendre le royaume qu’il n’avait pas remarqué leur départ. Il court et le rejoint bien vite, dans une salle magnifique avec un plafond qui a, parait-il, été peint au XVII° siècle. « C’est quand le XVII° siècle ? » lui demande Pauline. « Ben, dans les années 1650 environ. » Décidément cette gamine ne sait rien ! Il est vrai qu’elle est encore bien petite… Alors il la regarde avec tendresse et lui fait un sourire complice.

Maintenant, à vrai dire, la visite l’ennuie un peu. On parle de boiseries, de plafonds, de fresques, d’oratoire, de cheminées Renaissance sculptées de bucranes. « C’est quoi, dis, des bucranes ? » En fait il n’en sait strictement rien. « Chut, écoute, je t’expliquerai plus tard… » On passe ensuite devant de grandes tapisseries représentant des scènes de chasse. C’est beau, oui, mais bof…Il préférait le donjon et la terrasse crénelée. Pauline par contre se montre maintenant fort intéressée. Elle s’imagine très bien vivre ici, disons au XIV° siècle (« C’est quand, encore, le XIV° siècle ? »), entourée de ses pages et recevant des troubadours qui viendraient lui réciter des poèmes d’amour. Car ils seraient tous amoureux d’elle, évidemment, et ils passeraient la nuit à écrire des vers qu’ils viendraient lui lire le lendemain matin, pendant qu’elle prendrait son petit déjeuner. Le mari, ce beau seigneur qu’elle aurait épousé, serait même un peu jaloux, mais pourquoi pas, après tout ? N’est-elle pas une princesse et ne mérite-t-elle pas tous ces honneurs ? D’ailleurs elle voudrait changer les tapisseries. Des scènes de chasse, c’est beau, certes, mais c’est un peu barbare quand même tous ces sangliers que l’on veut massacrer. Elle commandera d’autres sujets, des scènes galantes, par exemple, avec une dame qui se baignera dans une rivière et un seigneur qui lui lira les Mille et Une Nuits pendant qu’elle sera occupée à nager. Ou alors, si on veut vraiment des animaux, qu’on brode des choses gentilles sur ces tapisseries. Un petit hérisson tout mignon, par exemple ou un beau chien loup complètement blanc…

Chapitre 45

Une fois la visite terminée, ils redescendirent les petites rues tortueuses de la ville, tout heureux de leur journée. Plus tard, bien plus tard, l’enfant se souviendrait de cet instant privilégié, car ce fut là, assurément, le dernier moment de bonheur authentique qu’ils connurent à trois. En effet, à peine arrivés au camping, les ennuis commencèrent. Ils étaient en train de préparer le dîner et déjà le réchaud Camping gaz était allumé, quand Pauline poussa un cri : « Azraël n’est pas là ! » En effet, Azraël n’était pas là, mais bon, il avait dû faire comme eux, profiter de son après-midi pour gambader un peu et découvrir les environs. Après tout, ce n’était pas la première fois qu’il faisait une fugue et ce ne serait pas la dernière. Tous les chats sont ainsi, on ne peut rien y faire et elle devait le savoir.

Mais Pauline ne voulut rien entendre et elle laissa là la préparation du repas pour faire une ronde dans les alentours. Elle en revint évidemment bredouille. On décida de passer à table et de se mettre sérieusement à la recherche de Monsieur Azraël après avoir mangé. Le repas, cependant, fut lugubre et si personne ne donnait son avis, chacun savait pourtant en son for intérieur qu’il était arrivé quelque chose d’anormal. Certes, à La Courtine déjà, ce félin domestique avait montré un goût certain pour les escapades, mais enfin il finissait toujours par revenir. Il fallait dire que dans la maison il avait ses habitudes, mais une fois en voyage, il s’était retrouvé tout perdu. A Bergerac, cela n’avait pas été un problème, car les enfants étaient restés près de lui au camping pendant que la mère tentait de consulter un avocat, mais ici, à Beynac ? Ils venaient à peine d’arriver de la veille et ils l’avaient laissé seul pour aller visiter la petite ville. A dire vrai, ils ne l’avaient pas vraiment laissé, car il avait déjà disparu avant leur départ, mais personne ne s’en était inquiété puisqu’il finissait toujours par revenir. Ce qui aurait été normal, cependant, c’est qu’il refît immédiatement surface à leur retour pour venir réclamer sa pitance. Non, décidément cette absence n’était pas normale.

« Et s’il s’était perdu ? » demanda Pauline dans un sanglot. On tenta de la rassurer, mais la mère comme l’enfant savaient au fond d’eux-mêmes qu’elle n’avait que trop raison. On abrégea donc un peu le repas et on se mit à faire une battue en règle. On inspecta d’abord tout le camping, en interrogeant l’ensemble des touristes présents. Un chat ? Non, malheureusement personne n’avait vu de chat. Alors on agrandit le cercle des recherches et on arpenta la campagne avoisinante. On ratissa comme on put les champs de maïs qui poussaient le long de la Dordogne, on examina les berges du fleuve, on parcourut les chemins de terre. Rien. On alla jusqu’à traverser le pont et à patrouiller sur l’autre rive, dans des champs et de petits bois. Toujours rien. On finit par se séparer pour agrandir le périmètre des recherches, avec consigne de se retrouver près de la tente dans une heure. Pauline et sa mère se dirigèrent vers la ville tandis que l’enfant, suivant son instinct et répondant au mauvais pressentiment qu’il avait, se mit à suivre la départementale en direction de La Roque-Gageac.

Il n’avait pas parcouru un kilomètre quand il l’aperçut de loin le long de la route, immobile dans l’herbe du fossé. Plus il s’approchait, plus son cœur battait, car il ne voulait pas croire à l’inéluctable. Peut-être qu’Azraël dormait, tout simplement, épuisé par sa longue promenade. Mais enfin, c’était là un bien curieux endroit pour s’assoupir, avec les voitures qui passaient à cinquante centimètres de lui. Hélas, quand il ne fut plus qu’à deux mètres, il s’immobilisa : C’était bien Azraël, mais il ne bougeait plus. Il ne bougerait jamais plus, en fait. Du sang lui sortait par les oreilles et par le nez et de son ventre s’échappait quelques viscères. L’enfant s’agenouilla près de son chat et le regarda tout ému. Qu’est-ce qu’il allait dire à Pauline ?

Il resta là un bon moment, ne sachant quelle résolution prendre. Puis il se dit que sa sœur serait trop bouleversée si elle voyait son animal favori dans cet état. D’un autre  côté, cela lui semblait indécent d’abandonner le pauvre Azraël, là, au bord de la route. Il décida donc de l’enterrer lui-même, comme il pourrait. Il prit le chat dans ses bras et s’engagea dans le petit bois, qui, en contrebas, descendait vers la Dordogne. Arrivé tout près du fleuve, il s’arrêta et se mit à gratter dans les feuilles mortes puis dans le terreau qu’il y avait en dessous. Ce n’était pas bien facile car il n’avait aucun outil. De plus, les racines des arbres voisins ne facilitaient pas sa tâche. Il s’aida d’un bâton pour continuer à creuser, puis finalement il s’empara d’une pierre plate qui fit office de pelle rudimentaire. A la fin, il parvint quand même à avoir une petite excavation qui fut suffisante pour y déposer l’animal. Il le regarda une dernière fois, lui caressa la tête, puis il reboucha le trou avec la terre et les feuilles. Quand il eut fini, il s’essuya les yeux avec ses mains sales car des larmes avaient coulé sans qu’il s’en rendît vraiment compte. Il regarda la Dordogne, qui coulait à moins de dix mètres et se dit qu’Azraël serait bien ici, que c’était un bel endroit. Et puis c’était le pays de sa mère à lui et quelque part mieux valait être enterré là que n’importe où. Mais pourquoi fallait-il mourir ? Telle est la question qu’il se posait en remontant à travers le petit bois afin de rejoindre la départementale.

Quand il arriva à l’entrée du camping, il attendit. Fallait-il aller rejoindre les deux autres et leur annoncer la mauvaise nouvelle ? Il se dit que les minutes durant lesquelles elles ne sauraient rien du drame seraient toujours un peu de temps de gagné. Et puis honnêtement il ne se sentait pas le courage de partir à leur recherche. Il avait le cœur lourd et il préférait attendre, anticipant déjà la réaction de Pauline, laquelle risquait d’être violente.

Après un bon quart d’heure, il les aperçut qui arrivaient. Quand elles le virent, le visage maculé de terre, les mains sales et le tee-shirt tout taché de sang, elles poussèrent un cri. Qu’est-ce qui lui était arrivé ? Était-il tombé ? Était-il blessé ? Ou était-il allé pour se retrouver dans un état pareil ? « Ce n’est pas moi », dit-il, « c’est Azraël. Il… » « Tu l’as retrouvé ? Où est-il ? » s’enquit Pauline avec empressement. « Oui, je l’ai retrouvé. Mais il n’y avait plus grand-chose à faire », poursuivit-il en montrant le sang sur ses vêtements. « Quoi ? Il a été blessé ? Où est-il ? » Alors il raconta comment il avait trouvé le pauvre Azraël et dans quel état. Il expliqua qu’il l’avait enterré comme il avait pu, afin qu’il eût une sépulture décente et qu’il ne fût pas la proie des autres bêtes ou des fourmis. « Tu sais, il est bien, là où il est. Il peut même voir la Dordogne» ajouta-t-il dans un sanglot. Mais déjà Pauline, elle, pleurait à chaudes larmes.

Le reste de la soirée fut lugubre, comme on s’en doute. Pauline n’en finissait plus de sangloter et elle finit par s’endormir tout habillée sur son sac de couchage. La mère mit un vêtement sur elle afin qu’elle n’eût point froid. Il était inutile de la réveiller pour lui faire enfiler son pyjama. Le lendemain, on traîna toute la journée dans le camping. Le cœur n’y était plus et personne n’avait envie de continuer à visiter la région. Pourtant il avait été prévu de faire une excursion à La Roque-Gageac et même de pousser jusqu’à Sarlat, mais tout fut annulé. Il faut dire aussi que le temps avait radicalement changé. Il avait dû y avoir des orages quelque part et le beau soleil des jours précédents avait été remplacé par de gros nuages qui n’en finissaient plus de traverser le ciel. En plus on était un dimanche et les magasins étaient fermés. On se promena bien un peu en fin de journée dans Beynac, mais l’ambiance était morne, sans qu’on pût déterminer s’ils avaient cette impression à cause de la tristesse d’avoir perdu Azraël ou si cela était dû au repos dominical en lui-même, lequel a parfois un petit côté morbide dans la mesure où toute activité est à l’arrêt.

On décida donc de partir le lendemain. Les enfants avaient envie de quitter cet endroit qui n’avait pas porté chance à leur pauvre chat et quant à la mère, elle se rendait compte qu’elle s’était accrochée en vain à l’espoir de trouver une solution à ses problèmes dans sa région natale. Mais non, il n’y avait rien ni personne ici qui pût lui venir en aide d’une manière ou d’une autre. Beynac, comme Bergerac, ne représentaient plus pour elle que des souvenirs et à ce titre ces deux villes appartenaient à son passé. Certes, elle avait été heureuse de revenir ici et de revivre certaines émotions, mais elle se rendait bien compte que le temps avait fait son œuvre et qu’elle était finalement devenue une étrangère dans ces lieux. Ceux qu’elle avait connus et avec qui elle avait été heureuse, autrement dit ses parents et son frère, étaient morts depuis longtemps. Soudain, elle se sentit seule, vraiment seule. Elle avait l’impression que sa vie était derrière elle et que les mois et les années qui s’annonçaient ne feraient qu’apporter des soucis en si grand nombre qu’elle serait incapable d’y faire face. Pourtant elle n’avait que trente-huit ans et n’était donc pas à un âge où on raisonnait comme elle était en train de le faire. Aussi tenta-t-elle de se secouer un peu. Puisqu’il fallait quitter la région de la Dordogne, on la quitterait et le plus tôt serait le mieux. Comme par ailleurs Pauline était bien tristounette et qu’elle avait déjà à plusieurs reprises manifesté le  désir de voir l’océan, qu’elle n’avait jamais vu, il fut décidé que le lendemain à l’aube on prendrait la route de l’Atlantique. Cette nouvelle amena un sourire timide sur les lèvres de la petite. Celle-ci ne dit rien de plus, mais plus tard, profitant d’un moment où elles étaient seules toutes les deux, elle vint enlacer sa maman et, sans prononcer un mot, lui fit un gros câlin. Alors la mère, émue par cette complicité qu’elle sentait avec son enfant, retrouva elle-même un peu d’espoir et elle se dit qu’après tout l’avenir lui réserverait peut-être des surprises agréables.

Chapitre 46

Le lendemain, on se leva de bonne heure. Il n’y avait plus vraiment de nuages, mais une sorte de brume montait du fleuve et enveloppait tout, créant une atmosphère étrange, un peu irréelle. On prit le petit déjeuner à l’intérieur de la tente, car il faisait trop froid pour manger dehors. C’était bien la première fois, à vrai dire, que la météo ne se montrait pas trop généreuse, car depuis leur départ ils n’avaient connu que du beau temps. L’enfant pensa que là-haut plus au Nord, dans les forêts profondes qui étaient son vrai pays, l’été, tout doucement, devait déjà être en train de se terminer. C’était bien connu : après le quinze août, il pouvait encore faire agréable la journée, mais les nuits commençaient à se montrer fraîches, annonçant à chaque fois un automne précoce.

Bon, on n’en était pas là en Dordogne et il savait que le soleil reviendrait bientôt, mais néanmoins ce brouillard inhabituel venait lui rappeler le mois de septembre et la rentrée des classes. Que feraient-ils à ce moment-là ? Il faudrait bien s’installer quelque part et aller à l’école, c’était obligatoire. Ne pas s’y rendre, c’était une nouvelle fois se mettre dans son tort et chercher les ennuis. Or des ennuis, ils en avaient suffisamment comme cela. Mais d’un autre côté, s’arrêter définitivement dans une ville, y louer une maison (avec quel argent ?), s’inscrire dans un établissement scolaire, c’était aussi se faire repérer facilement et comme ils étaient recherchés, ce n’était peut-être pas la meilleure chose à faire. Quelle position adopter alors ? Il n’y avait pas de solution. Quoi qu’ils fissent, ils fragilisaient leur situation. L’enfant avait bien conscience, maintenant, que leur périple ressemblait davantage à une déroute qu’à des vacances. L’air sombre de sa mère, qui mordillait dans son morceau de baguette sans proférer une parole, le confortait dans cette conviction. Enfin, au moins il n’était pas le seul à se rendre compte de la réalité et du pétrin dans lequel ils se trouvaient, c’était déjà cela. Mais voir sa mère dans cet état, songeuse, triste, abattue, ne le rassurait pas beaucoup. Il aurait espéré que la solution pût venir d’elle, mais il sentait bien qu’il ne fallait pas trop y compter. Intuitivement, il devinait qu’elle allait s’enfoncer dans une fuite en avant dont il redoutait d’avance la conclusion. Mais que pouvait-il faire d’autre que de suivre ? Et puis il y avait Pauline, qui était toujours bien triste pour son chat et à qui on avait promis une escapade jusqu’à l’océan. On ne pouvait pas lui refuser ce petit plaisir qui, peut-être, la consolerait. Il fallait donc jouer le jeu pour elle et faire comme si les vacances continuaient, comme si elles ne devaient jamais avoir de fin. Pendant un jour ou deux, trois peut-être, on pourrait faire semblant. Mais après ? Que se passerait-il après ?

Il eut fini de manger le premier et il sortit aussitôt de la tente. Il resta alors stupéfait devant la beauté du paysage qui s’offrait à lui. Le brouillard, tout doucement, se levait sur les hauteurs, tandis que les bas-fonds, près du fleuve, restaient encore noyés dans la brume. Alors que tout le camping était enveloppé dans une atmosphère diaphane, la silhouette majestueuse du château de Beynac s’élevait tout là-haut, éclairée par les premiers rayons du soleil. On aurait dit une apparition. On ne voyait que lui, comme si, avec ses belles pierres jaunes polies par le temps et si chargées d’histoire, il était sorti du néant. Il y avait quelque chose de magique, d’irréel, dans son apparition soudaine. C’était beau, incroyablement beau, et l’enfant se dit que s’il avait été un peintre il n’aurait pas manqué de tenter de restituer cette scène inoubliable. Mais voilà, il n’était pas peintre. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était conserver cette image au fond de sa mémoire. Plus tard, bien plus tard, quand il tenterait de revivre mentalement tous ces événements et de reconstituer le fil de leur aventure, celle vision du château émergeant de la brume resurgirait souvent. C’était comme si la forteresse, sortie tout droit du Moyen-Age, leur lançait un message : aller en haut, toujours plus haut, dans la lumière resplendissante. Oui, mais voilà, eux ils étaient en bas, tout en bas, noyés dans le brouillard, et ils ne trouvaient pas leur chemin. Dans les jours qui allaient suivre, ils n’allaient que s’enfoncer encore davantage.

Quand les tentes furent démontées et les quelques bagages rangés dans la voiture, on quitta donc Beynac pour le grand Sud-Ouest. Ils auraient pu repasser par Bergerac et foncer sur Bordeaux, mais la mère préféra les petites routes et c’est donc par Marmande et Bazas qu’ils pénétrèrent dans la forêt des Landes. Le soleil était revenu et brillait maintenant bien haut dans le ciel. Avec cette lumière, les bois de pins auraient dû être superbes et pourtant non, quelque chose n’allait pas. De nombreux arbres étaient cassés, d’autres déracinés. On sentait que la forêt avait souffert des dernières tempêtes hivernales et comme celles-ci avaient été catastrophiques, on n’avait pas eu le temps de tout nettoyer. Des centaines de troncs étaient couchés sur le sol, grosses bêtes préhistoriques qui se seraient endormies. D’autres troncs restaient inclinés, retenus à mi-parcours dans leur chute par les arbres voisins, qui souvent s’étaient cassés à leur tour. Bref, c’était un vrai désastre de tous côtés et cela porta un coup au moral de notre trio.

Ils étaient seuls, maintenant, sur les petites routes qui pénétraient au plus profond du massif, si seuls qu’ils avaient presque l’impression d’être perdus. A leur gauche comme à leur droite, des milliers de pins maritimes fermaient l’horizon, mais un tiers au moins gisait par terre. On se serait cru en pleine guerre après un bombardement. La mère, qui, dans  sa jeunesse, avait connu ces lieux dans toute leur splendeur, était déçue car elle avait l’impression qu’on lui avait volé ses souvenirs ou plus exactement que les sites qui l’avaient fait rêver et qui lui avaient permis à l’occasion de se sentir heureuse quand elle se les remémorait, elle avait l’impression, dis-je, que ces sites ne pourraient plus jouer ce rôle consolateur. Ce qui avait existé n’existait plus et le monde en était un peu moins beau.

L’enfant, de son côté, restait perplexe. Le fait de parcourir cette forêt immense, qui semblait n’avoir ni commencement ni fin, lui rappelait une autre forêt, celle de sa région natale, et il se souvenait parfaitement de leur fuite précipitée, lorsqu’ils avaient quitté la maison familiale. Là aussi ils avaient roulé pendant des heures dans des bois interminables et là aussi les arbres défilaient sur le côté, à la même vitesse que la voiture, mais en sens opposé.

Quant à Pauline, elle ne pensait pas à grand-chose, à vrai dire. Elle restait recroquevillée sur le siège arrière et manifestement elle maudissait toujours le sort injuste qui avait amené son pauvre Azraël là où il était. Il n’était même pas certain qu’elle se rendît compte qu’ils étaient en train de traverser les Landes ou, si elle en avait conscience, c’était sans doute pour se dire que son chat n’aurait pas manqué de se perdre dans une pareille forêt et qu’il y serait de toute façon mort de faim.

On le voit, le moral des troupes n’était pas vraiment au beau fixe et le soleil ne changeait rien à l’affaire. Au contraire, sa présence semblait même incongrue au milieu de tous ces pins dévastés et sa chaleur, qui devenait de plus en plus lourde, était même dérangeante. On roula encore comme cela un bon moment et puis soudain, alors qu’on ne s’y attendait vraiment pas, on se retrouva devant l’océan.  Il y avait devant eux une grande plage de sable fin et là bas, tout au bout, l’océan, avec de grandes vagues qui se retournaient et dont on percevait la rumeur jusqu’à l’endroit où ils se trouvaient. La mère avait coupé le moteur et ils restaient tous là, à regarder, ne sachant que dire tant ils étaient impressionnés.

Il n’y avait pratiquement personne sur cette plage, ce qui était pour le moins étonnant en cette période de l’année. A l’extrême gauche comme à l’extrême droite, on devinait deux stations balnéaires. Il fallait croire que les touristes restaient agglutinés là et ne s’aventuraient pas trop dans ces grands espaces sableux qui séparaient les deux villes. Ma foi, pourquoi pas. Ils avaient tous les trois envie de tranquillité et aspiraient à un peu de solitude. Ils décidèrent donc de passer la nuit ici. Après tout, ils avaient connu des situations bien plus inconfortables du temps où ils ne possédaient pas de tentes. Maintenant, ils jouissaient presque d’un grand confort puisqu’ils avaient même un réchaud Camping-Gaz pour cuisiner. Il est vrai que le camping sauvage était interdit, mais bon… Au point où ils en étaient, ils n’allaient pas s’inquiéter pour un interdit de plus à transgresser. A la limite, cela amusait même tout le monde et ce petit côté « anarchiste » ne leur déplaisait pas. Et puis, franchement, ils ne risquaient pas grand-chose ici, puisque justement l’endroit était désert. On les repérerait même moins facilement dans ces solitudes que le long d’une plage fréquentée, où des maîtres nageurs et des CRS patrouillaient en permanence.

Ils reculèrent donc à l’intérieur des terres de quatre cents mètres environ et là, ils découvrirent un endroit où une quantité impressionnante d’arbres étaient tombés les uns sur les autres, formant comme un îlot au sein même de la forêt. Ils approchèrent le plus près possible avec la voiture, en empruntant un chemin forestier, puis ils dissimulèrent le véhicule derrière le talus d’un fossé. Ensuite, à pied, ils transportèrent leurs bagages jusqu’à la petite « île ». Là, bien à l’abri des regards, ils montèrent les tentes entre de grands troncs couchés par terre. Comme d’autres arbres étaient restés emmêlés, ils étaient absolument invisibles de la route, à cause des branches encore vertes qui les dissimulaient . Quand ils furent bien installés, ils songèrent au dîner et chacun s’activa à préparer quelque chose. L’ambiance commençait à s’améliorer et la bonne humeur revenait tout doucement. On mangea du rôti avec une salade de tomates et des pommes de terre. Il y avait même un morceau de gâteau comme dessert. Après le repas, ils allèrent voir l’océan. La plage était maintenant complètement déserte. Elle était moins grande aussi car c’était la marée haute et la mer avait gagné du terrain. Pauline était d’ailleurs fort impressionnée par cette capacité de l’élément liquide à conquérir les terres. Alors, la mère expliqua qu’il y avait des endroits, comme au Mont St Michel, à la limite de la Bretagne et de la Normandie, où la différence entre la marée basse et la marée haute était de treize mètres et donc que les eaux se retiraient parfois sur une distance de dix kilomètres, avant de revenir à toute vitesse. La nature était quand même extraordinaire !

Ils marchèrent longuement en admirant les vagues et le soir tombait déjà quand ils décidèrent de faire demi-tour. A l’horizon, très loin, on commençait à distinguer les lumières d’un phare. A la fin, il faisait quasi nuit quand ils arrivèrent à leur point de départ, mais ils eurent bien peur de ne pas  retrouver le chemin qui menait à leur campement, car la forêt, vue de la plage, semblait uniforme et n’offrait aucun repère particulier. C’est en se guidant sur les traces que leurs pas avaient laissées dans le sable qu’ils parvinrent à ne pas se perdre et, finalement, ils arrivèrent sans encombre, mais épuisés, auprès de leurs tentes.

Chapitre 47

Quand ils se réveillèrent, le lendemain matin, le temps avait encore changé et de lourds nuages encombraient le ciel, poussés par un vent violent. Durant la nuit, déjà, ils s’étaient réveillés plusieurs fois, inquiétés par les bourrasques qui secouaient les tentes. Décidément, le mois d’août n’était plus le mois d’août et chacun sentait que  l’automne approchait. On s’habilla un peu plus chaudement mais en réalité, à part un KW à enfiler, ils ne possédaient pas grand-chose. Il faudrait veiller à faire des achats un de ces jours, mais sans trop compromettre l’équilibre budgétaire car l’argent était désormais compté. Pour le petit déjeuner, ils durent se contenter de quelques biscuits secs car il n’y avait plus de pain. Pour compenser l’aspect quelque peu frugal du repas, l’enfant se mit à presser des oranges pour en faire du jus. Ce n’était pas bien facile, car il ne disposait pas de l’appareil adéquat, mais il y parvint quand même, en écrasant dans ses mains les fruits préalablement coupés en deux. A vrai dire, après les biscuits secs, ce jus d’oranges fut apprécié par tout le monde.

On mit un peu d’ordre dans les tentes, on se débarbouilla comme on put avec l’eau d’un bidon qui traînait dans le coffre de la voiture, puis on prit la direction de l’océan. Une fois arrivés sur la plage, ils crurent qu’ils allaient s’envoler, tant le vent était fort. La mer, elle, était vraiment en furie, avec des vagues gigantesques, qui se retournaient dans un fracas assourdissant. Ils sentaient déjà sur leurs lèvres le goût salé des embruns alors qu’ils étaient bien à deux cents  mètres du rivage. Ils se rapprochèrent prudemment et restèrent là à admirer la nature en colère. C’était tout à fait impressionnant ! Ils marchèrent un bon moment en longeant les flots écumants et parvinrent à un endroit où des rochers formaient un petit promontoire. Là, le  spectacle était carrément grandiose, il n’y avait pas à dire. Les vagues venaient se fracasser  contre ce promontoire avec une force inimaginable. Des gerbes d’eau de dix à quinze mètres montaient en l’air avant de retomber dans un bruit de fin du monde. Mais à peine une vague avait-elle échoué à renverser cet obstacle naturel qu’une autre arrivait et recommençait le combat. Et c’étaient de nouvelles gerbes d’écume et toujours ce bruit incroyable, qui couvrait jusqu’à leurs voix. Les rouleaux, on les voyait venir  de loin, depuis le bout de l’horizon. Ils arrivaient en rangs serrés, bien alignés, mais de simples ondulations qu’ils étaient au départ, ils devenaient bientôt monstrueux et menaçants en approchant du bord. Alors, au moment où ils entraient en contact avec les rochers, ils se transformaient en véritables bêtes écumantes et rageuses et se lançaient à l’assaut de l’obstacle avec une frénésie inimaginable.

Notre trio demeura là une bonne heure, complètement fasciné par ce combat de titans. Comme la marée montait, ils devaient parfois reculer de quelques mètres, afin de ne pas se faire emporter par les vagues les plus grosses, qui retombaient souvent beaucoup plus loin qu’on n’aurait pu l’imaginer. Pour ce qui était d’être mouillés, il était trop tard et il y avait déjà un bon moment qu’ils étaient trempés, aussi, quand il se mit à pleuvoir, c’est à peine s’ils le remarquèrent. Ils continuèrent au contraire à admirer la colère de l’océan et restèrent là, subjugués par ce spectacle. C’était une sorte de jeu, en fait. Il fallait fixer une vague qui arrivait et deviner si elle allait se montrer redoutable ou non. Certaines qui, de loin, paraissaient bien méchantes, se détournaient finalement de l’obstacle et venaient mourir paisiblement sur la grève, tandis que d’autres, qu’on aurait crues inoffensives, montaient à l’assaut du promontoire rocheux avec une vigueur qu’on n’aurait pas soupçonnée. A chaque fois, c’était comme une sorte de pari. On ne savait jamais ce qui allait arriver et le hasard, seul, décidait de la tournure qu’allaient prendre les événements. L’enfant, en contemplant ce spectacle, se disait que c’était la même chose que dans la vie, où, finalement, on ne pouvait jamais prévoir ce qui allait se passer.

A la fin, ils décidèrent de revenir vers les tentes car la pluie redoublait et ils commençaient à se sentir transpercés par toute cette humidité. Le chemin de terre, dans la forêt, s’était transformé en rivière de boue et ils marchèrent finalement à côté de celui-ci, se frayant comme ils pouvaient un passage entre les troncs couchés sur le sol et les branches basses qui faisaient tomber sur eux toute l’eau dont elles étaient chargées. C’est donc trempés et boueux qu’ils arrivèrent enfin à destination. Mais là, ce fut pour constater un bien triste spectacle. Sous l’action du vent qui soufflait maintenant en rafales, les tentes avaient été emportées avec tout leur contenu quelques dizaines de mètres plus loin. Manifestement, les petits piquets métalliques qui les retenaient n’avaient été d’aucune utilité une fois que le sol sablonneux avait été mouillé. Ils allèrent donc récupérer leur bien, tout en maugréant contre cette tempête qui s’acharnait maintenant contre eux. Mais s’ils s’étaient d’abord réjouis en voyant que les tentes ne s’étaient pas envolées trop loin, ils désenchantèrent vite. En effet, une des deux avaient été prise dans des ronces et elle était toute déchirée.

Sous l’averse qui redoublait, ils replantèrent donc comme ils purent celle qui était encore intacte, en utilisant tous les piquets dont ils disposaient et en tendant les cordes au maximum. Ensuite, ils allèrent reprendre dans la deuxième les vêtements et le Camping-Gaz avant de se réfugier, comme des animaux blessés, dans le seul abri qu’il leur restait. Ils avaient froid et étaient complètement trempés. Dehors, la bourrasque faisait rage et la pluie tombait abondamment. On aurait dit une averse d’orage, si ce n’est que celle-ci durait depuis une bonne heure déjà et qu’elle ne semblait pas devoir s’interrompre un jour. Cela ressemblait plus à une tornade tropicale qu’à une ondée du mois d’août. C’était à se demander  si on était bien en Aquitaine.

Plus les heures passaient et plus la situation devenait pénible. Ils continuaient à avoir froid, bien qu’ils eussent changé de vêtements. Il faut dire qu’il n’y avait plus grand chose de sec. Tout était moite et humide et la tente elle-même commençait à percer sous la violence des précipitations. En plus, le fait de se retrouver à trois dans un espace aussi réduit, qui n’était finalement prévu que pour dormir à deux, était vraiment pénible. Il était tout simplement impossible de bouger et ils devaient soit rester couchés, soit rester accroupis ou agenouillés. Ils avaient tous des fourmis dans les jambes et ne savaient plus quelle position adopter. Il ne fallait pas non plus songer à cuisiner avec le Camping-Gaz, c’eût été de l’inconscience, d’autant que la toile de la tente bougeait dans tous les sens. Elle bougeait même tellement qu’ils avaient l’impression qu’ils allaient être emportés avec elle.

Quand il pleuvait un tout petit peu moins, la mère sortait en vitesse afin de tendre de nouveau toutes les cordes et de s’assurer que les piquets restaient bien plantés dans le sol, ce qui n’était pas toujours le cas. Alors, elle les enfonçait comme elle pouvait, mais elle devait recommencer lors de la sortie suivante, car la terre sablonneuse était tellement trempée que plus rien ne tenait. Elle finit par mettre de grosses pierres aux coins de la tente, dans l’espoir d’amarrer le tout, mais sous les secousses du vent, la toile de nylon, qui était lisse, finissait par glisser tout en se déchirant. Il fallut donc enlever les pierres afin de limiter les dégâts.

Vers treize heures, alors que les enfants commençaient à avoir faim, elle constata que l’endroit où ils se trouvaient se remplissait d’eau. Sans le remarquer, ils avaient installé la tente dans une espèce de cuvette et celle-ci était en train de se transformer lentement mais sûrement en étang.  Il fallut donc lever le camp. On emporta les sacs de vêtements et de nourriture et on alla se réfugier dans la voiture. Une nouvelle fois, on se contenta de biscuits secs et d’une tomate fraîche que l’on mangea comme cela, sans même l’assaisonner.

Heureusement, à partir de quinze heures, le vent commença à perdre de sa force et la pluie devint moins violente. A la radio, on parlait d’un ouragan tropical qu avait traversé l’Atlantique et qui était venu mourir sur nos côtes et plus particulièrement sur celles de Guyenne. Cela n’arrivait qu’une fois tous les dix ans avait assuré le présentateur. Pas de chance. Pour une fois qu’ils venaient voir l’océan, ils avaient été servis !

Quand le soleil fut enfin revenu, on se mit aussitôt à tout sécher, ce qui revint à étaler les vêtements un peu partout sur les troncs d’arbre couchés à terre. A vrai dire, il y en avait un peu partout, devant la tente, à gauche, à droite, tout à fait derrière et même jusqu’au bord du chemin. Bref, autant leur présence avait discrète la veille au soir, autant elle était bien visible maintenant, car les shorts rouges de Pauline et les Tee-shirts jaunes de la mère ressortaient tellement dans la verdure ambiante qu’on ne voyait plus qu’eux. La chaleur commençait à se faire sentir et ils étaient enfin rassurés. La bonne humeur revenait et la vie reprenait tout doucement le dessus. Ils étaient en train de préparer le repas du soir tout en bavardant et en plaisantant quand soudain un gros quatre-quatre surgit sur la route. On ne distinguait pas bien de loin, mais ce qui était certain, c’était qu’un sigle officiel était peint sur la portière avant. Aïe ! Voilà assurément qui n’annonçait rien de bon. Et en effet, le conducteur avait arrêté son véhicule dès qu’il les avait aperçus et déjà il manœuvrait pour prendre le petit chemin de terre et se diriger vers eux. Il s’arrêta à leur hauteur et sans même les saluer, il leur demanda d’un ton hargneux : « Qu’est-ce que vous faites-là ? Le camping sauvage est interdit, vous ne le savez pas ? »

Chapitre 48

On s’expliqua ou plutôt on tenta de s’expliquer. L’arrivée tardive hier au soir, les tentes montées en toute discrétion et bien dissimulées, afin de ne gêner personne, l’intention de repartir le lendemain matin, et puis cette tempête imprévue, qui les avait obligés à changer leurs plans. C’est que ce n’était pas de gaieté de cœur qu’ils étaient restés. D’ailleurs ils avaient eu plein de dégâts. Il voulait les voir ? Il les avait sous les yeux : une tente complètement hors d’usage, une autre en partie déchirée, et puis tous ces vêtements trempés qu’on faisait sécher au plus vite. Mais l’autre ne voulait rien entendre. Agent des eaux et forêts, pompier, garde-chasse, on ne savait pas trop quel était son statut en fait, mais ce qui était certain, c’est qu’il s’énervait vite. Ce n’était d’ailleurs plus parler qu’il faisait, mais crier. Ils ne comprenaient rien ! La tempête ne justifiait pas leur présence ici et ce qui était interdit était interdit, point final, il n’y avait pas à en sortir. D’ailleurs, s’ils n’avaient pas campé illégalement à cet endroit, leurs tentes seraient toujours intactes, non ? Bref, finalement, ils avaient un peu cherché ce qui leur était arrivé et il n’allait pas les plaindre. Certainement pas ! Au contraire, il allait dresser un procès verbal qu’ils signeraient et ensuite ils auraient un quart d’heure pour lever l’ancre.

Un quart d’heure ? Il fallait négocier ! On demanda un délai un peu plus long, on montra les vêtements, déjà en partie secs, le soleil qui revenait et qui allait sécher tout cela bien vite… Rien à faire, l’homme se montrait intraitable. L’enfant le regarda avec de grands yeux incrédules. Cet idiot parlait maintenant de feux de forêts, de touristes imprudents, de pinèdes dévastées. On voyait bien qu’il n’avait pas été sous l’orage, lui et qu’il n’avait pas dû affronter cette tempête ! Du feu sous de pareilles trombes d’eau ! Il était complètement fou. En plus, pour ce qui était des dégâts à sa belle forêt, il n’avait qu’à regarder autour de lui, il n’arriverait pas à compter les arbres tombés au sol. Et cela, ce n’était qu’en même pas le fait d’un trio de campeurs.

L’enfant avait donc fort envie de répondre et de dire ses quatre vérités à ce fonctionnaire qui se promenait toute la journée dans son quatre-quatre bien confortable. S’il avait un peu d’humanité, il comprendrait que leur situation devenait désespérée et il les laisserait tranquilles. Mais la mère, prudente, lui mit la main sur l’épaule et le pinça un peu, pour lui faire comprendre qu’il fallait garder le silence. C’est que dans le délire verbal de l’homme, elle avait surtout retenu les mots « procès verbal » et cela, c’était une chose qu’elle voulait éviter à tout prix. Elle tenta donc de parlementer avec le représentant de la loi car même si on ne savait toujours pas trop bien quel organisme il représentait, il était clair qu’il avait le droit et tout le code civil de son côté. Elle promit de partir aussi vite que possible, disons dans une heure et suggéra qu’on ne perdît point de temps à remplir des paperasses par ailleurs bien inutiles. Malheureusement, l’autre ne voulait toujours rien entendre. Voilà même qu’il parlait de départ immédiat, maintenant ! La mère alors lui fit remarquer la contradiction qu’il y avait dans ses propos. Il était impossible de partir là, tout de suite, et en même temps de se mettre à remplir des rapports interminables. Le représentant de la loi resta interloqué devant autant de bon sens. Afin de ne pas perdre la face, il hurla, tout en se dirigeant vers son véhicule, qu’ils avaient un quart d’heure pour disparaître, un quart d’heure exactement et pas une minute de plus. Il roulait déjà qu’on l’entendait encore vitupérer, malgré le bruit que faisait son gros moteur diesel. Qu’ils prennent garde, il allait repasser. S’il trouvait encore quelqu’un là, c’est les gendarmes qu’il allait appeler.

Bon, nos pauvres amis n’avaient plus trop le choix. Il fallait bien obéir s’ils voulaient éviter de gros ennuis et tant pis si cela ne leur plaisait pas trop. On ramassa le linge qui traînait un peu partout, on embarqua le réchaud Campingaz, on bourra les tentes ou ce qu’il en restait dans un coin du coffre, sans même les replier, et on démarra bien vite. Onze minutes exactement après le signal du départ, ils longeaient l’océan en direction du Sud. Ils roulèrent comme cela pendant une bonne demi-heure. Personne ne parlait. Dans le fond, ils étaient un  peu tristes car ils étaient bien, là, finalement, dissimulés au milieu des troncs. S’ils n’avaient pas dû étaler leurs vêtements pour les faire sécher, jamais cet empoté de garde ne les aurait trouvés et en ce moment ils seraient tranquillement en train de préparer leur dîner. « On n’a même pas pu aller se baigner ! » fit remarquer Pauline. Tiens, c’est vrai, cela, ils ne s’étaient même pas baignés. Il faut dire aussi que le temps ne s’y prêtait guère, mais bon… Il n’empêche que venir voir l’océan et ne pas mettre un pied dedans, c’était quand même un comble. Et l’océan, il était là, à côté de la route, si proche qu’on aurait pu le toucher. Après avoir traversé quelques localités, ils se retrouvèrent de nouveau dans un endroit désert, avec la forêt sur leur gauche et une belle grande plage sur leur droite. C’était trop tentant. Alors, sans rien dire, la mère arrêta subitement la voiture sur le bas-côté. Les enfants se regardèrent étonnés. L’instant  d’après, ils couraient déjà sur la plage en direction de la mer.

Il y avait là une espèce de dénivellation dans le sable où l’eau de la dernière marée était restée prisonnière. Comme le soleil chauffait fort, maintenant, cette eau avait une température agréable, beaucoup plus agréable que celle de l’océan proprement dit. C’est donc là que le frère et la sœur décidèrent de se baigner. Le problème, c’est qu’ils n’avaient pas de maillot. Pauline regarda à droite et à gauche et comme il n’y avait absolument personne, il ne lui fallut pas trois secondes pour se déshabiller entièrement et entrer dans l’eau. Elle barbotait déjà depuis un bon moment dans cette espèce de piscine naturelle que l’enfant, lui, hésitait encore à enlever ses vêtements. C’est qu’il était plus grand et se méfiait davantage des regards indiscrets. Mais bon, il n’y avait effectivement personne et bientôt il se retrouva lui aussi à l’eau et dans le plus simple appareil. Il regarda sa sœur, dont le corps gracieux et nu le troubla. Elle plongeait, nageait, se redressait, sautait sur place, riait, s’ébrouait. C’était un vrai plaisir de la voir ainsi, heureuse et insouciante. Il avait l’impression étrange d’avoir déjà vécu cette scène, mais il ne se souvenait plus ni où ni quand. Peut-être était-ce dans un rêve finalement. Mais à côté de ces images de bonheur, il percevait comme une menace indistincte, impossible à définir. Pour chasser cette impression funeste, il plongea à son tour dans l’eau. Qu’est-ce qu’elle était bonne ! Déjà il nageait et ne s’inquiétait plus de rien.

La mère, elle, arriva bien en retard. Elle se contenta de s’assoir prudemment sur le sable et de regarder sa progéniture s’ébattre dans l’eau. Cela la faisait sourire de les voir ainsi et elle pensait qu’elle avait quand même eu raison de fuir le domicile conjugal, même si parfois elle avait des doutes sur le choix qu’elle avait fait. Mais pendant qu’elle réfléchissait ainsi, la  marée montait, et elle dut reculer. D’abord une fois, puis deux, puis trois. Les enfants commençaient à se trouver bien loin du bord et elle s’apprêtait à leur en faire la remarque quand l’espèce de digue de sable qui formait la cuvette céda, minée par la marée montante. Aussitôt, il se forma un courant tourbillonnant car le petit bassin naturel se vidait comme une vulgaire baignoire. L’instant d’après, Pauline était emportée vers le  large. Quand il entendit ses cris, l’enfant tenta d’aller la secourir, mais lui aussi fut emporté par le courant, qui était vraiment très fort. En nageant, il parvint cependant à la rejoindre, mais son aide n’était pas d’un grand secours puisqu’il était lui-même en difficulté. Comme il était impossible de rejoindre le rivage, ils se laissèrent emporter vers les eaux profondes. Ils voyaient au loin leur mère qui faisait de grands signes d’impuissance.

Heureusement, quand ils furent à une bonne distance du rivage, ils ne perçurent plus  la force du courant, soit parce qu’ils étaient éloignés de sa source, soit tout simplement parce que la cuvette avait fini de se vider. Ils se mirent donc à nager lentement en direction du bord, en ménageant leurs forces. Il fallait surtout éviter de céder à la panique, aussi l’enfant tenta-t-il d’ironiser sur leur situation, afin de distraire sa sœur.

Mais le rivage était loin. Fort loin, même. A un moment donné, ils durent s’arrêter et rester immobiles sur le dos, afin de se reposer et de reprendre leur souffle. Puis, lentement, ils se remirent à nager. N’ayant aucun point de repère autour d’eux, ils avaient l’impression de ne pas progresser, aussi Pauline commença-t-elle à s’agiter. « On n’y arrivera jamais ! On va couler là et se noyer ! » gémit-elle. « Mais non », lui répondit son frère, qui n’était pourtant pas beaucoup plus rassuré qu’elle, « calme-toi et mets-toi de nouveau sur le dos afin de te reposer. Ferme les yeux, ne pense plus à rien. » Ils se laissèrent donc bercer par les flots un bon moment et quand enfin ils rouvrirent les yeux, ils virent que la plage s’était mystérieusement rapprochée. « C’est la marée montante » dit l’enfant. « Elle nous pousse vers le bord même si on ne bouge pas. Il suffit de se laisser faire. Ou il y a peut-être un autre courant, contraire celui-là, qui nous ramène vers la terre ferme! ». Cette bonne nouvelle les calma tous les deux et ils reprirent lentement leurs mouvements de brasse.

Quand ils ne furent plus qu’à une centaine de mètres, leur mère, qui, de son côté, s’était jetée à l’eau quasi tout habillée, les rejoignit enfin. Pauline s’accrocha aussitôt à sa taille et après quelques minutes ils parvinrent enfin sur la grève. Ouf ! Voilà en tout cas une aventure qu’ils n’étaient pas près d’oublier. Ils restèrent un petit moment étendus sur le sable, les enfants complètement nus et la mère empêtrée dans ses vêtements mouillés. Comme le soleil commençait à descendre à l’horizon et que la chaleur diminuait, ils regagnèrent la voiture pour se sécher et s’habiller. Plus personne n’avait envie de reprendre la route et de se mettre à la recherche d’un camping. De toute façon, une des deux tentes était complètement inutilisable et l’autre était en partie déchirée. On gara donc la voiture dans un petit chemin à l’écart et là, à l’abri des regards, on réchauffa deux boîtes de cassoulet. Ils auraient bien mangé davantage, mais c’est en vain qu’ils farfouillèrent dans le coffre de la Peugeot : il n’ y avait plus rien d’autre, sauf un bout de baguette. Alors, avec ce dernier morceau de pain, ils essuyèrent méthodiquement la sauce tomate qu’il y avait à l’intérieur des boîtes de conserves vides et ce fut un vrai régal. Puis la nuit tomba subitement et ils se réfugièrent dans la voiture pour dormir. Vers deux heures du matin, la lune se leva, resplendissante. Sils n’avaient pas été endormis, ils auraient pu voir une horde de sangliers traverser le chemin non loin de leur voiture. Au loin, les vagues se retournaient inlassablement sur la plage, dans une rumeur monotone.

Le lendemain, ils partirent de bonne heure. C’est qu’ils ne pouvaient pas prendre le risque de se retrouver nez à nez avec le fameux garde car ils auraient à coup sûr écopé d’un procès verbal. Et puis, ils avaient faim, tout simplement, et le repas de la veille n’avait pas été assez copieux pour leurs jeunes estomacs. On prit donc la direction du Sud et on se retrouva bien vite à Hendaye, où on déjeuna au café de la gare. A vrai dire, il fallut pas mal de croissants pour calmer leur appétit et il n’est pas impossible qu’ils aient dévalisé complètement le stock du tenancier. Ensuite, les enfants dégustèrent chacun deux jus d’orange pendant que leur mère sirotait un chocolat chaud. Ils traînèrent là deux bonnes heures, à papoter ou à rêvasser, puis ils se décidèrent à faire un petit tour dans la ville. La Bidassoa leur barra bientôt le chemin. En face, de l’autre côté du fleuve, c’était l’Espagne. L’Espagne ! Cela faisait rêver. Un autre pays, une autre langue, une autre culture… Pauline, comme à son habitude, imaginait déjà des châteaux féériques, perchés sur des éperons rocheux imprenables, avec de belles princesses aux vêtements quasi orientaux qui n’en finissaient plus de déambuler dans des pièces immenses aux persiennes toujours closes. Elles devaient être belles, étonnamment belles, mais farouches aussi, avec des armes blanches dissimulées sous leurs vêtements, afin d’éliminer, si besoin était, les rivales trop entreprenantes ou trop chanceuses. L’enfant lui, voyait plutôt des plages de sable fin, des déserts de pierres écrasés sous un soleil quasi-tropical et des troupeaux de taureaux au regard fier et ténébreux. Quant à la mère… Et bien elle se souvenait tout à coup d’un voyage qu’elle avait fait autrefois là-bas, dans une autre vie, un autre  siècle. C’était donc le plateau de la vieille Castille qu’elle avait soudain sous les yeux, uniforme et monotone, là où, un jour, sur un chemin poussiéreux, elle avait cru voir Don Quichotte en personne, comme si le héro du roman de Cervantès était subitement sorti des pages de son livre, fatigué d’être à jamais un personnage de papier.

Elle montra aux enfants l’île des faisans, située au milieu du fleuve. C’est là, expliqua-t-elle, en terrain neutre, qu’avait été négociée la paix des Pyrénées, qui avait mis fin à un conflit entre l’Espagne et la France.  Louis XIV y rencontra le roi d’Espagne (était-ce Philippe IV ? Elle n’en était plus trop certaine…), aucun des souverains ne voulant mettre un pied dans le pays voisin et donner ainsi l’impression de faire des concessions à son puissant rival. Elle parla encore d’un autre roi, encore plus ancien, François I, qui avait été prisonnier de Charles Quint et qu’on avait libéré ici même. Mais les enfants n’écoutaient plus, cela devenait un peu trop compliqué. Ils se demandaient simplement pourquoi on appelait cet îlot l’île aux faisans alors qu’on n’en voyait aucun.

La mère resta encore ainsi un bon moment, à contempler la Bidassoa, puis elle soupira et, sans rien dire, elle prit le chemin qui menait à la voiture. Pauline et son frère suivirent, un peu décontenancés devant ce silence imprévu. Mal à l’aise, ils finirent par se disputer pour savoir comment il convenait de désigner cette fameuse Bidassoa. Était-ce un fleuve, puisqu’elle se jetait dans la mer, ou bien au contraire, vu sa taille, ne convenait-il pas plutôt de lui donner le nom de rivière ? Agacée, la mère trancha en disant que c’était un petit fleuve côtier, voilà tout, ce qui les laissa tous deux insatisfaits et frustrés.

On monta en voiture et on redémarra en direction des Pyrénées. Plus tard, bien plus tard, l’enfant se demanderait pourquoi ils n’avaient pas franchi la frontière. C’eût été sans doute la solution la plus raisonnable. Puisque leur situation devenait intenable dans leur propre pays et que la gendarmerie était sans doute à leur recherche, le mieux aurait été de s’enfuir à l’étranger et de tenter d’y trouver un refuge. Certes, avec la grande Europe, il n’y avait plus vraiment de frontières, mais enfin la police espagnole avait sûrement  d’autres choses à faire que de s’inquiéter de la présence sur son territoire d’une mère de famille et de ses deux enfants. Oui, manifestement cela aurait été pour eux une issue possible. Pourquoi donc sa mère avait-elle préféré rester en France ? Était-ce la peur de l’inconnu ? La crainte de ne pas s’en sortir dans un pays dont elle ne maîtrisait pas la langue ? L’angoisse de devenir une éternelle exilée ? Peut-être. Ou bien tout simplement venait-elle de baisser les bras, sachant au fond d’elle-même que tout était perdu et qu’elle n’arriverait à rien. Voilà en tout cas des questions auxquelles l’enfant n’aurait jamais de réponse.

Tout ce dont il se souvient avec exactitude, c’est qu’à partir de ce moment-là leur voyage devint complètement absurde. Ils se mirent à fuir en avant ou à tourner en rond, ce qui revenait au même. Ils n’avaient plus vraiment de but. Après avoir visité le pays de son enfance et après avoir montré l’océan à sa fille, on aurait dit que la mère ne savait plus où aller. Alors elle se contenta de rouler et de rouler, comme si elle attendait que le dénouement vînt de lui-même sans qu’elle n’eût elle-même à intervenir. Et c’est évidemment ainsi que les choses se passèrent.

Ce jour-là fut une journée pyrénéenne. Ils avaient d’abord longé le massif, puis étaient finalement rentrés à l’intérieur des montagnes, avaient escaladé quelques cols et étaient passés par le petit village de Roncevaux. C’était là, parait-il, qu’un certain Roland, neveu de Charlemagne, s’était fait massacrer, il y avait de cela bien longtemps. Où avaient-ils déjeuné ce jour-là ? L’enfant ne s’en souviendrait jamais. Par contre il était certain qu’ils étaient passés par Tarbes car ils y avaient fait une halte pour acheter deux nouvelles tentes dans une grande surface. Il est possible aussi qu’ils aient visité le centre ville, mais il n’en est plus certain. Il lui semble pourtant qu’il y avait une mairie qui ressemblait à un château et quelque part un grand parc, mais rien ne prouve que c’était bien à Tarbes. Il ne sait plus en fait, tout cela reste très confus dans  sa mémoire.

Ce qui est certain, par contre, c’est que de Tarbes ils partirent à l’assaut de cols impressionnants. Il y avait des montagnes partout, des routes en lacets et des précipices vertigineux. La mère se taisait, elle conduisait sans plus, et se battait avec le changement de vitesse, les dents serrées. Elle allait vite, comme toujours, un peu trop vite, même, mais bon, les enfants avaient l’habitude et ils ne disaient rien. Ils passèrent par Bagnères, La Mongie, Barèges et arrivèrent finalement à Lourdes par Argelès-Gazost. Venant de Tarbes, ce n’était certainement pas la route la plus directe, c’est le moins que l’on pût dire, et la grande courbe qu’il venait d’accomplir prouvait à elle seule que la mère ne savait plus du tout où elle allait. Elle roulait au hasard, sans plus, et tournait à gauche ou à droite selon que le nom des villes inscrits sur les panneaux routiers lui plaisait ou pas. Comme la nuit tombait, ils cherchèrent un camping et eurent la chance d’en trouver un juste à l’entrée de la ville.

Le lendemain, ils allèrent visiter Lourdes. L’enfant s’en souviendrait comme d’une journée harassante, pénible même. Après la solitude de la Creuse et du plateau de Millevaches, après les plages désertes de l’Aquitaine, ils se retrouvèrent sans s’y attendre dans une foule dense, impressionnante, inquiétante même. Sans même le vouloir, ils furent happés par cette foule, guidés par elle et, entraînés malgré eux, ils aboutirent finalement sur cette grande esplanade où tous les Catholiques du monde se donnent rendez-vous. Ils furent très impressionnés de voir le monde qu’il y avait là. Ce n’était pas des centaines ni même des milliers de personnes qui se pressaient devant la fameuse grotte, mais des dizaines et des dizaines de milliers. Il faisait chaud et cette promiscuité était difficile à supporter. Que venaient faire ici tous ces gens ? C’était difficile à concevoir. L’enfant, qui n’avait pas la foi, mais qui avait suivi des cours de religion dans son école, essayait de comprendre. Il voulait bien admettre qu’on pût croire en un Dieu pour expliquer la création de l’univers, il pouvait même accepter qu’on pût prier si on était croyant, mais venir s’agglutiner ici dans cette cohue, voilà ce qui pour lui dépassait tout entendement. Car enfin, ce Dieu qu’ils vénéraient tous était bien caché puisqu’on ne le voyait jamais et si on désirait lui parler, il semblait logique de le faire dans le plus grand secret, par exemple quand on est seul chez soi ou encore à la rigueur en entrant dans une église vide. Mais ici, en plein air, au sein d’une foule innombrable qui vous distrayait, vous bousculait, vous marchait sur les pieds, c’était incompréhensible. Non, ce n’était pas là l’idée qu’il se faisait du sacré.

Ce sacré, il s’en était approché davantage dans les bois de La Courtine, lorsqu’il parcourait la forêt en solitaire. A certains moments, oui, il avait vu des endroits impressionnants par leur beauté, des espèces de cathédrales végétales qui lui avaient coupé le souffle par leur splendeur. Là, il avait senti comme un profond mystère qui émanait de ces lieux et il les avait toujours  traversés avec respect. S’il y avait un Dieu, c’est là qu’il aurait dû se trouver et pas ici, au milieu de cette foule suante qui chantait des airs idiots en ayant l’air de se lamenter.

En plus, on aurait dit que toute la misère humaine s’était rassemblée sur cette esplanade car d’innombrables malades n’en finissaient plus de défiler dans des chaises roulantes, chacun espérant sans doute un de ces fameux miracles qui avaient fait la réputation internationale de cet endroit. Mais pourquoi ces gens ne se révoltaient-ils pas, se demandait l’enfant. Ils auraient dû en vouloir à leur Dieu de les avoir ainsi frappés injustement. Mais non, au contraire ils venaient supplier cette divinité, qu’ils continuaient d’adorer, de se monter un peu plus clémente à leur égard. Il y avait dans ces supplications quelque chose d’obscène, comme si une victime pouvait à la foi supplier son bourreau et être amoureuse de lui. Cette démarche semblait à l’enfant complètement masochiste et même s’il n’avait jamais  employé ce mot qu’il ne connaissait évidemment pas, du moins devinait-il le sens de ce concept.

Pendant qu’il se faisait ces réflexions sur la foi, d’autres questions lui venaient à l’esprit. Pourquoi, par exemple, n’avait-il pas eu de père, lui, comme tous ses petits camarades de l’école ? Oh, pas un beau-père qui le frappait, mais un vrai père qui l’aurait aimé pour lui, pour ce qu’il était lui ? N’y avait-il pas là une injustice flagrante ? Et il ne pouvait pas se plaindre, il y avait des cas plus graves que le sien. Des enfants orphelins ou maltraités du matin au soir ou bien encore gravement malades. Comment comprendre qu’un  Dieu soi-disant bon puisse infliger de telles horreurs à ses créatures ? Pourquoi un enfant de dix ans doit-il subitement mourir parce qu’il est atteint d’un mal incurable ? Pourquoi une jeune fille de dix-sept ans doit-elle renoncer à tous ses espoirs parce qu’elle a contracté un cancer ? Qu’ont-ils fait de mal pour mériter cela ? Rien évidemment. C’est le hasard qui les a frappés, c’est tout. Mais ce qu’on peut encore accepter de la part de la nature, qui ne se soucie que de la masse des êtres vivants et pas d’un individu en particulier, comment l’admettre de la part d’un Dieu ? Car s’il a tous les pouvoirs, comme semblaient manifestement le croire les milliers de personnes au milieu desquelles il se trouvait en ce moment, pourquoi agit-il de la sorte ? Pourquoi punit-il un innocent ? Un innocent qui était peut-être croyant et qui avait mis en lui toute sa confiance… Non, décidément, un tel Dieu était barbare et continuer à le vénérer dépassait l’entendement de l’enfant. Il regarda encore cette foule, compacte, dévote, comme hallucinée au milieu de ses prières et qui n’en finissait plus de chanter et de défiler devant la grotte de la Vierge. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter. « On s’en va ? » demanda-t-il à sa mère. « On s’en va » répondit celle-ci, qui avait dû se faire à peu près les mêmes réflexions que lui et qui manifestement n’avait pas trouvé ici non plus une solution au problème auquel elle était confrontée.

Ils tentèrent de s’extraire de la foule, ce qui ne fut pas facile, tant elle était dense. Il fallait se faufiler, jouer des coudes et des épaules et surtout remorquer Pauline, qui ne parvenait pas à se frayer un chemin et qui risquait même d’étouffer, vu sa petite taille. Enfin, on parvint en-dehors du site de l’esplanade et on repartit en direction de la voiture. Dans les rues qu’ils traversaient, toutes les maisons étaient transformées en commerces, mais au lieu de vendre du pain ou des chaussures, on ne proposait ici que des articles de foi : chapelets, images saintes, Vierge dans une boule de verre, etc. La mère en prit une et la leur montra : c’était la même que celle qui ornait autrefois sa chambre de petite fille, là-bas à Beynac.

Quand ils atteignirent la rue où se trouvait la Peugeot, ils constatèrent qu’un policier municipal était en train de distribuer généreusement des PV à tous les véhicules en stationnement. On ne voyait pourtant aucun panneau d’interdiction. Il faut croire qu’il était bien dissimulé ! Ils accélérèrent le pas et purent démarrer avant que l’agent de la force publique ne s’intéressât à leur cas. En arrivant à un carrefour, Pauline se retourna et vit qu’il y avait bien un panneau, mais les branches d’un grand marronnier le rendaient quasi invisible. Bon, pour une fois les dieux étaient avec eux, c’était déjà cela. Finalement, la visite à la grotte de la petite Bernadette n’avait peut-être pas été inutile, pensa l’enfant en lui-même.

Mais il se trompait, car à peine avaient-ils quitté Lourdes et s’étaient-ils engagés sur la voie rapide qui, à la sortie de la ville, menait à leur camping, qu’ils tombèrent sur un contrôle routier. Des gendarmes postés en avant-poste faisaient signe de ralentir et tout le monde roulait maintenant au pas. Arrivés à hauteur des fourgons dont les gyrophares bleus clignotaient, ils croisèrent les doigts. Les cinq voitures devant eux continuèrent sans encombre, mais quand ce fut leur tour, on leur fit signe de se garer sur le bas-côté. Catastrophe !
Obscurité 50

Un gendarme commença par inspecter le véhicule, puis il fit ouvrir le coffre. Il le trouva fort mal rangé et pour cause. Entre les vieilles tentes mal repliées (ou pas repliées du tout) qui traînaient toujours là, deux ou trois vêtements épars et quelques boîtes de conserve, il était difficile de s’y retrouver. Il farfouilla un peu pour la forme, sans trop de conviction et dut bien constater que notre trio n’avait pas le profil habituel des passeurs de drogue. Alors il en revint à la voiture elle-même et il fallut montrer que tout fonctionnait parfaitement, depuis les feux de croisement et les clignotants jusqu’aux phares antibrouillards et aux essuie-glaces. Ensuite, comme il fallait s’y attendre, il demanda le certificat d’immatriculation et une pièce d’identité puis se dirigea vers son fourgon pour contrôler le tout sur l’ordinateur. Voilà, c’était fini. Il allait voir qu’ils étaient recherchés et allait prévenir ses collègues. Ensuite ils reviendraient vers eux à trois ou à quatre et ils demanderaient la clef de la Peugeot. L’enfant était révolté au fond de lui-même de s’être fait prendre aussi bêtement. Pauline avait la gorge serrée et pour une fois ne disait pas un mot. Quant à la mère, elle était carrément livide et si elle n’avait pas été assise derrière son volant, elle aurait dû s’appuyer pour ne pas tomber, tant elle se sentait faible. Ses enfants ! On n’allait quand même pas la séparer de ses enfants ! Déjà elle sentait les larmes qui montaient en elle. Elles venaient de loin, ces larmes, de très loin même, mais elles montaient inexorablement et il lui fallait faire un effort pour les contenir.

C’est alors que du véhicule qui était garé devant eux, s’éleva une voix coléreuse. « Un PV ? Vous allez me coller un PV ! Et tout ça pour une petite ampoule de stop de rien du tout ? Mais vous vous moquez du monde ou quoi ? » L’homme, un gros costaud mal rasé et l’air un peu marginal s’énervait fort. « Monsieur », lui dit l’agent en face de lui, « c’est la troisième fois qu’on vous arrête en un mois et ce stop ne fonctionne toujours pas. Vous mettez délibérément  la sécurité des autres usagers en danger. » « Oui, trois fois. Et vous trouvez cela normal, hein ? Tout cela parce que j’ roule dans une vieille camionnette et que j’ai une boucle d’oreille et quelques tatouages sans doute. Vous vous acharnez contre moi, ça c’est clair et les gros riches avec leur Mercedes, vous vous gardez bien de les arrêter. Vous savez comment cela s’appelle cela ? Cela s’appelle du harcèlement. Oui, parfaitement, du harcèlement. Cette camionnette, j’en ai besoin pour travailler, moi. Suis pas comme vous, moi, j’ bosse et je passe pas ma journée à arrêter les gens rien que pour le plaisir de les embêter. Et quand j’ pense que c’est avec mes impôts qu’on vous paie, fainéant, va. » « Monsieur ! Du calme, vous aggravez votre cas, là. Cela frôle l’insulte, vos propos. » « Rien à foutre de votre blabla, moi. Tout ce que j’veux, c’est bosser peinard et qu’on n’ vienne pas me déranger pour une loupiote un peu fatiguée. Devez pas l’être beaucoup, vous par contre, fatigué. » « Monsieur, désolé, mais on vous a prévenu deux fois déjà et vous n’avez rien réparé. Vous constituez un danger pour les autres usagers. » « Mais c’est toi, pauv’type, qui constitue un danger. Ton PV, si tu l’rédiges, j’te le fais avaler moi. » « Et en disant ces mots, l’homme, tout à fait menaçant, s’avança vers le gendarme. L’agent recula aussitôt d’un bon mètre, mais l’autre continuait d’avancer, tout  en exigeant qu’on lui rende ses papiers. Du coup, l’autre gendarme, qui avait toujours en main le certificat d’immatriculation de la Peugeot ainsi que la pièce d’identité, rendit le tout à la mère et lui fit signe de partir en vitesse. Puis il se dirigea en courant vers son adjoint afin de lui porter secours.

Elle ne se le fit pas dire deux fois. Elle lança le moteur, qui démarra au quart de tour et elle reprit aussitôt la route. Les enfants, eux, se retournèrent, poussés par la curiosité. Là-bas, cela se gâtait vraiment. L’homme, de plus en plus agressif, continuait de hurler mais en plus il levait maintenant un poing menaçant en direction du premier agent, lequel, coincé contre son fourgon, avait la main posée sur l’étui de son arme. Ils n’en surent pas davantage car toute la scène disparut après le premier virage. Peu importe, tout cela ne les concernait pas. Ce qui comptait, c’était de filer d’ici et en vitesse encore bien.

Ils furent tout heureux d’arriver au camping et de se détendre un peu. L’alerte avait été chaude. Ils étaient si bouleversés que personne n’avait envie de préparer le repas du soir, aussi allèrent-ils acheter des pizzas dans le quartier, mais en se gardant bien de prendre la voiture. Ils mangèrent finalement avec appétit, tout heureux de varier un peu le menu, car ils commençaient à se lasser des salades de tomates. L’enfant, cependant, contempla longuement sa pizza aux quatre fromages avant de l’entamer. Il regardait les dessins que formait la croûte dorée du Gorgonzola et se disait que cela ressemblait un peu à une carte Michelin, mais ici en trois dimensions. Il y avait des vallées profondes, des plaines et des plateaux, et même quelques monticules plus proéminents qui auraient pu être des montagnes. Il y avait aussi des lignes qui zigzaguaient dans tous le sens et qu’on pouvait sans difficulté assimiler aux routes.

Alors, il lui sembla voir dans son assiette l’image même de leur parcours. Là haut, ces taches sombres, c’étaient évidemment les grandes forêts du Nord-est, tandis que plus loin, là où le fromage était plus clair et bien étalé à plat, ce ne pouvait être que le plateau de Millevaches. Quant à ces lignes encaissées, vers le milieu, elles représentaient sans aucun doute la vallée de la Dordogne. De plus, il aurait fallu être aveugle pour ne pas se rendre compte que la croute proéminente du bord symbolisait le massif pyrénéen. Il tenta d’expliquer ses réflexions à sa sœur, mais celle-ci s’en moquait éperdument. Déjà, elle avait délaissé ses couverts et mordait à pleine dents dans sa pizza. « C’est ridicule ce que tu racontes » finit-elle par dire. « Il n’y a même pas la mer sur ta carte. » Et c’était vrai, il n’y avait pas la mer. La croute circulaire enfermait complètement ce territoire imaginaire, comme s’il s’agissait d’un pays mythique, complètement coupé de la réalité. Un pays d’où il était impossible de sortir, sauf par la violence, en coupant la pizza en deux avec un couteau. C’est ce que fit l’enfant, trouvant finalement que Pauline avait bien raison de ne pas trop réfléchir et de manger de bon appétit.

La soirée fut un peu étrange. Les autres campeurs ne ressemblaient en rien aux touristes habituels qu’ils avaient l’habitude de rencontrer. Ici, on était à Lourdes, et tous ces gens n’étaient pas des vacanciers mais des pèlerins. Leur habillement était différent, leur manière de se comporter aussi. Il y avait beaucoup de personnes âgées, qui n’avaient pas l’habitude du camping ou même qui en faisaient pour la première fois. Point de rires d’enfants ici, point de verres de rosé qui s’entrechoquaient joyeusement, point de parties de pétanques. Tout le monde parlait à voix basse et sans doute prenaient-ils les branches des arbres qui surplombaient les tentes pour la voûte d’une cathédrale. Avant de manger, la plupart étendaient une nappe blanche sur leur petite table pliante, comme s’il se fut agi d’un autel. Ensuite ils mettaient le couvert en silence, avec des gestes remplis de déférence, au point qu’on les aurait pris pour des sacristains occupés à préparer ciboires et patènes. Vers vingt-et-une heure, la plupart s’en allèrent en direction de l’esplanade et de la grotte, sans doute pour assister à une célébration liturgique. C’est qu’ils venaient de loin et voulaient en avoir pour leur argent. Alors, ils multipliaient les messes et les processions à l’infini, trouvant dans ces gestes répétitifs une sorte de consolation à leur triste destinée humaine. Répéter cent fois les mêmes prières les amenait à ne plus penser au sens réel des paroles prononcées mais permettait au contraire d’atteindre une sorte d’état second, proche du délire mystique.

Ceux qui n’étaient pas partis à la procession, les plus âgés, se mirent à allumer des cierges et à psalmodier des chants religieux. Notre trio, de son côté, décida de se coucher tôt et de partir de bonne heure. Mieux valait ne pas trop traîner dans les parages. Le moins que l’on pût dire, c’est qu’ils ne se confondaient pas dans la masse et qu’ils risquaient d’attirer l’attention.

Le lendemain, ils démontèrent les tentes et s’en allèrent sans même avoir déjeuné. La mère leur expliqua qu’elle comptait maintenant éviter les grands axes car les contrôles routiers devaient y être plus fréquents qu’ailleurs. Les grosses villes ne l’inspiraient pas trop non plus, aussi suggéra-t-elle d’aller se réfugier dans le Massif central. Pas question de couper au plus court et de passer par Toulouse, évidemment, aussi se mirent-ils à longer les Pyrénées en empruntant les petites départementales. Bien entendu, cela prenait plus de temps, mais du temps ils en avaient à revendre puisque personne ne les attendait à l’arrivée.

Ils mirent une journée pour se retrouver en-dessous de Foix. Puis ils se dirigèrent vers Perpignan, ville qu’ils contournèrent tout en restant à une bonne distance. De là, ils foncèrent sur Narbonne. Enfin, foncer n’est pas le terme qui convient puisqu’ils passèrent par les Corbières, ce qui allongea considérablement leur route. Parfois, du haut d’une colline, ils découvraient l’autoroute en contrebas, dans le  lointain. Perdue dans une brume de chaleur, la « Languedocienne » semblait saturée et on devinait vaguement des files de camions et de voitures à l’arrêt, dont les vitres réfléchissaient le soleil avec un éclat aveuglant. On écouta la radio et en effet on  annonçait des bouchons un peu partout pour le grand retour des vacances. Les gens, après être venus prendre le soleil dans le Sud dans l’espoir d’oublier leurs soucis quotidiens, s’en retournaient maintenant chez eux. Certes, ce n’était pas très gai de remonter vers les grandes agglomérations du Nord ou de l’Est, avec pour seule perspective un travail harassant à l’usine ou dans un bureau sordide. Il y avait des factures et un loyer à payer, des enfants difficiles à élever, et puis surtout la crainte perpétuelle de tomber au chômage, éternelle épée de Damoclès pendue au-dessus de leurs têtes. Mais au moins ils savaient où aller et ils avaient sans doute là-haut de la famille ou des amis qui les attendaient. Et puis ils possédaient un toit…

Notre trio contemplait tout cela en silence, du haut des Corbières. Personne ne parlait mais chacun sentait que la grande transhumance avait commencé et que le Sud se vidait. Il n’y avait qu’eux qui restaient et du coup ils se retrouvaient définitivement en marge de la société. Jamais ils ne s’étaient sentis aussi seuls. La liberté qu’ils aimaient tant avait désormais perdu tout son sens et ils ressemblaient bien moins à des voyageurs conquérants qu’à des nomades désemparés.

Obscurité Chapitre 51

Ils contournèrent Narbonne par le Nord, traversant des dizaines de petits villages charmants, dont les terminaisons étaient toutes en « an » : Marcorignan, Moussan, Védilan, Coursan, Nissan… L’enfant, qui était observateur, en fit la remarque. Ce qui l’étonnait le plus, c’était le fait que d’habitude, dans le Sud, tous les noms finissaient en « ac » : Beynac, Bergerac, etc. La mère, qui avait décidément de la culture, et qui avait dû étudier tout cela dans une autre vie,  expliqua que ce « ac » provenait du suffixe gallo-romain « acus », autrement dit d’une terminaison gauloise latinisée. Par contre, les noms en « an » venaient plutôt du suffixe latin « anus » comme dans Perpignan, Lézignan, Frontignan (domaine de Frontinius) etc. Elle ajouta que lorsque le nom était féminin (villa de Marinius), on avait alors le suffixe « agne » en français : Marignane. Évidemment, il ne fallait pas confondre les noms en « an », d’origine latine, avec ceux en « ens », très courants dans l’Aude, et qui, eux, étaient d’origine wisigothique. « Bien entendu, tout le monde sait cela » dirent les enfants. Et ils éclatèrent de rire car à vrai dire ils n’avaient absolument rien compris à toutes ces explications savantes. La mère elle-même finit par rire de ses propos car elle se rendait bien compte que c’était un peu ardu pour leurs jeunes esprits.

Tout en conduisant elle se mit à penser aux années de ses études. C’est vrai qu’elle avait appris des choses fabuleuses, mais qui finalement ne lui avaient jamais servi à rien. D’un autre côté, c’était d’autant plus beau que c’était inutile, comme aurait dit Théophile Gautier… Il n’empêche qu’elle conservait une certaine nostalgie de ce temps-là. Tout y était plus simple. Elle n’avait pas vraiment de responsabilités, sauf évidemment le fait de s’occuper de son avenir en menant ses études à terme. Et voilà où elle en était aujourd’hui. En fuite avec deux enfants qui n’étaient pas du même père, sans emploi, bientôt sans argent et ne sachant où aller. Il restait le Massif central, oui. Elle espérait quand même bien y trouver un point de chute, dans un village discret. Mais n’était-ce pas une illusion de plus ? Probablement.

Comme il allait être midi et que tout le monde commençait à avoir faim, elle arrêta la voiture près d’un endroit tout à fait charmant. La route traversait un petit canal bordé d’arbres et cela aurait été dommage de ne pas profiter de cette aire de pique-nique naturelle. On sortit les victuailles et on alla s’installer à l’ombre des platanes. Il faisait toujours aussi chaud et le soleil d’août continuait de briller de tous ses feux. On discuta de choses et d’autres et l’atmosphère, petit à petit, se détendit. Bon, c’était vrai, ils ne se sentaient plus vraiment en vacances, à cause de tous ces touristes qui remontaient en masse. Mais bah, puisqu’ils ne pouvaient pas rejoindre leur vraie maison, tout là-haut, et bien ils n’avaient qu’à faire comme s’ils étaient du coin. Ah ça, ils étaient condamnés à rester dans le Sud ? On allait voir ce qu’on allait voir. Ils allaient vite s’adapter et dans six mois on ne les distinguerait plus des natifs de la région. Finalement c’était une douce condamnation que de devoir vivre dans un pays magnifique où il faisait toujours bon. Et comme il fallait prendre au plus vite les us et coutumes du Midi, on décida, après le repas, de faire une sieste. Cela compenserait le lever matinal d’aujourd’hui à six heures.

Tout le monde ferma les yeux. On entendait les cigales qui chantaient avec entêtement et parfois les feuilles des arbres qui bruissaient sous une légère brise. Mais l’air était chaud, vraiment chaud. Torride même. Pauline s’endormit la première, puis ce fut le tour de l’enfant. La mère, elle, ruminait ses sombres pensées habituelles et elle se demandait bien comment elle allait s’y prendre pour trouver un lieu où habiter en toute discrétion. Et puis, trouver un tel lieu, ce n’était déjà pas facile, mais il fallait en plus dénicher une maison à louer. Et avec quoi allait-elle la payer, cette maison ?

Pour cela il lui faudrait travailler, mais dans le milieu agricole, elle ne voyait pas trop à quoi elle pourrait se rendre utile. Certes elle connaissait bien la toponymie romane et elle aurait pu parler pendant des heures des étymons latins ou des substrats wisigothiques, mais ce n’était pas fort utile lorsqu’il s’agissait de traire une chèvre ou de s’occuper de la vigne. Elle avait beau réfléchir et tourner toutes les idées possibles dans sa tête, elle ne voyait toujours pas comment elle allait faire. A la fin, elle finit par s’endormir comme les autres, vaincue par la chaleur écrasante et par toutes ses heures de conduite dans les petites routes difficiles.

L’enfant rêvait. Une fois de plus, il voyait sa sœur en train de nager dans un plan d’eau. Cette fois, ce n’était plus une oasis en plein désert, même s’il faisait très chaud, mais une rivière encaissée entre de hautes falaises. Elle nageait et, comme chaque fois, elle s’amusait d’abord follement, puis finissait par disparaître, emportée par le courant. La mère, sortie on ne savait d’où, se jetait à l’eau pour tenter de la sauver, mais elle disparaissait à son tour. L’enfant, cependant, se rendait compte qu’il rêvait et il se disait qu’il ne devait pas s’inquiéter, que personne n’était mort, que ce n’était qu’un songe, comme les autres fois. En attendant, il restait seul, entre les grandes parois des falaises chauffées à blanc par le soleil et sa solitude lui pesait. Il rêvait et il le savait, mais en même temps il se demandait ce qu’il allait devenir, là, coincé le long de cette rivière meurtrière et de ces parois verticales et lisses qui ne lui laissaient aucune chance de réussir la moindre escalade. Littéralement pris au piège, ne voyant aucune issue, il perdait tellement courage qu’à la fin il s’assit le long de la berge, désespéré. C’est alors qu’il entendit juste derrière lui un gros chien aboyer. Il sursauta et ouvrit les yeux pour de vrai.

Il était là. A cinq mètres de lui, peut-être, pas davantage. Un énorme chien-loup tout blanc, assis sur son arrière-train et qui les regardait tous les trois. L’enfant se frotta les yeux pour s’assurer qu’il ne rêvait plus. Mais non. Le petit canal était là, les arbres aussi. Quant à sa mère et à Pauline, elles venaient également de se réveiller. Tous regardaient l’animal, se demandant ce qu’il allait faire. Mais il ne faisait rien, rien que les regarder attentivement, de ses grands yeux intelligents. Soudain il se leva, s’éloigna de quelques pas, se retourna une seule fois, puis se mit à suivre le petit chemin qui longeait le canal, trottinant sans bruit sur ses pattes souples et ne se souciant plus d’eux. Il y avait tellement de dignité dans sa démarche, tellement de noblesse, qu’il ressemblait à un dieu primitif, sauvage et énigmatique, qui serait sorti de la nuit des temps.

Ouf, ils avaient eu peur, quand même. Qu’auraient-ils bien pu faire si cette bête les avait attaqués sans prévenir ? A voir sa corpulence et sa puissance, inutile de se demander qui aurait été le vainqueur. Le fait qu’il ressemblait à un loup n’avait rien pour rassurer non plus, évidemment. En fait, c’est toute la peur ancestrale du loup-garou qui était ressortie là, en un instant. Elle venait de loin, du plus profond des âges, du temps des premiers hommes et là, tout à coup, elle avait resurgi subitement, comme au premier jour de la création du monde. C’était la bête des contes de leur enfance, qu’ils venaient de voir, celle du Gévaudan ou d’ailleurs. Les siècles ou les millénaires pourraient bien passer, rien n’enlèverait cette peur du cœur de l’homme car derrière le loup, c’est la mort qui se cachait et qui rodait. « Bah, ce n’était finalement qu’un beau grand chien » hasarda la mère. « Nous avons été surpris parce que  nous dormions, c’est tout. » Elle tentait de rassurer les enfants comme elle pouvait, mais au fond d’elle-même elle savait qu’elle mentait. Ce superbe animal tout blanc avait quelque chose d’énigmatique et il lui semblait être porteur d’un message. C’était un peu comme si elle avait vu un fantôme sorti tout droit d’un tombeau.

On rangea dans la voiture tout ce qui traînait et on ne tarda pas à partir. Un peu plus loin on traversa le canal du Midi puis on monta plein Nord vers la Montagne noire. Ils n’eurent aucun mal à trouver une place dans le camping qu’ils choisirent car il ne restait plus que quelques tentes dispersées dans un terrain immense. Les vacanciers étaient vraiment partis, il n’y avait pas de doute à avoir. Cette nuit-là il y eut un orage très violent dont l’enfant se souviendra plus tard. Le contraste entre la belle journée ensoleillée et chaude qu’ils venaient de connaître et les trombes d’eau qui s’abattirent sur eux vers deux heures du matin était saisissant. Impossible de fermer l’œil, évidemment. Les tentes bougeaient dans tous les sens sous le coup des bourrasques et en contrebas on entendait le bruit d’une rivière en furie, dont le niveau devait avoir monté très rapidement. Pauline essayait bien de parler avec sa mère, qui était dans la tente voisine, mais le bruit de la pluie était tel qu’il était impossible de s’entretenir de quoi que ce soit. Se sentant seule, elle se réfugia dans les bras de son grand frère, où elle se blottit comme dans un nid douillet. Celui-ci était tout ému de cette intimité soudaine et quelque part il se sentait important à cause du rôle protecteur qu’on lui faisait jouer. Plus tard, bien plus tard, il se souviendrait du petit visage apeuré de Pauline, qu’il apercevait chaque fois qu’un éclair zébrait le ciel, et il finirait paradoxalement par considérer ces instants comme des moments de pur bonheur.

Sa sœur portait toujours un pyjama bleu à rayures blanches et c’est là, au milieu de la tempête et alors qu’il la tenait dans ses bras, qu’il se souvint subitement où il avait vu le même. C’était celui dont était vêtue son amie musicienne, là-bas dans la Creuse, quand il était allé la réveiller très tôt le jour de son départ forcé. Il n’avait jamais fait le rapprochement auparavant. Et voilà que cette scène des adieux, qu’il croyait avoir oubliée, lui revenait avec une netteté prodigieuse. Il revoyait ce pyjama, qui laissait deviner la poitrine de la jeune fille, son regard à elle, le trouble qu’ils avaient ressenti tous les deux… Et maintenant c’était sa petite sœur, collée à lui par la peur, qui était habillée de la même façon. Il ne savait plus que penser et il finissait par tout confondre.

Le lendemain, c’est par un temps gris qu’ils prirent la route. La mère avait considéré que la région de la Montagne noire n’était pas assez déserte à son goût. Les enfants firent pourtant remarquer qu’on n’y voyait pas grand monde, mais il n’y eut rien à faire. Elle voulait s’éloigner le plus possible de la grande plaine languedocienne et aller se perdre dans un endroit où personne n’aurait idée d’aller les chercher. Ils se retrouvèrent donc dans l’Aveyron et traversèrent les grands Causses. Le paysage était impressionnant. Ce n’était partout qu’un désert pelé avec de temps à autre une ferme isolée qui venait rompre la monotonie du paysage. Les enfants pensaient que la mère allait s’arrêter là, car jamais on ne trouverait un endroit aussi peu peuplé. A vrai dire, on avait même l’impression qu’il n’y avait personne. Mais non, on continuait à rouler. Qu’est-ce qui ne convenait pas ici ? Ils auraient pourtant été bien… Non, c’était trop à découvert, ils allaient attirer l’attention. Il fallait un petit village obscur, enfoncé au creux d’une vallée et de préférence au milieu des bois. Ben ça alors ! Et elle comptait le trouver où, ce fameux village ? C’était cela le problème, elle n’en avait pas la moindre idée. Il fallait donc d’abord le chercher.

Obscurité Chapitre 52

A partir de ce moment, l’enfant ne se souvient plus très bien des endroits qu’ils ont traversés, tant leur parcours a commencé à ressembler à une fuite perpétuelle. Une seule chose est sûre, c’est qu’après le causse du Larzac, ils sont passés par Millau, où ils ont admiré le grand viaduc de l’autoroute dont on avait tant parlé dans la presse. Mais après ? Ils ont dû longer le causse Noir et traverser celui de Sauveterre car ce soir-là ils ont campé à Marvejols. La ville était trop grande pour que la mère eût envie de s’y établir, aussi, dès le lendemain, continuèrent-ils vers le Nord et ils se retrouvèrent finalement dans le massif de l’Aubrac. A quel endroit exactement, il ne pourrait plus le dire, mais pour la première fois il avait fait très froid la nuit et au petit matin ils avaient été heureux de boire un chocolat chaud pour se réchauffer. Heureusement, ils étaient dans un camping à la ferme et ils avaient pu acheter sur place du vrai lait, cent pour cent naturel, du lait comme ils n’en avaient jamais bu et qui n’avait rien à voir avec celui qu’on vendait en bidon. Pauline avait regretté l’absence d’Azraël, car celui-ci n’aurait pas manqué de se régaler s’il avait pu y goûter. Pauvre chat, il était mort trop jeune, sans avoir pu jouir de tous les plaisirs de la vie…

Après l’Aubrac, trop froid, ils étaient montés encore plus au Nord par de petites routes sinueuses et vraiment dangereuses. Heureusement, on avait le temps et pour une fois on ne roula pas trop vite. Ils arrivèrent finalement à Murat, dans le Cantal. Ils y restèrent six nuits car la mère voulait explorer la région à la recherche de son hypothétique village. La journée, ils la passaient donc en voiture, à sillonner les routes dans tous les sens. Il faisait chaud en ce début septembre, vraiment chaud et ils virent des paysages magnifiques, notamment le Plomb du Cantal, mais pas uniquement lui. On était loin de la plaine languedocienne ici et c’était carrément des montagnes qu’ils traversaient. C’était donc très beau, il n’y avait pas à dire, mais les nuits étaient affreusement froides. En effet, le camping de Murat devait se situer aux alentours des mille mètres d’altitude. Comme le ciel était dégagé, il faisait très chaud la journée, mais les nuits étaient quasi polaires. L’enfant se souvient qu’il grelottait dans son sac de couchage, malgré le pull qu’il enfilait au-dessus de son pyjama. A la fin, ils ne déshabillaient même plus et dormaient tout habillés. Pour se réchauffer un peu, lui et Pauline avaient trouvé une astuce dont ils n’osèrent pas parler à leur mère. Ils s’étaient mis à dormir dans le même sac de couchage. Certes, ils y étaient un peu à l’étroit, mas au moins la rigueur des nuits du Cantal leur semblait moins dure à supporter. Et puis il y avait aussi quelque chose d’affectif dans leur démarche.

C’est qu’ils sentaient que leur mère allait maintenant au hasard, sans but précis. Certes elle cherchait son fameux village, celui qui aurait eu toutes les qualités qu’elle désirait, mais ils se rendaient bien compte qu’elle ne le trouverait jamais. Ils avaient même l’impression qu’elle ajoutait de nouvelles exigences chaque fois qu’ils en repéraient un qui aurait pu convenir. Non, celui-ci était trop peuplé ou au contraire il n’y avait plus que quelques personnes âgées qui y vivaient encore et c’était morbide. Celui-là était trop proche de la route nationale, il fallait l’exclure d’office. Un autre était bâti sur un plateau exposé aux regards, il aurait fallu une forêt pour le dissimuler. Une forêt ? Justement le suivant était en plein bois. Oui, il aurait pu convenir, mais il était vraiment éloigné de tout. Eloigné de tout ? Mais n’était-ce pas ce que l’on cherchait ? Sans doute, mais il n’y avait pas d’école… « Mais, maman, il n’y a jamais d’école dans un village ». « Certes, mais si au moins il était desservi par une ligne d’autobus, je ne dirais pas non… » Bref, ils avaient beau mettre en avant les qualités respectives de tous les villages traversés, leur mère ajoutait à chaque fois de nouvelles exigences. Ils en étaient donc arrivés à la conclusion qu’elle ne désirait pas vraiment trouver une solution et qu’elle préférait chercher une sorte de chimère inaccessible. Cela ne faisait pas trop leurs affaires car ils commençaient à se lasser de ce voyage perpétuel dont le terme semblait bien incertain. Ils s’étaient donc rapprochés de plus en plus et ils avaient fini par ne plus parler qu’à deux, nouant une complicité extraordinaire dont l’adulte du groupe, petit à petit, fut exclu. Ils étaient un peu devenus les marins sages d’un navire dont le capitaine aurait perdu la raison. Comme il y allait de leur survie, ils se mirent donc à prendre des initiatives à deux, sans même en avertir leur mère. Ainsi c’étaient eux, maintenant, qui s’occupaient des repas ou qui décidaient qu’il fallait s’arrêter de rouler pour faire quelques emplettes. C’étaient eux aussi qui montaient et démontaient les tentes ou qui lavaient la vaisselle.

Dans un tel contexte, on peut comprendre qu’ils aient cherché une solution pour combattre la froideur des nuits. Et c’est ainsi qu’ils se retrouvèrent dans le même sac de couchage, bravant tous les interdits familiaux sur l’inceste. Oh, ce n’est pas Pauline qui pensait à mal, elle était surtout bien contente d’avoir un peu de chaleur, tant physique qu’affective, et se retrouver ainsi dans les bras de son grand frère. Lui par contre ne savait plus trop où il en était. Parfois ce n’était qu’un enfant qui dormait innocemment avec sa sœur, parfois au contraire son sommeil était agité par des rêves étranges. A chaque fois, il lui semblait entendre une musique sublime. Il était en pleine forêt et il marchait vers la source de ces sons merveilleux. Alors, dans une clairière, il découvrait sa sœur qui jouait du violoncelle et son amie musicienne était à ses côtés, guidant ses mains. L’enfant alors se réveillait. Il se sentait ému et son cœur battait très fort. Puis il se rendormait en tenant Pauline fortement enlacée, ne sachant plus trop bien qui elle était, de sa sœur ou de son amie. Dans le rêve, la musique recommençait, plus plaintive, plus langoureuse. Il se réveillait de nouveau et là il avait nettement conscience d’avoir un corps de fille collé contre le sien et cela le troublait fort. Il sentait alors dans son propre corps comme un émoi inconnu qu’il ne s’expliquait pas. Puis il se rendormait et, au matin, il avait tout oublié.

A l’aube du septième jour, la mère décida de partir. Elle ne trouverait rien dans le Cantal. Elle avait longuement consulté la carte Michelin et elle était arrivée à la conclusion que le seul endroit où elle pourrait découvrir un village isolé dans les bois, c’était dans les Cévennes. En plus, ce massif se trouvait plus au Sud et était moins élevé en altitude, ce qui n’était pas négligeable car elle commençait également à souffrir des nuits glaciales de Murat. On démonta donc les tentes et on reprit la route. Au moment de payer le camping, la tenancière demanda l’air de rien si les enfants allaient à école. Il fallut mentir avec aplomb. Justement, ils retournaient chez eux pour cela, mais leur école avait été incendiée début juillet et la rentrée avait été reportée d’une semaine. La brave dame fit semblant de les croire et leur souhaita un bon voyage, mais à peine furent-ils seuls dans la voiture qu’ils convinrent qu’ils étaient confrontés à un problème supplémentaire. Il n’était pas normal, en effet, que des enfants se promenassent ainsi en pleine journée. Les vacances avaient constitué leur alibi principal jusqu’à maintenant, mais non seulement cet alibi ne les couvrait plus, mais même il les desservait carrément. Il allait leur falloir être de plus en plus vigilants et éviter de parler avec les gens. Évidemment, cela ne serait pas très commode pour trouver une maison à louer… « Et on va la payer avec quoi, dis, maman, la maison ? » demanda Pauline. La mère expliqua qu’il lui restait encore suffisamment d’argent sur son compte d’épargne et qu’elle pouvait tenir quelques mois encore. Après, on verrait. Voilà une réponse qui ne rassura personne.

Ils roulèrent donc vers le Sud-Est, longèrent le massif de la Margeride puis, après Saint-Chély d’Apcher, ils obliquèrent vers Mende, qu’ils prirent grand soin d’éviter. Ensuite, ils abordèrent le causse de Sauveterre, où ils  se perdirent littéralement dans les petites routes. C’était un vrai désert, avec de grandes étendues pelées, de l’herbe rare et quelques moutons. Ils avaient l’impression d’avoir atteint le bout du monde et comme en plus la mère n’arrivait pas à retrouver sa route, les enfants commençaient à ne pas être trop rassurés. Il était déjà plus de vingt heures quand on décida de dîner. Il fallait se dépêcher avant que la nuit ne tombât. Quant à trouver un camping dans ce lieu lunaire, il ne fallait même pas y compter. On installa le Campingaz près de la voiture, à l’abri du vent, et on cuisina comme on put. Malheureusement, à un certain moment, la mère eut l’imprudence de dire qu’ils étaient dans le Gévaudan. Elle avait raison, puisque cette province de l’ancien régime correspond plus ou moins au département actuel de la Lozère, où ils se trouvaient. Mais dès qu’elle entendit ce nom de Gévaudan, Pauline fut prise de panique car elle avait lu trop de contes qui parlaient de la Bête. On eut beau lui expliquer que tout cela s’était passé il y avait très longtemps et que de toute façon cette fameuse bête n’était probablement qu’un grand chien ou à la rigueur un loup, rien n’y fit. La petite n’en démordait pas. Déjà qu’ils avaient croisé un loup blanc, l’autre jour le long d’un canal, dans un endroit qui était loin d’être aussi désertique que celui-ci, alors il était clair pour elle que des hordes de loups gigantesques allaient les attaquer d’un moment à l’autre. Elle jetait à gauche et à droite des regards effarouchés et sursautait au moindre bruit. D’ailleurs, c’est à peine si elle toucha à son assiette. Elle décréta que pour rien au monde elle ne dormirait dans la tente si jamais on la montait. La Bête aurait bien trop facile de se glisser par en-dessous pour venir planter ses dents dans sa gorge. Et puis elle était trop jeune pour devoir mourir !

Sur ce dernier point, tout le monde lui donna raison, mais pour le reste on essaya de lui prouver que ses craintes étaient tout à fait injustifiées ou en tout cas fortement exagérées.  Rien à faire, Pauline n’en démordait pas : cette région était infestée de loups, c’était une chose que tout le monde savait et la preuve c’est qu’on en parlait même dans les livres. Sa mère tenta de lui expliquer qu’il y avait certainement eu, autrefois, un loup qui sortait de l’ordinaire et qui avait semé la panique dans tout le Gévaudan. Mais bon, c’était il y avait très longtemps et cela ne s’était jamais reproduit. Malheureusement, les gens en avaient tellement parlé, que ce loup était devenu un véritable mythe et qu’il était entré dans les contes. « Cela voudrait donc dire », riposta la gamine, « que ce que l’on dit dans les livres n’est pas exact ? » « Ben, c’est-à-dire… Quand c’est un roman ou un conte, non, ce n’est pas vraiment la réalité. Ou en tout cas celle-ci est fortement déformée et exagérée. » « Tu veux donc dire », ajouta-t-elle, «que les histoires de Shéhérazade ne sont que des inventions et qu’il n’y a rien de vrai dans tout cela ? » « Ben non, ce sont des contes, donc des histoires inventées. » Pauline la regarda, effarée et complètement désorientée. Elle avait l’impression que le sol s’effondrait sous ses pieds. Bien sûr, quelque part, elle savait qu’un conte n’était pas la réalité, mais d’un autre côté elle croyait dur comme fer à toutes ces histoires qui la faisaient rêver. Or, si tout n’était qu’invention, cela voulait dire aussi que les choses auxquelles elle aspirait ne se réaliseraient jamais. Elle ne serait donc pas une belle princesse vivant dans un château et aucun beau prince ne viendrait sur son cheval blanc… Elle était anéantie, tout se défaisait autour d’elle. En réalité, elle venait de quitter brusquement le monde enchanté de l’enfance pour découvrir, un peu trop tôt sans doute, la dure réalité de la vie.

Comme il était déjà près de vingt et une heures et que la nuit allait bientôt tomber, on renonça à monter les tentes. D’ailleurs le sol pierreux semblait bien trop dur pour pouvoir y planter le moindre piquet et en plus le vent venait de se lever. Tout le monde dormit donc dans la voiture, à la plus grande satisfaction de Pauline, d’ailleurs.

Le lendemain, on se leva de bonne heure. Ils se demandaient un peu où ils étaient, perdus dans ces étendues désertes. Dans le ciel, des oiseaux de proie planaient, mais ils étaient tellement haut qu’il était difficile de les identifier. L’enfant dit qu’il avait remarqué la veille, non loin de là, une carcasse de mouton, dont il ne restait que les os blanchis. Pauline prit prétexte de cette découverte pour recommencer avec son histoire de bête du Gévaudan. Cela en devenait presque lassant. On mangea assez rapidement, puis on décida de partir. Il fallait reconnaître que ce lieu aride, où il n’y avait que des pierres et des animaux morts, n’était pas très accueillant. On bourra tout dans le coffre et on monta dans la voiture. Malheureusement, quand la mère voulut mettre le moteur en marche, celui-ci refusa de démarrer. Elle essaya deux fois, trois fois, rien ! Allaient-ils donc devoir rester là toute la journée ? Sans même savoir si quelqu’un allait passer ? Quelle horreur !

Chapitre 53

Elle attendit un peu, afin de permettre à la batterie de reprendre quelque vigueur, puis elle tourna de nouveau la clef de contact. Rien à faire. Il ne manquait plus que cela ! Pourtant, on était à la fin de l’été, ce n’était pas l’époque habituelle des pannes de batterie, d’autant plus qu’ils avaient pas mal roulé et que celle-ci devait être bien rechargée. Elle essaya de nouveau, encore et encore. Hélas, toujours rien !

Il n’y avait pas trente-six solutions : on dut se résoudre à pousser la voiture, ce qui ne fut pas facile car on était sur un terrain plat. Rien de plus plat qu’un causse, à vrai dire…Il fallut donc se mettre à trois pour faire parcourir à la petite Peugeot les huit cents mètres environ qui la séparaient d’une légère descente. Une fois qu’ils furent arrivés là, la mère aida ses enfants à donner l’élan initial puis elle se remit bien vite au volant, sautant d’un bon dans la voiture qui roulait déjà. Ouf, quelle acrobatie ! Heureusement, le moteur se décida à démarrer sans trop rechigner. Ils étaient sauvés ! Du moins pour le moment, car la prudence imposait d’aller consulter un garagiste le plus vite possible. Voilà assurément des frais en perspective dont ils se seraient bien passés.

Ils roulèrent ainsi une petite heure, puis arrivèrent à l’extrémité méridionale du causse de Sauveterre. En face d’eux, ils découvrirent un spectacle époustouflant. Le causse tombait à pic, en falaises vertigineuses, jusqu’à la rivière qui coulait tout en bas. Ils venaient d’arriver aux gorges du Tarn. On s’arrêta (tout en laissant tourner le moteur) et on admira le paysage, qui en valait assurément la peine. C’était magnifique, grandiose, impressionnant. Pauline et son frère en restaient littéralement bouche bée. Ils n’avaient jamais rien vu de pareil. Il faut dire que le contraste était saisissant après les heures passées dans le Causse, si horizontal, si plat, si aride, si désert. Ici, il y avait de l’eau, de la végétation et puis surtout tout était vertical. Mais prodigieusement vertical, à vous en donner le vertige. Ce qui était effrayant, c’était de se dire que ce causse de Sauveterre, qui avait, malgré son côté aride, quelque chose de rassurant de par le fait qu’il était plat, n’allait pas plus loin. Si on se sentait en sécurité en le parcourant, ce n’était finalement qu’une illusion puisqu’on arrivait ici à une cassure inexplicable, à un gouffre dans lequel on aurait pu tomber si on n’avait pas fait attention. Ce sentiment était encore renforcé par le fait qu’en face on devinait le causse suivant, le causse Méjean. La faille à leurs pieds était donc une anomalie. La logique aurait voulu qu’on continuât sans obstacle. Or ici, non seulement l’obstacle existait, mais il était constitué par un à pic, autrement dit par un trou, par du vide. C’était existentiellement et psychologiquement angoissant. En regardant un tel paysage, on se disait que la petite vie tranquille de tout un chacun pouvait elle aussi s’interrompre subitement comme cela, d’un coup, sans crier gare, quand le sol venait à manquer sous les pieds.

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Ils restèrent bien une demi-heure ainsi, à regarder ce décor qui ne ressemblait à aucun de ceux qu’ils connaissaient. Puis il fallut bien se remettre en route car le moteur continuait à tourner et il n’aurait plus manqué que de tomber en panne d’essence, cette fois ! On commença donc la lente descente vers le Tarn et le village de Sainte-Énimie qui étaittout en dessous. En fait, on y arrivait par une route en lacets qui serpentait entre deux grandes collines. Une fois en bas, ils tournèrent à gauche, autrement dit plein est. En effet, il n’était pas question de visiter les gorges du Tarn aujourd’hui, mais de chercher à résoudre tous les problèmes qui se présentaient, à savoir : trouver un camping, faire examiner la voiture et, si possible, trouver une maison. Les vacances étaient bien derrière eux.

Ils roulèrent ainsi jusqu’à Florac, quittant les grands causses pour pénétrer dans le parc national des Cévennes. Ils étaient arrivés à destination. Impossible, évidemment, de loger dans cette ville, aussi prirent-ils une départementale qui s’enfonçait plus profondément encore dans le massif, en longeant une petite rivière, la Mimente. Ils ne durent pas rouler longtemps avant d’arriver au petit village de Saint Julien d’Arpaon, où il y avait justement un camping municipal. L’endroit était magnifique : la rivière, les montagnes, une atmosphère calme et reposante, c’était tout ce qu’il leur fallait. En plus, le camping était dominé par les ruines d’un château du Moyen-Age, ce qui ne gâtait rien. Les enfants montèrent les tentes, mais cette fois la mère vint leur donner un coup de main. On aurait dit qu’elle sortait de sa torpeur et qu’ellereprenait pied dans la vie. Ce n’était pas plus mal. Après le déjeuner, ils s’octroyèrent un peu de repos et firent une balade à pied dans les environs. A la sortie du village, près du pont qui traversait la Mimente, se dressait un temple protestant. Comme on s’en doute, Pauline posa des questions.

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Ils s’assirent à terre, appuyés contre le parapet du pont et écoutèrent la mère qui leur parla pendant une heure des origines du protestantisme, des guerres de religion, d’Henri IV, de l’édit de Nantes et de sa révocation sous Louis XIV. Elle raconta les dragonnades, ici même dans les Cévennes. Un vieux monsieur qui passait s’était arrêté et écoutait aussi. Quand elle eut fini, il prit la parole et continua l’histoire. Ici même, les soldats du roi étaient venus et avaient massacré tout le monde, femmes et enfants compris. On disait que la Mimente était ce jour-là rouge de sang. C’est ce qu’on appelait manifestement la charité chrétienne. Mais de toute cela, de toutes ces souffrances, les gens du coin avaient conservé un caractère farouche et une sorte de méfiance envers les gens du Nord, ceux de langue d’oïl. Ils avaient continué à travailler dans leurs montagnes, cultivant le seigle (le sol était bien trop pauvre pour le blé) ou sarclant la vigne. Ils avaient dépierré les champs et avaient réalisé ces cultures en escaliers, à flanc de montagne, qu’on pouvait voir un peu partout dans la région. Et en disant cela le vieil homme montrait d’un geste lent les collines derrière lui, où on devinait, en effet, d’anciens murets qui couraient le long de la colline.

Aujourd’hui, tout cela avait disparu. Ce qui n’avait pas changé, c’était le climat. Très chaud en été et très froid en hiver. Il expliqua que les Cévennes constituaient le premier contrefort en face de la Méditerranée. Alors, quand le vent arrivait de la mer chargé de nuages, les premières montagnes qu’il rencontrait, c’étaient les Cévennes, justement. Comme on était en altitude, il faisait froid et, forcément, la pluie se transformait rapidement en neige. Quand celle-ci commençait à tomber, on ne savait jamais quand elle allait s’arrêter. Cela pouvait durer jusqu’à vingt-quatre heures sans interruption et quand c’était enfin fini et qu’on mettait le nez dehors, on se retrouvait devant une couche de neige d’un mètre à un mètre cinquante. Comme ce n’était partout que des fermes isolées, le chasse-neige ne passait pas, évidemment. Mais les paysans du coin avaient l’habitude. Ils vivaient comme cela en autarcie, coupés du monde, pendant plusieurs jours, parfois même pendant une semaine ou deux. Ils avaient tout préparé avant l’hiver et ils avaient chez eux de la nourriture en suffisance. Mais cette manière de vivre, rude et sauvage, avait trempé leur caractère, aussi ne redoutaient-ils rien. En tout cas, ils ne s’en laissaient pas compter par les Parisiens qui venaient en vacances en été. Et là-dessus le vieillard éclata d’un grand rire franc, qui se communiqua à tout le groupe.

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Les enfants n’en finissaient pas de l’écouter avec admiration. Lui, de son côté, semblait flatté d’avoir un public aussi attentif à ses propos, aussi se montrait-il intarissable.Intriguée, la mère lui parla d’un écrivain dont les enfants ne connaissaient même pas le nom. Un certain Jean Carrière, qui avait beaucoup écrit sur les Cévennes et qui avait même obtenu le Goncourt pour un de ses livres. Carrière ? Bien sûr qu’il le connaissait. Un brave gars, d’ailleurs. Mais les gens du coin n’avaient pas trop apprécié la manière dont il les décrivait : sauvages, rustres, entêtés. Mais bon, finalement il avait fait connaître les Cévennes, c’était bien aussi et même s’il était originaire de Nîmes, on avait fini par le considérer comme un du coin. D’ailleurs l’action de son roman « L’Epervier de Maheux » se déroulait ici, sur les hauteurs près de Florac.

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Ils étaient tout ouïe. Savoir que le sol qu’ils foulaient avait été décrit dans un livre célèbre donnait à ce sol une valeur supplémentaire et ils n’étaient pas peu fiers de s’y trouver. L’ancêtre aurait bien continué à parler pendant des heures, mais il avait ses lapins à nourrir, aussi prit-il congé, non sans avoir proposé son aide à la petit famille. S’ils avaient besoin de quelque chose, ils pouvaient compter sur lui. Ils n’avaientqu’à venir frapper à sa porte. Voilà au moins qui était rassurant. Démunis comme ils étaient, il se pourrait fort bien qu’ils eussent à faire appel à lui un de ces jours. Mais bon, on avait tellement fait causette qu’il était déjà dix-sept heures et comme il était trop tard pour s’occuper de la voiture, on fit une grande balade à pied dans les montagnes. Ils marchèrent longtemps et quand ils arrivèrent au sommet, ils découvrirent un paysage merveilleux. Par contre, en se retournant, ils aperçurent de la fumée et même des flammes à une distance relativement proche. Ils en étaient à se demander s’ils devaient aller donner l’alerte, en prenant le risque de se faire repérer par les autorités, quand un bourdonnement de moteur attira leur attention. C’était un Canadair qui arrivait déjà sur les lieux, ce qui résolvait leur problème. Ils restèrent là deux bonnes heures, à contempler le jeu de va-et-vient de l’avion, qui disparaissait à l’horizon pour aller se ravitailler en Méditerranée puis qui revenait pour tenter d’éteindre l’incendie. On distinguait également des équipes au sol qui travaillaient activement. A la fin, les dernières flammes s’éteignirent et presqu’aussitôt la nuit tomba. Le contraste était saisissant entre la clarté qu’ils avaient connue tout au long du jour et l’obscurité qui maintenant régnait sur toutes les Cévennes.

Ils se décidèrent à redescendre, ce qui leur prit pas mal de temps, car il ne s’agissait pas de heurter un caillou et de se blesser en tombant. Finalement, il était quasi minuit quand ils arrivèrent au camping. La tenancière, qui semblait les guetter, les aborda aussitôt. Quelqu’un du village était venu pour eux et avait apporté quelque chose. Elle leur remit une grande boîte en carton tout en prenant un air mystérieux de conspiratrice. Visiblement, elle semblait satisfaite de l’effet de surprise qu’elle avait produit et c’est en souriant de contentement qu’elle leur souhaita un bon appétit. Tiens, comment savait-elle qu’ils n’avaient pas encore mangé ? Sans plus se poser de questions, ils s’acheminèrent vers leurs tentes et une fois à l’abri des regards, ils ouvrirent la fameuse boîte. Elle contenait, emballés dans du papier aluminium, des morceaux de lapin déjà cuits et, à part dans un petit ravier, une sauce qui sentait drôlement bon. Ben ça alors ! C’était bien la première fois qu’ils recevaient un cadeau ! Et c’était bien la première fois également que quelqu’un semblait s’intéresser à eux. On alluma le Campingaz pour réchauffer le tout et on fit un festin de roi, tout en remerciant intérieurement le vieux monsieur. Ce lapin était vraiment délicieux. Ce n’était pas une de ces bestioles élevées en batterie et qu’on vous vend dans les grandes surfaces. Non, ce lapin-ci avait dû courir dans une prairie et peut-être même se défendre contre les renards. Il avait du muscle. De plus, il avait bien profité de l’air de la montagne car sa chair était délicieuse, avec un petit arrière-goût poivré qui évoquait le thym des garigues. L’enfant, qui avait lu « La gloire de mon père » à l’école se disait que les Cévennes n’étaient pas très éloignées du pays de Pagnol. Du coup, cela renforçait son idée que la région où il se trouvait était mythique puisqu’elle était digne de figurer dans les livres. Il voulut expliquer ses impressions à Pauline et lui raconter le livre de Pagnol, mais celle-ci était déjà tombée endormie, vaincue par la longue marche de tout à l’heure. Alors, tandis que sa mère mettait un peu d’ordre, il la prit précautionneusement dans ses bras et la porta dans la tente, où il ne tarda pas à s’endormir à son tour.

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Roman en ligne : Obscurité – chapitre 54

Le lendemain, après le petit déjeuner, la mère prit la direction de Florac afin de faire examiner la voiture. Elle eut encore bien du mal pour lancer le moteur et dut s’y reprendre à plusieurs reprises, mais finalement celui-ci voulut bien démarrer. Elle partit seule, afin de rester discrète. En effet, en période scolaire, la présence des enfants dans cette petite ville aurait immanquablement attiré l’attention. D’un autre côté, si ceux-ci restaient au camping, ce n’était pas beaucoup mieux, aussi fut-il décidé qu’ils feraient une petite promenade dans les environs, sans trop s’éloigner toutefois. L’enfant aurait la garde de Pauline et celle-ci devrait s’assurer que son frère respecterait bien les instructions. En principe, avec ce double contrôle, rien de fâcheux ne devait arriver.

Dès que la Peugeot eut traversé le petit pont sur la Mimente et qu’elle eut disparu, ils prirent un chemin qui serpentait à plat entre les collines. Il faisait bon et on entendait les cigales qui chantaient. Cela changeait des hauteurs de l’Aubrac ou du Cantal ! Ils marchèrent comme cela un bon moment, admirant le paysage et s’extasiant devant les rochers de schiste chauffés à blanc et dont le scintillement les intriguait. Le plus curieux, cependant, c’était qu’on avait taillé dans le roc pour que le chemin pût aller tout droit. C’était pour le moins surprenant. D’habitude, les sentiers de montagnes qu’ils avaient empruntés jusque là suivaient les courbes du terrain et montaient et descendaient selon les caprices du relief. Ici, rien de semblable. Ils en étaient à émettre les hypothèses les plus folles quand ils eurent la réponse à leurs questions. Après un tournant, ils se retrouvèrent subitement devant un tunnel. Oui, un vrai tunnel, construit avec des blocs bien réguliers et bien alignés. Ils en déduisirent qu’ils étaient sur une ancienne voie de chemin de fer désaffectée, ce qui les fit rêver encore davantage.

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Un train, dans ce pays enchanteur, cela devait être merveilleux ! Du coup, évidemment, Pauline voulut jouer. A son âge, l’enfant, lui, trouvait cela un peu ridicule, mais après tout il n’y avait personne pour les regarder. Et puis, qu’est-ce qu’il n’aurait pas fait pour faire plaisir à sa petite sœur. Il se transforma donc en locomotive, émettant de temps à autre le sifflement caractéristique d’une vielle machine à vapeur. Il faut dire qu’il en connaissait le son par cœur pour avoir vu beaucoup de westerns. Pauline, accrochée à lui, imitait quant à elle le bruit régulier des roues sur les rails (toc-toc ; toc-toc ; toc-toc). Ils firent un arrêt fictif pour charger quelques voyageurs puis s’aventurèrent courageusement dans le tunnel. L’écho amplifiait leurs voix et pour un peu ils auraient eu peur de se retrouver nez à nez avec un vrai train. Mais non, il n’y avait plus de rails au sol, ce qui les rassura, mais pas complètement cependant. C’est vrai que ce tunnel était fort long et qu’il avait quelque chose d’angoissant. Il y faisait frais et très sombre. Inconsciemment, l’enfant pensa au souterrain de la maison, dans la Creuse. La fameuse cave à fromage. Qu’est-ce que tout cela semblait loin ! Pourtant, cela remontait au début de juillet et deux mois s’étaient à peine écoulés. Il lui semblait cependant avoir vécu une bonne centaine d’années depuis cette époque. C’est qu’il était arrivé tant de choses entretemps… Lui-même avait changé, il en avait conscience et il n’était plus vraiment le gamin qu’il était encore au début de leur voyage. Il se sentait plus fort, plus mûr, plus adulte en quelque sorte. Sa mère n’avait-elle pas régulièrement besoin de lui ? Et aujourd’hui même, ne lui avait-elle pas confié la garde de Pauline ?

Cela ne l’empêcha pas de continuer à jouer au train avec sa sœur et c’est en sifflant de manière stridente que l’enfant-locomotive sortit du tunnel, remorquant toujours son unique wagon. La clarté qui les éblouit subitement leur fit mal aux yeux. En plus, ils reçurent en plein visage une telle bouffée de chaleur que c’en était presque désagréable. Le chant des cigales avait repris, imperturbable et entêtant. Ils restèrent immobiles quelques instants, un peu surpris par ce contraste saisissant entre la nuit et le jour. C’est alors qu’ils entendirent une voix qui les appelait. « Et bien, on se promène ? »

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C’était le vieux monsieur de la veille. Il était tranquillement assis sur un tronc d’arbre qui traînait là, le long du chemin, et qui servait de banc de fortune. Ils engagèrent la conversation, non sans avoir au préalable remercié pour le lapin, qui était vraiment délicieux. Après quelques minutes, durant lesquelles ils parlèrent de choses et d’autres, le thème de l’école fit subitement surface. Il fallait s’y attendre. Les enfants ne savaient plus que dire. Ils restaient là, coincés et mal à l’aise. Pauline regarda son grand frère à la dérobée, dans l’espoir qu’il trouverait rapidement une réponse adéquate. Mais il ne trouvait rien, absolument rien. Il n’avait jamais été pris de court comme cela et il restait désespérément muet. Le vieux le regarda. « C’est pas facile de toujours vivre dans une tente et de vous déplacer sans arrêt, hein ? Il vous faudrait une maison et y rester un bout de temps. » Les enfants le regardèrent, ahuris. Il avait tout deviné ! Ou à peu près tout en tout cas. Leur situation précaire, leur nomadisme forcé, leur absence de l’école… « Vous n’en connaîtriez pas une qui serait à louer ? » se hasarda Pauline. Une maison à louer ? Ce n’était pas ça qui manquait dans le coin, des maisons, noundidiou ! Il n’y avait même que cela. C’est que tous ces paysans, une fois qu’ils s’étaient trouvés trop vieux pour continuer la culture, s’étaient tous mis à mourir les uns après les autres. Boudu ! Bande de bestious, va. Plutôt que de se coucougner tranquilles et boire le vin de leur vigne ils ne pensaient qu’à partir au cimetière. Alors, des maisons, il y en avait forcément. Parce que leurs pitchous, eux, cela ne les intéressait pas de reprendre la ferme. Ils voulaient aller en ville et avoir un boulot tranquilou. Se lever tôt le dimanche pour nourrir les bêtes, plus personne ne désirait cela. Tas de feignàs, va. Mais il fallait les comprendre aussi. Pourquoi aller s’escagasser du matin au soir et du soir au matin pour ne rien gagner ? En ville, ils avaient tout : l’argent, les filles, les cinémas… Mais pas le bon air des montagnes, ça non.

Voilà ce qu’il disait, le vieux monsieur, assis sur son troncd’arbre. Il regarda les enfants. « Ne restez pas là à bader, la tête en l’air comme des barjaques. Allez trouver votre mère et dites-lui que je veux bien lui en dénicher une, moi, de maison. Une petite, pas trop grande à entretenir, et pas loin de la route avec ça. Quant au loyer, je sais pas. Il faut que je discute avec le gars. De toute façon elle est vide sa maison, alors je vais essayer de lui faire comprendre que si on l’occupe et qu’on l’entretient, c’est déjà pas mal. Mais je ne promets rien, hein !. Faut voir ce qu’il va dire, c’te cap de mule. » Là-dessus, il s’épongea le front. « Boudu que calou aujourd’hui. Une vraie cagnàs encore. On se croirait vraimentpas en septembre.»

Les enfants prirent congé de leur ami et repartirent en direction du camping. « Et restez bien sur le chemin, hein ! C’est plein de vipères dans les buissons ! » leur cria-t-il encore. Ils lui firent signe pour le remercier et ils s’engagèrent dans le long tunnel. « On ne lui a même pas demandé à quoi servaitce tunnel » fit remarquer Pauline. Alors ils rebroussèrent chemin en courant et allèrent tout de suite poser la question. Le tunnel ? Ah, ça, c’était une longue histoire. Il avait été question, au XIX° siècle, que toutes les préfectures et sous-préfectures fussent desservies par le train. Mais pour Florac, cela n’aurait pas été rentable, il y avait trop de travaux à faire à travers les montagnes, alors le projet avait été abandonné. Puis, par après, on a réfléchi à l’installation d’une voie ferrée métrique. « C’est quoi, ça, une voie ferrée métrique ? » demanda Pauline. « Et bien, c’est une voie dont l’écartement entre les rails est plus étroit que celui qu’on connait aujourd’hui. Il ne dépasse pas un mètre. Mais cela permet de faire des courbes de plus faible rayon et donc de réduire les coûts de construction. Tu comprends ? » « Heu, plus ou moins. » « Et bien, si tu veux, c’est un train plus petit et qui va moins vite. Comme il tourne plus court, il faut moins creuser dans le rocher pour le faire passer. Cela coûte donc moins cher à construire. Alors on a relié Florac à Sainte-Cécile-d’Andorge, dans le Gard. De là, on rejoignait la ligne Nord-Sud déjà existante. Ce fut quand même un sacré travail. Tout a été réalisé à la main, autrement dit à la pioche, avec juste de temps en temps un ou deux bâtons de dynamite. Et il doit bien y avoir une cinquantaine de kilomètres entre les deux villes, c’est dire que cela a pris du temps.

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Quand tout a été terminé, on a transporté des passagers, mais surtout des marchandises. » « Des marchandises ? Comment cela des marchandises ? » demandèrent-ils tous les deux en même temps. « Des troncs de châtaigniers, par exemple. Il y a beaucoup de châtaigniers dans la région. Regardez autour de vous, il n’y a que cela… C’est un arbre admirable, qui renaît de ses cendres en cas d’incendie. Et comme il fallait du bois pour étançonner les mines, et bien on acheminait les arbres par le petit train. Le problème, c’est qu’à Ste Cécile, il fallait tout décharger pour recharger sur un vrai train, qui avait des rails plus larges. J’ai travaillé là-bas dans ma jeunesse. C’était un boulot pas possible. Mais il va bientôt y avoir cinquante ans que tout s’est arrêté. Alors on a enlevé les rails et maintenant cela fait un joli sentier pour les promenades. Et j’en profite bien, ça c’est sûr. Les montagnes et la rivière, que rêver de plus, à mon âge ? Retenez bien cela, les enfants : les richesses matérielles n’apportent jamais le bonheur. Le bonheur, c’est de rester libre et d’aller où on veut et quand on veut. »

Ils se turent sur ces paroles, chacun les méditant à sa manière. Puis Pauline et son frère prirent définitivement congé et regagnèrent le camping. Ils étaient de bonne humeur. La journée avait été excellente pour eux et ils ramenaient de bonnes nouvelles. C’est leur mère qui serait heureuse de savoir qu’ils allaient peut-être de nouveau avoir une maison. Ils partirent l’attendre sur la route à la sortie du camping, près du petit pont. Pour ne pas attirer l’attention, ils se cachèrent derrière le mur du temple protestant. C’est un mot que l’enfant aimait bien, car on entendait « protester » et cela lui plaisait. Il n’aurait pas aimé suivre une voie toute tracée comme les jeunes de son âge et finalement ce voyage qui durait depuis plus de deux mois lui plaisait bien. Il n’empêche qu’il était fier de pouvoir annoncer la nouvelle pour la maison. Cependant, la mère tardait à arriver. Une heure passa, puis une autre. Ce n’était pas normal. La vérité, c’est que si les choses s’étaient très biendéroulées pour eux, il n’en était pas allé de même pour elle. Bien au contraire.

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Roman en ligne – Obscurité : chapitre 55

Ils attendirent encore un bon moment, vraiment inquiets. A chaque fois qu’ils entendaient un bruit de moteur sur la route nationale, ils dressaient l’oreille, surtout si le régime du moteur changeait. Cela voulait dire alors qu’une voiture ralentissait et qu’elle allait peut-être tourner et s’engager sur le petit pont. Mais en fait toutes les voitures ralentissaient à cet endroit car il y avait un virage dangereux sur la grand-route. Leur espoir était donc à chaque fois déçu. A un certain moment, un véhicule traversa quand même le pont. Mais non, ce n’était que la tenancière du camping qui était allée faire ses courses et qui rentrait chez elle. Ensuite, ce fut le tour d’une Coccinelle bleue, qui prit la direction des sommets. En passant à leur hauteur, la conductrice, une jeune dame que l’enfant trouva fort jolie, les regarda sans rien dire. Ils entendirent le son du moteur pendant longtemps, car le véhicule grimpait la route en lacets qui était à leur droite. Puis ce fut tout. Le silence revint, inquiétant, angoissant.

Enfin, la petite Peugeot pointa le bout de son capot. Une fois de plus, leur mère conduisait un peu trop vite et les pneus crissèrent sur le gravier à la sortie du pont. Elle allait même si vite qu’elle ne les vit pas et qu’elle passa à leur hauteur sans s’arrêter. Ils suivirent donc la voiture en courant et tout le monde se retrouva près de la tente. Ils virent tout de suite que quelque chose n’allait pas. La mère était passablement énervée et surtout angoissée. Elle leur raconta ce qui lui était arrivé.

Elle s’était rendue dans un premier garage, mais ce n’était pas un garage Peugeot. Le patron était débordé et il l’avait tout de suite renvoyée auprès d’un de ses collègues qui travaillait sur toutes les marques. Là, il fallut d’abord attendre une bonne heure avant qu’on daignât enfin ouvrir le capot. Elle décrivit la panne, parla de la batterie, mais ce fut en pure perte car le mécanicien n’écoutait même pas ce qu’elle disait. Après avoir trifouillé dans le moteur, il se mit au volant et fit quelques essais. La voiture avait du mal à démarrer, c’était clair. Elle toussotait, renâclait, s’étouffait avant de se décider à se mettre péniblement en marche. « Vous voyez, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. C’est sûrement la batterie. » L’homme descendit sans répondre et sans même lui adresser un regard. Il replongea le nez sous le capot et se mit à tapoter un peu partout. Au bout d’un moment, il émergea enfin et se dirigea vers sa caisse à outils, toujours sans un mot. Il revint et se mit à resserrer quelque chose, puis tenta de nouveau de mettre le moteur en marche. Celui-ci fonctionnait encore plus mal et il peinait vraiment.

« C’est le démarreur » dit l’homme, en la regardant enfin. « Faut le remplacer. » « Le démarreur ? Ce n’est pas la batterie ? » « Non, le démarreur. » « Ah bon. Ben, alors, changez-le. » « Oui, mais il faut le commander, je n’en ai pas de stock ici, vous pensez bien. » « Ah ? C’est embêtant cela. Et… Cela va prendre combien de temps ? » « Cela peut aller vite. » « C’est-à-dire ? » « Si je téléphone tout de suite… Les pièces viennent de Marseille ou de Lyon, cela dépend… Disons trois jours. » « Trois jours ? Mais c’est beaucoup trop long. J’ai besoin de ma voiture, moi ! » « Et moi j’ai besoin de la pièce de rechange. » « Mais qu’est-ce que je vais faire sans voiture ? Je suis à la recherche d’une maison à louer et… » « Dormez dans la voiture en attendant. » Elle le regarda, incrédule. On n’avait jamais vu un mufle pareil. « Et…il n’y aurait pas un autre garage où on aurait ce fameux démarreur sous la main ? » « Possible. » « Et où cela ? » « A la sortie vers Sainte-Énimie, au début des gorges, y a un marchand de voitures d’occasion. Essayez là si ça vous chante, on sait jamais. Il doit avoir pas mal de pièces de stock, avec tout ce qu’il démonte. » « Oui, mais alors ce ne sera pas du neuf » « On ne peut pas tout avoir » dit-il en lui tournant le dos et en s’éloignant. Elle soupira, reprit la voiture et partit en direction de Sainte-Énimie.

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Ce ne fut pas bien facile de trouver ce troisième garage. Enfin, si on pouvait appeler cela un garage… C’était plutôt une sorte de prairie encadrée par une palissade de tôles de toutes les couleurs et de toutes les dimensions. Là-dedans, il y avait bien une centaine de véhicules, dans tous les états possibles et imaginables. Certains semblaient quasi-neufs, d’autres n’avaient plus de pare-chocs ou avaient les vitres brisées, d’autres encore étaient sans moteurs et laissaient béer un capot désespérément ouvert. De nombreuses voitures étaient même méconnaissables. Déclassées lors d’un accident ou brûlées lors d’une émeute, elles offraient des carcasses de tôle déchiquetée ou calcinée, quand ce n’était pas les deux à la fois. Il y avait aussi des sièges qui traînaient un peu partout. Certains, éventrés, laissaient échapper leurs ressorts. Abandonnés là depuis des années, malmenés par les hivers rigoureux et les étés torrides, ils ne ressemblaient plus à grand-chose. Dans ce cimetière, une bonne dizaine d’hommes s’affairaient à démonter des pièces. La mère les regarda d’abord distraitement, puis avec incrédulité quand elle s’avisa qu’ils faisaient partie de la clientèle. Manifestement, chacun allait chercher ce qui lui convenait dans ce tas de ferraille et ensuite on passait à la caisse pour payer. Elle était tombée dans une sorte de self-service des pièces détachées, il ne manquait plus que cela !

Cela ne l’arrangeait pas beaucoup car elle ne voyait pas comment elle allait repérer un démarreur sur une vieille 206 ni surtout comment elle allait s’y prendre pour le démonter sans casse. C’est donc avec une certaine appréhension qu’elle franchit la porte de la petite cabane qui servait de bureau. Trois hommes étaient en train de discuter avec le patron, mais tout le monde se tut quand elle entra. A part le patron, personne ne répondit à son bonjour et elle se sentit aussitôt mal à l’aise. Mais déjà on ne faisait plus attention à elle et la conversation reprenait. A vrai dire, elle ne comprenait pas grand-chose à ce qui se disait. On parlait de vilebrequin, d’arbre à cames, de vérin rotatif ou de silentbloc, bref on employait un tas de termes qu’elle ne connaissait absolument pas et elle en était à se demander si ces gens-là s’exprimaient bien en français. Ben oui, pourtant. Le malaise qu’elle avait ressenti en entrant s’amplifiait. Elle se sentait vraiment étrangère dans ce monde d’hommes, à mille lieues de leurs centres de préoccupation à eux. Parfois, un des locuteurs la regardait à la dérobée et cela l’agaçait vraiment. Elle avait l’impression d’être une bête curieuse qui aurait débarqué d’une autre planète.

Après un bon moment, le tenancier se tourna enfin vers elle et demanda ce que voulait la petite dame. Elle se sentit subitement le point de mire de tous les regards et c’est à peine si elle put murmurer quelques mots. Ce fut suffisant, cependant, pour que tous les quatre en face éclatent bruyamment de rire. Qu’est-ce qu’elle avait pu dire qui fût si risible ? Elle avait les joues en feu et se sentait prête à défaillir. Mais le patron la rassura bien vite. Le démarreur était une pièce très recherchée et quand ils l’avaient vue entrer, ils avaient parié qu’elle venait en chercher un. Et bingo, ils avaient gagné ! Malheureusement, il n’y avait plus aucun démarreur dans toute la ferraille qui traînait dehors et il était bien désolé. « Même pas pour une Peugeot 206 ? C’est un modèle courant pourtant. » « Justement, surtout pas pour une 206, il y en a tellement en circulation que la demande est forte. » « Qu’est-ce que je peux faire alors ? » Elle avait dû avoir l’air si désespéré qu’il prit aussitôt son téléphone pour se renseigner. Et voilà, il y avait un démarreur tout neuf qui l’attendait au Rozier, à l’autre bout des gorges.

Elle remercia chaleureusement et sortit. Cette fois, tout le monde lui dit au revoir, c’était déjà cela. Évidemment, quand elle voulut mettre le moteur en marche, celui-ci refusa obstinément de démarrer. Il fallait s’y attendre, cela devait arriver. Il fallut donc retourner dans la cabane et demander un coup de main pour pousser la voiture. Elle mourait de honte en formulant sa requête, mais elle avait tort. Tous les hommes présents là se précipitèrent pour lui venir en aide et pour un peu ils se seraient battus pour être les premiers à lui porter secours. Bientôt le moteur vrombit et elle s’éloigna sous les applaudissements et dans la bonne humeur générale.

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Elle prit donc la direction du Rozier, ce qui revenait à traverser les gorges du Tarn dans toute leur longueur. Le spectacle était impressionnant. C’était la première fois qu’elle roulait dans cette région et franchement elle regrettait bien de devoir le faire dans de telles conditions. Elle aurait de loin préféré parcourir cette route à son aise, en compagnie de ses enfants, afin d’admirer le paysage, qui valait vraiment la peine. Elle eut donc l’impression d’avoir gâché quelque chose d’important, car plus jamais elle ne repasserait ici avec des yeux neufs, et même si elle devait y revenir un jour, l’incident de la voiture referait immanquablement surface dans sa mémoire. De plus, cette idée de n’avoir pas pu apprécier ce paysage à sa juste valeur lui semblait être un mauvais présage. Elle avait l’impression, quelque part, d’avoir commis un « délit » (contre la beauté du monde, peut-être ?) et qu’elle devrait payer pour cette faute. C’est donc passablement anxieuse qu’elle arriva au Rozier, à la sortie des gorges. Pourtant, tout se passa bien. Elle trouva le garage sans difficultés et la réparation se fit sans tarder. Les ennuis commencèrent quand il fallut payer. Car une pièce de rechange, c’est bien connu, cela coûte toujours très cher, surtout cause de la main d’œuvre. Comme le mécanicien avait travailléune bonne heure autour de sa voiture, cette petite réparation lui coûta quatre cents euros. Elle n’avait plus retiré d’argent depuis Bergerac et une fois qu’elle eut payé le garagiste, elle se retrouva comme la cigale de La Fontaine, c’est-à-dire fort démunie. Elle ne pouvait toujours pas utiliser les distributeurs de billets, puisque son compte courant était bloqué. Il lui fallait donc trouver une banque, mais au Rozier, à part une poste et une épicerie, il n’y avait strictement rien. Elle refit donc le parcours des gorges du Tarn dans l’autre sens et s’arrêta à Florac.

Mais voilà qu’au guichet l’employé refuse de lui donner de l’argent sous prétexte qu’il doit le retirer de son compte d’épargne. Il faut pour cela, paraît-il, passer par les services d’un des responsables de la banque. Étrange… Elle attend, et au bout d’un bon moment on l’introduit enfin auprès du fameux responsable. Celui-ci semble mal à l’aise, il tergiverse, essaie d’engager une conversation qui retombe aussitôt. Il trouve alors un prétexte pour quitter son bureau et la plante, là, assise raide comme un piquet sur sa chaise. Une minute passe, puis deux. Elle sent que quelque chose ne va pas et qu’on est en train de lui mentir. Déjà elle est sur ses gardes, les sens en éveil, les oreilles aux aguets. C’est alors qu’elle entend la sirène d’une voiture de police. Dans un premier temps elle n’y prête pas vraiment attention, mais quand elle réalise que cette sirène se rapproche de plus en plus puis qu’elle s’arrête à proximité de la banque, son sang ne fait qu’un tour. Déjà elle est débout et sort du bureau, puis, tout en essayant de se contenir, elle retraverse la salle des guichets. Arrivée à la porte, elle se heurte à deux policiers qui, ne sachant pas qui elle est, la laisse courtoisement passer. Une fois dehors, elle court jusqu’à la voiture et démarre en trombe.

« Voilà », dit-elle, quand elle eut terminé son histoire, « voilà ».

« On ne t’a pas suivie ? » demanda aussitôt l’enfant. Non, on ne l’avait pas suivie. Par prudence, au lieu de prendre la nationale 106 jusqu’à Saint-Julien d’Arpaon, elle avait préféré poursuivre sa route plus au sud pour recouper ensuite plein est, par les petites routes. Là, elle s’était perdue deux fois, évidemment. Il avait fallu qu’elle fît demi-tour dans des chemins de terre, mais finalement elle avait retrouvé la route du camping.

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Roman en ligne – Obscurité : chapitre 56

« Tu crois qu’ils venaient pour toi, les policiers ? » demanda Pauline. La mère réfléchit. En fait, elle n’en savait rien. Disons qu’elle n’en était pas certaine à cent pour cent, mais c’était troublant quand même. Il y avait trop de coïncidences. L’agent au guichet qui refuse de donner l’argent demandé, le responsable de la banque qui semble traîner exprès, la police qui arrive… La vraie question est de savoir si la gendarmerie peut utiliser les informations détenues par la banque pour la localiser elle, citoyenne qui est en fuite. Probablement. Ne repère-t-on pas des criminels par les appels donnés à partir de leur portable ? « Oui, mais ici, c’est carrément la banque qui les a prévenus » fit remarquer l’enfant. « Tu es quand même leur cliente et eux ils te livrent à la police. C’est carrément ignoble ! » « Je sais, mais qu’est-ce que tu veux que je te dise ? En attendant, il vaudrait mieux que l’on file d’ici. » « Mais… On avait presque trouvé une maison », dit Pauline d’une toute petite voix. Pour un peu on aurait cru qu’elle allait pleurer. « Comment cela une maison ? »

« N’y comptez pas trop » lança une voix derrière eux. Ils se retournèrent et virent le vieux monsieur qui arrivait en s’appuyant sur sa canne. Manifestement, il avait entendu la fin de la conversation. Il y eut un instant de confusion, puis on s’expliqua de part et d’autre : la rencontre avec les enfants sur la vieille voie désaffectée, la discussion qui avait suivi, la promesse de chercher un logement, etc. Malheureusement, le propriétaire qu’il avait contacté n’avait rien voulu entendre. Il tenait cette habitation de ses parents et pour rien au monde il ne voulait voir des étrangers en franchir le seuil.« Que barjaque, hé ! Une vraie bestiasse. J’ai eu beau lui expliquer que sa maison elle se dégradait, là, à chaque jour qui passait. Il ne voulait rien comprendre. Au contraire, il me regardait comme si je voulais l’empapaouter. Il m’énervait à la fin. Mais purée, que je lui dis, ils ne vont quand même pas te l’escagasser, ta maison ! Et lui, sur ces mots, le voilà qui s’en va en marmusant entre ses dents. Hé, que je lui crie encore. La dame, elle a deux pitchounets. On ne va quand même pas la laisser comme cela dans son camping pendant tout l’hiver. Qu’es aquo ?qu’il me dit alors. Elle est dans un camping en plus ? Si ça se trouve, c’est une gitane, une fille de rien. J’veux pas de ça chez moi. Et là-dessus, il est vraiment parti sans se retourner. Qué tignous, quand même. Bondiou, il me gonflait les ronfles à rouméguer tout le temps comme cela. L’emportera pas au paradis, je vous le dis, moi. Enfin, s’il y en a un, de paradis, ce qui n’est pas trop sûr, boudiou. »

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Là-dessus, il se tut. Il semblait tellement embarrassé de n’avoir pas pu tenir sa promesse qu’il faisait peine à voir. Alors la mère lui dit que ce n’était pas grave, car ils devaient quand même partir. Il la regarda, incrédule. « Encore partir ? Et pour aller où ? » Alors elle se mit à parler. Il y avait si longtemps qu’elle gardait tout pour elle que cela en devenait pénible. Elle n’en pouvait plus, elle avait besoin de s’épancher, de se confier, de dire par des mots ce qui la rongeait intérieurement. Elle avait besoin d’un avis aussi, d’un conseil. Et là, avec ce vieux monsieur, elle se sentait en confiance. Alors elle raconta tout. Le mari, là haut, dans le pays des forêts. Les disputes, les enfants frappés et la fuite improvisée. Puis le plateau de Millevaches, la maison et sa cave à fromage, le détour par Limoges et l’accident avec le sanglier. Elle parla de sa Dordogne natale et de l’océan avec ses tempêtes. Elle parla de leur errance qui n’en finissait plus et de son manque d’argent provisoire. Elle parla des gendarmes de La Courtine, qu’elle avait bernés et de ceux de Florac, auxquels elle avait échappé, il y avait juste une heure, à la banque. Et lui, il écoutait. Il ne disait rien, appuyé sur sa canne, mais il écoutait.

Quand elle eut fini, il se tut encore un bon moment. Puis il prit la parole. Tout le monde était suspendu à ses lèvres. C’était l’ancêtre qui allait parler et il faut dire qu’on avait bien besoin de son avis éclairé. «Eh bé, ma petite », murmura-t-il, « tu t’es mise dans de beaux draps. J’ te blâme pas. T’as agi selon ton cœur et c’est très beau. Si t’avais pas fait ce que t’as fait, j’te le reprocherais. Tu es quelqu’un de bien, je crois. On sent que dans ton cœur il y a des sentiments. Malheureusement, les sentiments, la société elle n’aime pas beaucoup cela. Elle n’y comprend rien en fait, car il n’y a que deux types d’hommes, tu vois. Ceux qui sont riches et qui ne vivent que pour l’argent et ceux qui ne le sont pas et qui pensent qu’à le devenir. Et pour cela, tous les coups sont permis. Oh, fan de chichourle ! Il y en a qui tueraient père et mère pour de l’argent. Alors, les sentiments, tu comprends bien que c’est le dernier de leur souci. Et les lois sont faites par tous ces gens-là. Des rapaces qui ont toujours été riches et puissants ou des requins qui sont parvenus à l’devenir. Le but de leurs lois, c’est évidemment de maintenir le peuple dans la sujétion, afin qu’il n’ait pas la fantaisie de venir prendre leur place. Dans un tel contexte, le mariage, c’est sacré. C’est sacré pour les Chrétiens, mais ce l’est tout autant pour les autres couillounous. Car c’est une des bases de la société, c’est une manière de faire régner l’ordre. Si tout le monde commence à regarder la femme de son voisin et veut sortir avec elle, c’est l’anarchie assurée. Or de cela, il ne peut être question. Cela troublerait l’ordre public. On peut donc aimer, mais selon des règles bien codifiées, en respectant certaines convenances. » Après avoir prononcé ces paroles, il se tut un instant et soupira. Avec sa canne, il gratta la poussière du chemin, puis il reprit la parole.

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« En plus, boudiou, derrière le mariage, il y a des questions de gros sous. Chez les riches, il y a tout un patrimoine qui est en jeu. On veut bien introduire une femme dans la famille, mais on attend d’elle deux choses. D’abord qu’elle donne de beaux enfants et puis surtout qu’elle se tienne tranquille. Si elle commence à se sauver, c’est déjà très mal vu, mais si en plus elle emmène avec elle les héritiers, c’est un véritable scandale. Or toi, c’est ce que t’as fait, hein, pitchounette. T’as donc toute la société contre toi, avec ses lois et ses gendarmes. Et j’suis pas en train de galéjer, là. T’as voulu r’lever fièrement la tête et r’fuser la violence de ton foyer. T’as voulu établir tes propres règles et sauver tes enfants. Cela, ils ne te le pardonneront pas. Ils vont t’espoutir ou t’estourbir et c’est du pareil au même. Tu pourras prendre n’importe quel avocat, même l’ meilleur de tous, ilparviendra pas à te faire acquitter, mila diou ! Dans tous les cas t’y laisseras des plumes, beaucoup de plumes même. En plus, t’as commis une deuxième erreur (à leurs yeux j’entends). La première, c’était de t’enfuir avec les petits, et la deuxième c’est de ne pas t’être défendue selon les règles. Car on peut parfois se révolter, mais il faut le faire selon leurs règles à eux. T’aurais dû faire constater les marques de coups par un toubib et toi attaquer la première au tribunal. Alors là, t’avais peut-être des chances. Mais en suivant une voie marginale, comme t’ l’as fait, c’est comme si tu t’étais suicidée. Car t’as voulu opter pour la liberté et ça, c’est un mot qu’ils ne veulent pas entendre. »

« J’entends bien » dit la mère, « mais qu’est-ce qu’on peut faire, maintenant ? » «Comment se desempéguer de tout cela ? Comment en sortir ?Et bien voilà. Cela ne sert à rien de rester ici à méditer et à sousquer. Comme c’est plus possible de gagner contre eux, pensi qu’il n’y a qu’une solution. Il faut se sauver et ne pas se faire attraper. Tu m’diras que c’est ce que t’as fait jusqu’ici. C’est vrai. Mais tu te rends bien compte que t’es arrivée à la limite de tes possibilités et que dans deux ou trois jours ils vont te tomber dessus. Puis après ils vont se mettre à tchoupiner dans tes affaires. Petite, si tu veux continuer à vivre avec tes pitchounets, tu dois quitter le pays au plus vite. Crois-moi. Escampes-toi d’ici sans tarder » « Quitter le pays ? Mais pour aller où ? » « Écoute. Ca, c’est pas vraiment un problème.» Tout le monde le regarda. Lui, de son côté, avait recommencé à trifouiller dans la poussière du chemin avec sa canne, comme si c’était là qu’il allait la trouver, sa solution.

« Voilà » dit-il. « J’ai une fille qui est mariée à un Italien, un bien brave homme par ailleurs. Elle voulait être actrice, la petite, alors un jour qu’il y avait eu un casting sur la côte, du côté du Lavandou, elle y était allée. Elle a eu un petit rôle dans un film, pas bien important. On l’a sûrement prise parce qu’elle était mignonne, ma pitchounette. Et voilà qu’elle est tombée amoureuse. Non pas d’un acteur, mais d’un caméraman. Comme il était italien, ils sont partis vivre en Italie, surtout qu’il venait d’être engagé par la RAI, la chaîne de télévision. Plus de cinéma pour eux, donc, mais ils sont bien là-bas, c’est un beau pays. Ils habitent dans les environs de Florence. Dès ce soir, je lui téléphone et je repasse te dire de quoi il retourne demain matin. Car tu dois être partie demain avant midi, il ne faut pas moisir ici. Ce serait trop bête de se faire prendre, bou diou ! Une fois là-bas, ma fille t’aidera à trouver une maison et à t’installer. Tiens, voici son adresses » dit-il en lui tendant un morceau de papier sur lequel il venait de griffonner quelques mots. « Mais, on ne connaît pas l’italien, nous, comment est-ce qu’on va faire ? » s’inquiéta la mère. «Ne t’en fais pas pour cela. Ma pitchounette non plus ne connaissait rien au début et il faut voit comme elle se débrouille, maintenant. On dirait pas qu’elle est née à Nîmes, la petite. Bon, mais je cause et je cause et pendant ce temps mes lapins, ils meurent de faim, eux ! Je vous laisse. A demain, comme on a dit. »

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Là-dessus, il s’en alla sans se retourner mais en faisant un grand signe de la main. La mère et les enfants se regardèrent, complètement abasourdis. L’Italie ? Il ne manquait plus que cela… Mais pourquoi pas, après tout ? Ce serait une expérience comme une autre. En plus, ils avaient maintenant un allié. C’est donc dans la bonne humeur qu’ils se mirent à préparer le dîner. Plus tard, bien plus tard, l’enfant se souviendrait de cet instant comme de leur ultime moment de bonheur. Ils étaient toujours à trois, soudés comme jamais et plein d’espoir pour l’avenir.

Cela ne dura pas, évidemment. Les légumes et les pommes de terre cuisaient encore sur le Campingaz quand la tenancière du camping arriva accompagnée de deux gendarmes. Catastrophe ! Cette fois, ils étaient pris au piège.

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Roman en ligne – Obscurité : chapitre 57

Les présentations furent assez froides, comme on l’imagine. On demanda à la mère si elle s’était bien rendue dans une banque à Florac, ce qu’elle confirma. On lui demanda ensuite pourquoi elle avait quitté cet établissement sans attendre qu’on lui remît la somme d’argent qu’elle avait réclamée. Elle répondit qu’elle était lassée d’attendre depuis une éternité cet argent qui ne venait pas, qu’elle avait d’autres choses à faire et notamment qu’il lui fallait s’occuper de ses enfants, car en tant que mère il était hors de question qu’elle les laissât seuls trop longtemps. Elle ajouta qu’elle ne voyait pas en quoi le fait d’avoir manqué de patience à la banque nécessitait le déplacement des forces de l’ordre. Les deux gendarmes se regardèrent. Le plus gradé répondit qu’en effet il n’y avait rien là de répréhensible, que le problème était ailleurs. Il se fit un silence pesant. Tout le monde s’observait en coin mais la plus curieuse de toutes c’était assurément la tenancière du camping, qui n’en finissait plus de dévisager la mère. C’était tellement visible que le gendarme lui demanda poliment mais fermement de les laisser. Elle obtempéra sans rien dire, mais se retourna encore une fois. Sur son visage, on pouvait lire de la stupéfaction et même de la peur. Manifestement, elle croyait être en présence d’une criminelle chevronnée, ce qu’elle n’avait sans doute jamais vu dans son camping. Mais dans son regard, il y avait quelque chose d’autre encore, quelque chose d’indéfinissable mais qui s’apparentait à de la méchanceté. C’était comme si elle avait été contente qu’il arrivât malheur à quelqu’un et plus particulièrement à cette mère de famille qu’on croyait au-dessus de tout soupçon. C’était bien là la nature humaine… Hier on vous fait des sourires et aujourd’hui on se réjouit de vos malheurs.

Quand elle fut partie, le gendarme reprit la parole. Il n’allait pas y aller par quatre chemins. Tout le monde ici savait bien de quoi il retournait. Il y avait enlèvement d’enfants. La mère tenta de nuancer. Enlèvement d’enfants, c’était vite dit. Depuis quand une mère n’avait-elle plus le droit de se promener avec ses propres enfants ? Mais non, on la remit vite à sa place. Non seulement elle avait fui le domicile conjugal et emporté les enfants sans l’accord de quiconque, mais en plus elle avait délibérément refusé de se présenter dans un commissariat alors qu’elle y avait été convoquée. Si on pouvait encore avoir des doutes quant à ses réelles intentions, le fait de ne pas se rendre à cette convocation (à La Courtine -Creuse) prouvait à suffisance qu’elle n’avait aucune envie de regagner le domicile conjugal. Quant à l’affaire de cette après-midi à Florac, on pourrait, à la rigueur, la passer sous silence, et faire semblant de croire que son départ de la banque n’était pas lié à l’arrivée des gendarmes. Pour le reste, il y avait suffisamment de motifs d’inculpation pour ne pas perdre son temps à discuter ici. On la conviait donc à venir au commissariat pour y signer le procès verbal et pour y être mise en garde à vue. Les enfants, bien entendu, l’accompagneraient et les supérieurs aviseraient de ce qu’il adviendrait d’eux.

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Il fallut donc bien obtempérer. On arrêta la cuisson des pommes de terre, on ferma bien la bonbonne du Campingaz, on abaissa les tirettes des deux tentes et on suivit les gendarmes jusqu’à l’entrée du camping, sous le regard suspicieux des derniers vacanciers. Dans sa loge, la tenancière ne perdait pas un détail de la scène. Deux autres gendarmes attendaient à l’entrée du camp. En tout cela faisait quatre policiers en armes pour arrêter une femme et deux enfants ! Manifestement, on craignait une tentative de fuite et on ne voulait prendre aucun risque. Mais il apparut immédiatement qu’on ne disposait pas de suffisamment de place pour embarquer tout le monde dans la voiture de service. On invita donc la mère à prendre sa propre voiture. Pour ne pas traumatiser les enfants, aucun gendarme ne monterait à bord, mais ils suivraient la Peugeot de près avec leur propre véhicule. Elle n’avait qu’à descendre jusqu’à Florac et se garer devant le commissariat. C’était facile. Au carrefour à l’entrée de la ville, elle prendrait la direction du centre et, parla départementale 907, elle se retrouverait directement dans l’avenue Jean Monestier, où elle s’arrêterait devant le numéro 96.

Aussitôt dit, aussitôt fait. On franchit le petit pont et voilà tout le monde sur la route qui serpente le long de la Mimente. L’enfant se retourne. Le camping, déjà, a disparu, mais à l’horizon il peut encore apercevoir les montagnes où ils se sont promenés hier au soir, là où les Canadairs étaient parvenus à éteindre l’incendie. Il les regarde avec nostalgie car au fond de lui-même il sait qu’il ne les reverra jamais. Juste derrière la voiture, roule celle des gendarmes, le gyrophare bleu allumé. Ceux-ci discutent entre eux et doivent se raconter des blagues car à tout instant il les voit qui éclatent de rire. Il ne comprend pas cette attitude décontractée, tellement différente de celle, si sérieuse, qu’ils viennent de prendre avec eux. Il leur en veut un peu, non pas de les avoir arrêtés, car finalement ils ne font que leur métier, mais de pouvoir plaisanter ainsi, sans se rendre compte du drame qui est en train de se jouer sous leurs yeux et dont ils sont quand même un des acteurs principaux. C’est comme s’ils étaient indifférents au sort de leurs victimes. Il devait toujours en être comme cela, d’ailleurs. Ils interpellent des gens et les envoient en prison sans aucun état d’âme. Cette indifférence aux conséquences de leurs actes avait de quoi effrayer et n’augurait rien de bon pour l’avenir.

Si le soleil éclairait encore le sommet des montagnes, il n’en allait pas de même ici, dans le fond de la vallée de la Mimente. L’ombre avait déjà tout envahi dans ces gorges et cela donnait au paysage, pourtant sublime, un côté un peu inquiétant. Il faut dire que l’ambiance n’était pas à la joie. Tout le monde se taisait. A vrai dire, l’atmosphère était même franchement lugubre. A un moment donné, la mère voulut dire quelque chose, mais elle ne poursuivit pas. Sans doute n’y avait-il plus rien à dire. Chacun restait perdu dans ses pensées quand soudain la voiture freina en catastrophe. A la sortie d’un virage, ils venaient de se retrouver presque nez à nez avec un gros camion qui manœuvrait. C’était un grumier qui sortait d’un chemin de traverse, lourdement chargé d’énormes troncs d’arbres. Il tentait de quitter ce petit chemin, situé à droite de la route, pour prendre vers la gauche, en direction de Saint Julien d’Arpaon. Evidemment, vu la longueur du camion, il lui était impossible de passer en une fois et le chauffeur devait avancer puis reculer, tout en braquant et contre-braquant sans arrêt. Du coup, la route était complètement bloquée et il fallait attendre. Derrière, deux des gendarmes descendirent et ils aidèrent le chauffeur dans ses manœuvres, en faisant de grands signes pour indiquer jusqu’où il pouvait reculer. Un troisième gendarme était parti en arrière, pour inviter d’éventuels automobilistes à ralentir et à s’arrêter.

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Trois bonnes minutes se passèrent ainsi, peut-être même quatre. Ce sembla une éternité. Et c’est bien pendant ces minutes que leur destin se joua. L’enfant en conservera un souvenir particulièrement vivace, gravé à jamais dans sa mémoire. Il aurait suffi d’attendre que la route fût libre et de continuer tranquillement jusqu’au commissariat. Mais non. C’eût été sans compter sur le caractère aventureux de la mère. Celle-ci avait les yeux rivés sur son rétroviseur. Elle avait remarqué que les portières de la voiture des gendarmes étaient restées ouvertes. Elle ne dit rien mais serra les dents. En face, le camion continuait de manœuvrer. Encore quelques coups de volant et il allait pouvoir passer. La cabine du chauffeur vint presque butter contre la paroi de schiste de la colline, à gauche de la route, puis le gros grumier recula une dernière fois. Quand enfin il s’élança pour partir définitivement sur la chaussée asphaltée, la Peugeot bondit en avant, lui coupant presque la route. L’aile avant droite frôla de quelques centimètres le camion qui avançait, tandis qu’à gauche les roues empiétaient sur le petit talus, projetant de la terre et de l’herbe derrière elles. Ils étaient passés ! De justesse, mais ils étaient passés ! Le camion, lui, avait stoppé et était maintenant en travers de la chaussée, obstruant complètement le passage. On imagine aisément la tête des gendarmes qui étaient restés bloqués.

On fonça. Les enfants savaient déjà que leur mère pouvait conduire très vite, mais ils n’avaient encore rien vu ! Le moteur rugissait, lancé à fond bien qu’on fût en pleine descente et quand un virage surgissait, les pneus crissaient dans un bruit épouvantable tandis que les passagers étaient ballottés dans tous les sens. C’était vraiment impressionnant et on se serait cru dans un film américain. Pauline regarda en arrière, mais personne ne venait. C’était déjà cela. « Il ne faut pas traîner » dit la mère. Ben ça, ils s’en doutaient un peu… C’est sûr qu’une fois la voie libérée, les gendarmes allaient se lancer à leur poursuite et on pouvait bien imaginer qu’ils n’étaient pas très contents.

On arriva à Florac, mais on resta sur la nationale, sans entrer dans le centre ville et sans passer, donc, devant le fameux commissariat où ils étaient attendus. Ensuite, au lieu de poursuivre vers les gorges du Tarn, ils obliquèrent à droite, en direction du Pont-de-Montvert et du mont Lozère. En toute logique, leurs poursuivants ne penseraient pas qu’ils aient pu suivre cette route secondaire, sinueuse et difficile, du moins on pouvait l’espérer. Leur fuite, cependant, était périlleuse. Il fallait rouler vite et pourtant on longeait une rivière, ce qui signifiait que les virages se succédaient sans arrêt et qu’ils étaient tous plus difficiles les uns que les autres. Vers vingt et une heure, ils parvinrent pourtant au Pont-de-Montvert mais il était hors de question de s’y attarder, encore moins de s’y faire remarquer.

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La mère consulta la carte Michelin et aussitôt elle obliqua plein nord, en direction des sommets. Ce n’était même plus une route qu’ils empruntaient mais presqu’un sentier. Il était tout de même asphalté mais il était clair que deux tracteurs n’auraient pas pu s’y croiser. On montait sans arrêt et le paysage devenait de plus en plus sauvage. Il était d’une beauté à vous couper le souffle, mais qui pensait à l’admirer ? Personne évidemment. Pourtant ils sentaient tous qu’ils s’enfonçaient dans un lieu quasi-désertique, coupé du monde. A la fin, ils s’engagèrent dans un petit sentier de terre, à travers une végétation de genêts et de broussailles. Ici, personne ne les trouverait, du moins ce soir. Quand ils descendirent de voiture, ils virent le soleil qui se couchait à l’horizon, là-bas à l’ouest. C’est alors qu’ils réalisèrent qu’ils n’avaient rien à manger. Tout était resté au camping, dans les tentes : les légumes frais, le pain, les boîtes de conserve, les bidons de lait et même le pot de chocolat à tartiner. Il allait falloir faire disette. « Bah, ce n’est pas grave » dit l’enfant. « On n’en mourra pas et on achètera tout cela demain. » La mère le regarda. « Je n’ai plus d’argent » murmura-t-elle.

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Chapitre 58 du roman en ligne proposé par Feuilly : Obscurité…

« Comment çà, plus d’argent ? » demanda Pauline qui avait tout entendu. « Vous savez bien que j’ai dû payer la réparation de la voiture et qu’à la banque il m’a été impossible de retirer quoi que ce soit. Et si je me rends dans une autre banque, il y a de fortes chances pour que la police débarque à nouveau. J’ai donc de l’argent sur mon compte d’épargne, mais c’est comme si je n’en avais pas puisque je n’y ai pas accès. » « Qu’est-ce qu’on va faire alors ? » « En réalité, il me reste soixante-dix euros. Mais le réservoir de la voiture est presque vide et si on veut arriver jusqu’en Italie, il faudra bien garder cet argent pour faire le plein. Sinon, tout est fini.» « Mais comment est-ce qu’on va pouvoir rester sans manger ? » s’inquiéta encore la petite. « On va essayer de dormir quelques heures. Ce sera l’occasion de vérifier la véracité du proverbe « qui dort dîne ». Après on repartira en pleine nuit, pour ne pas attirer l’attention des patrouilles de gendarmerie. Car cette fois, l’alerte générale doit être donnée et à l’heure qu’il est ils sont sûrement tous à nos trousses. Le plus dur, cela va être de passer la vallée du Rhône. Ils vont surveiller les ponts sur le fleuve. » « Comment est-ce qu’on va faire alors ? » demandèrent les deux enfants en même temps. « Je ne sais pas encore très bien. Mais il faut absolument qu’on passe le Rhône. Après, on sera en montagne, on prendra les petites routes et on se dirigera vers l’Italie. »

Ils se réfugièrent donc tous dans la voiture, laquelle constituait désormais leur ultime demeure. Il commençait à faire froid, à ces altitudes, et ils furent tout heureux de se retrouver à l’abri du vent, lequel venait de se lever en tempête. Il faisait complètement noir et il n’y avait pas de lune. On ne voyait aucune étoile non plus. Il était plus que probable que le ciel était couvert et qu’il allait pleuvoir. Leur situation n’était pas brillante. Ils se retrouvaient seuls au monde, sans argent, le ventre vide, avec toutes les forces de police du pays à leurs trousses. Et ils étaient là, dans ce lieu isolé, en pleine nuit et dans le noir total, au milieu de ce qui commençait à ressembler à une tempête. Ils sentaient même la voiture qui bougeait sous les brusques rafales de vent et ce n’était vraiment pas facile de trouver le sommeil dans ces conditions. Ils y parvinrent pourtant mais la nuit fut courte car à trois heures trente le portable de la mère les tira brusquement de leurs rêves agités. Dans leur demi-sommeil, les enfants crurent que quelqu’un appelait mais non, c’était simplement la fonction « réveil » qui avait été programmée.

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On se remit en route. Il pleuvait et malgré les phares on ne voyait pas grand-chose sur cette petite route. Il n’aurait plus manqué que de percuter une nouvelle fois un sanglier ! Mais non, après une petite heure durant laquelle ils roulèrent plein nord, ils vinrent enfin butter sur une départementale. Le massif du mont Lozère était franchi. Ils tournèrent à droite plein est cette fois. La route était encore plus sinueuse que celle qu’ils avaient empruntée la veille pour se rendre au Pont–de-Montvert. Ils longeaient de nouveau une rivière et à un certain moment celle-ci se transforma même en un lac qu’il fallut contourner. On ne distinguait pas grand-chose, cependant, car la pluie avait redoublé. Ils continuèrent en silence. A l’arrière, Pauline s’était de nouveau endormie, bercée par le doux ronronnement du moteur. L’enfant, pour une fois, avait pris place à l’avant, afin de tenter de guider la mère dans ces routes quasi impraticables. A vrai dire, il n’était pas d’une grande utilité car il regardait droit devant lui sans vraiment réaliser ce qui se passait. Il voyait la route défiler sans arrêt, ainsi que les buissons du bas-côté. Il fixait les essuie-glaces avec de grands yeux vides. Il aurait été incapable de dire où ils se trouvaient et il avait surtout envie de dormir. Parfois, un élancement dans le ventre lui rappelait qu’il n’avait pas mangé depuis pas mal de temps.

Après le petit lac, ils roulèrent encore un peu et changèrent subitement de département. La Lozère et les Cévennes étaient derrière eux et ils se retrouvaient en Ardèche. Le jour commençait à se lever et il ne pleuvait plus. En face, dans la vallée, le ciel était même complètement dégagé. Les nuages restaient donc accrochés aux sommets du Massif central et épargnaient la grande plaine rhodanienne vers laquelle ils roulaient maintenant. Le paysage était grandiose. Ils n’en finissaient plus de descendre et en face, ils apercevaient déjà les Alpes, pourtant distantes d’une bonne soixantaine de kilomètres. C’était magnifique ! On aurait dit qu’on venait de déplier une immense carte géographique devant leurs yeux, une de ces cartes qu’on voit habituellement sur les murs des classes d’écoles, avec les plaines en vert, les montagnes moyennes en jaune ou en brun clair et les hautes montagnes en brun foncé. L’enfant repensa à son instituteur et il lui semblait le revoir avec une grande règle à la main, en train de montrer les Cévennes, le couloir rhodanien ou les Préalpes. Or tout cela, il l’avait maintenant sous les yeux en vrai. C’était absolument saisissant.

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Il était presque six heures du matin quand ils traversèrent Les Vans. De là, ils remontèrent vers le nord, car la mère avait une petite idée en tête. Si on les recherchait (et on les recherchait forcément) et si on avait mis des patrouilles en alerte près des ponts du Rhône (et il y en avait certainement), c’est à la hauteur de Florac que la vigilance serait à son maximum. Il fallait donc éviter Pierrelatte, Mondragon ou Bollène. Dès lors, ils remontèrent vers le Vivarais. Ils passèrent par Lablachère, Joyeuse et Aubenas, puis après avoir traversé Privas, ils continuèrent jusqu’à Valence. C’est là, en pleine heure de pointe, vers huit heures trente du matin, qu’ils traversèrent le Rhône sans encombre. Ils en profitèrent même pour faire le plein à une station service. Comme la vaillante petite Peugeot ne consommait pas trop, la mère se retrouva avec quinze euros en poche sur les soixante-dix qu’il lui restait. Elle put donc acheter quelques croissants et du pain à la première boulangerie qui se trouva sur leur route. On prit le petit déjeuner tout en roulant. Mais quel délice ! Jamais croissant n’avait paru aussi bon. Il faut dire que les estomacs commençaient sérieusement à crier famine.

Ils se retrouvèrent bientôt dans les contreforts du Vercors. Le paysage changeait du tout au tout. La route se faufilait maintenant entre des montagnes et on sentait que plus on allait avancer, plus celles-ci allaient devenir imposantes. La mère ne dit rien aux enfants, car elle n’était pas d’humeur à expliquer quoi que ce soit, tendue comme elle était pour tenter d’échapper aux contrôles de police, mais elle pensa à tout ce qui s’était passé ici, autrefois : la guerre, la Résistance, les maquis du Vercors. Elle pensa à tous ces hommes inconnus qui s’étaient battus ici-même il y avait plus de soixante ans et qui avaient tenté d’imposer leur volonté et leur goût de la liberté. Ils avaient refusé d’êtres soumis au pouvoir mis en place par l’occupant allemand et cette capacité qu’ils avaient eue de dire « non » lui plaisait beaucoup. Quelque part, le fait de passer par ces terres chargées d’histoire la réconfortait. Elle y trouvait comme une justification de son propre combat.Certes celui-ci était plus modeste, mais quelque part il relevait de la même démarche : la volonté de dire « non » et la tentative d’imposer son point de vue malgré les lois iniques mises en place par la société. De plus, ce qu’ils avaient vécu la veille, perdus dans les solitudes du mont Lozère, sans nourriture et sans ressources, lui semblait une expérience digne de celles des Résistants. Oui, mais eux avaient été capables de donner leur vie pour que leurs idées triomphassent. Serait-elle capable d’en faire autant ? Qui sait ? Il lui sembla alors que sa fuite vers l’Italie prenait une dimension autre, quasi historique et cosmique. Ce qu’elle faisait là, toutes les mères du monde l’avaient fait avant elle. Depuis l’Antiquité, des femmes s’étaient dressées pour sauver leurs enfants de la bêtise des hommes ou de l’aveuglement de la nature, pour les sauver des guerres ou des cataclysmes. Et en y réfléchissant bien, on pouvait même remonter bien au-delà de l’Antiquité. Dès la Préhistoire, des femmes avaient lutté contre les dangers qui menaçaient leur progéniture. Elle s’étaient enfuies, s’étaient réfugiées dans des grottes ou avaient parcouru des centaines et des centaines de kilomètres pour mettre leurs enfants à l’abri, pour qu’ils ne périssent pas dans les hivers du Nord, là où la glace s’était mise à tout recouvrir, ou tout simplement pour qu’ils ne fussent pas les victimes d’un clan adverse. Parfois même elles les avaient protégés contre leur propre clan, quand les hommes voulaient les abandonner parce qu’ils étaient trop faibles et qu’ils mettaient en péril la survie du groupe. Alors, il s’était trouvé des femmes pour se révolter et pour mener seules leur combat pour la vie. Et c’est comme cela que l’ humanité avait survécu. Grâce à la volonté de toutes ces femmes. Elle n’était donc plus seule. Ce qu’elle faisait là, avec sa petite Peugeot, c’était ce qu’on avait toujours fait. C’était s’enfuir pour tenter de survivre. Alors, d’avoir raisonné ainsi, elle se sentit plus forte et reprit confiance en elle.

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Vers midi, ils achetèrent un saucisson dans une épicerie à Aspres-sur-Buëch, afin de le manger avec la baguette de ce matin. Ils étaient maintenant dans le département des Hautes-Alpes et tout semblait se dérouler sans encombre.Même s’il ne leur restait plus que quatre euros en tout et pour tout, le moral revenait et à ce moment-là ils eurent tous la conviction qu’ils allaient s’en sortir. L’Italie ne représentait plus une improbable issue, mais semblait au contraire devenir une réalité palpable. Ils s’en rapprochaient à chaque tour de roue. Une fois passés la frontière, ils se rendraient dans une banque et là, en principe, on ne ferait pas de difficulté pour leur remettre de l’argent puisque le compte d’épargne était bien approvisionné. Le tout était d’arriver sans encombre jusqu’à cette frontière, mais il fallait vivre d’espoir et de l’espoir, ils en avaient maintenant à revendre.

Pourtant, c’est à ce moment précis que la mère commit une erreur tactique dramatique.

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Roman en ligne : Obscurité – chapitre 59

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Plus tard, quand l’enfant consultera les cartes pour tenter de reconstituer le cours des événements, il se rendra compte qu’ils n’étaient à ce moment-là qu’à cent vingt kilomètres de Briançon et donc à moins de deux heures de la frontière. Or, sans qu’on comprenne pourquoi, la mère n’a pas roulé vers Briançon. Elle a pris plein Sud. Venant de Florac, elle pensait sans doute initialement passer par Alès et Avignon, puis longer la côte jusqu’à Nice. Comme elle était remontée jusqu’à Valence pour traverser le Rhône sans encombre, au lieu de continuer ensuite plein est jusqu’à la frontière, elle s’est mise à redescendre vers le sud, sans doute toujours avec cette idée qu’elle devait entrer en Italie par Nice. A sa décharge, il est vrai qu’on ne se rend pas toujours compte que l’Italie monte si haut vers le nord et qu’une ville comme Turin arrive presque à la hauteur de Lyon. A sa décharge également, il faut dire que les routes dans les Alpes évitent les massifs et qu’en venant de Valence ils étaient venus butter contre le Vercors avant d’être naturellement acheminés plus au sud. Et c’est vrai qu’à cet endroit il aurait non seulement fallu traverser le Vercors, mais aussi le Massif des Écrins pour atteindre l’Italie, ce qui était impossible puisqu’il n’y avait pas de voie carrossable directe. Par contre, une fois arrivés à Aspres, il suffisait de rouler plein est et de franchir bien vite cette fameuse frontière ou à la rigueur de suivre la route qui remontait jusqu’à Briançon. Malheureusement la mère n’a pas pensé à cela. Une fois le saucisson acheté, ils sont repartis aussitôt sans avoir consulté la carte, l’enfant en est certain. Il se souvient parfaitement qu’ils ont mangé dans la voiture tout en continuant de rouler, afin de ne pas perdre de temps. Il revoit encore la mère qui tenait sa baguette d’une main tout en conduisant, ce qui n’était d’ailleurs pas facile.

Après, il ne sait plus trop. Ils sont passés par tellement de villes qu’il a presque tout oublié. Il y a comme un grand trou noir dans ses souvenirs. Par contre, ils sont passés par Laragne-Montéglin, il en est certain. Avec un nom pareil, qui fait penser à « araignée », ce serait difficile de ne pas se souvenir de cette ville. Pauline avait même ri en voyant le nom de la localité sur un panneau indicateur. Mais quand ils ont traversé le bourg, il n’y avait pas plus d’araignées là qu’ailleurs.

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Pauvre Pauline… Elle s’était endormie sur le siège arrière et n’a donc pu suivre tout le déroulement des événements. L’enfant lui-même, qui était pourtant à l’avant et qui était bien éveillé, aura vraiment du mal à tout reconstituer par après. Après Laragne-Montéglin, ils se sont retrouvés à Sisteron sur une voie rapide. Cela a contrarié la mère, qui craignait plus que jamais les contrôles de gendarmerie sur les grands axes. Elle n’avait pas tort, évidemment, mais qui pouvait prévoir…Il se souvient qu’elle a tourné à gauche à un certain moment, pour emprunter une route moins importante et donc en principe moins surveillée. En consultant la carte, il en déduit qu’ils ont dû passer par Digne et Castellane. C’était d’ailleurs un sacré raccourci pour arriver à Nice car s’ils avaient dû suivre la grand-route, en passant par Manosque et Aix-en-Provence, c’eût été beaucoup plus long. Pourtant la mère n’a pas regardé à cela, elle n’en a même pas eu conscience, il en est certain. Elle roulait à l’instinct, non en fonction des distances, mais en fonction des dangers potentiels qui auraient pu survenir.

Et là, ils ont vraiment joué de malheur. Malgré toutes les précautions qu’elle avait prises, c’est sur cette petite route que le drame a eu lieu. Mais qui aurait pu le prévoir ? Ils venaient de quitter une ville, probablement Castellane donc, quand, à un rond-point, ils aperçurent deux fourgons de gendarmerie. Manifestement, il y avait des contrôles le long de la route qu’ils devaient prendre, celle de Grasse. Instinctivement, la mère freina et comme il n’y avait personne derrière elle, elle fit une rapide marche arrière de quelques mètres pour se retrouver dans le rond-point, manœuvre interdite et dangereuse, on s’en doute, et qui ne manqua pas d’attirer l’attention des agents en faction. La petite Peugeot fit le tour du terre-plein central à toute vitesse (ce qui réveilla Pauline) et s’engagea plus vite encore sur une route secondaire dont personne ne savait où elle pouvait bien mener.

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Bon, pendant dix minutes il ne se passa rien, au point qu’ils ne savaient pas trop s’ils devaient s’attendre ou non à une réaction des gendarmes. D’un côté ceux-ci étaient fort occupés avec leur contrôle routier et ils n’avaient peut-être pas trop envie de s’engager dans une course-poursuite, mais d’un autre côté il ne se pouvait pas qu’ils n’aient pas remarqué l’infraction grave qui avait été commise. Le plus inquiétant, c’est qu’ils avaient dû se dire que ce véhicule avait voulu les éviter, ce qui était par ailleurs la plus stricte vérité. Un chauffeur qui freine en catastrophe quand il voit des gendarmes et qui prend subitement une autre direction, c’est un chauffeur qui a quelque chose à se reprocher, c’est évident. Voilà bien pourquoi notre trio était inquiet. La mère roulait à vive allure, mais tout en restant prudente. A vrai dire, elle avait plus les yeux rivés dans son rétroviseur que devant elle. C’est l’enfant qui l’avertissait quand il voyait qu’ils allaient aborder un virage dangereux. Quant à Pauline, à genoux sur la banquette arrière, elle scrutait la route derrière eux et servait de vigile.

A un certain moment, il y eut une longue ligne droite et la mère accéléra encore. Mais voilà qu’en passant à la hauteur d’un petit parking, ils aperçurent deux motards qui discutaient. Encore des gendarmes ! Le coin en était donc truffé ! Évidemment, vu la vitesse à laquelle roulait la Peugeot, il fallait s’attendre à une réaction de leur part et cette fois cela ne tarda pas. Au moment où ils abordaient le virage suivant, Pauline signalait déjà que les motards se mettaient en selle. Avaient-ils été prévenus par l’autre patrouille ou bien réagissaient-ils seulement à l’excès de vitesse ? Ce n’était pas l’heure de réfléchir à cette question et d’ailleurs peu importait de savoir quelle hypothèse était exacte, cela revenait de toute façon au même. Tout ce qu’il fallait retenir c’est qu’ils avaient maintenant deux motos à leurs trousses et qu’ils avaient intérêt à les semer.

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La mère accéléra encore pour autant que ce fût possible. C’est alors que l’enfant vit un panneau indicateur qui ne le rassura vraiment pas. « Maman, fais attention », dit-il d’une voix que la peur rendait blanche, « ils disent qu’on est sur la route des gorges du Verdon. » En entendant ces mots, la conductrice sursauta. Les gorges du Verdon ? Il ne manquait plus que cela. Cela promettait d’être sinueux et jamais elle ne parviendrait à semer des motos dans un endroit pareil ! En ligne droite, elle aurait encore pu y parvenir… Encore que… Il ne fallait pas rêver, une 206 Peugeot, ce n’était quand même pas une Ferrari, alors que les motos de la gendarmerie étaient forcément équipées d’un moteur avec une grosse cylindrée. De toute façon le problème ne se posait pas : il n’y avait aucune ligne droite, mais une route tortueuse avec des virages incessants et là, on le savait d’avance, les motos auraient toujours l’avantage puisqu’elles étaient à la fois plus légères et plus puissantes. Bref, ils étaient dans de beaux draps, il n’y avait pas à dire, même si Pauline ne voyait toujours rien venir derrière eux.

Alors la mère se concentra entièrement sur la conduite tandis que l’enfant lui servait de copilote improvisé. Ils n’eurent même pas besoin de se concerter, cette complicité se fit spontanément. Il annonçait la courbe des virages et leur dangerosité, il évaluait la distance entre ceux-ci et il signalait tous les obstacles possibles, comme les panneaux indicateurs ou les barrières de sécurité. A tout instant le moteur rugissait, se lançant au maximum, puis on entendait le bruit aigu des freins, quand ce n’était pas le crissement des pneus sur l’asphalte. Parfois, on empiétait dans le gravier ou dans l’herbe du bas-côté. C’était souvent voulu, mais pas toujours. Face à un virage à la courbe trop prononcée, il arrivait que la voiture flottât un instant avant de se reprendre in extremis. Mais alors, un pneu se retrouvait souvent en dehors de la route, dans l’herbe jaunie de cette fin d’été. Cela faisait alors comme un grand nuage de poussière qui empêchait Pauline d’observer la progression des motards.

Car ils progressaient, ceux-là, il n’y avait rien à faire. Ils étaient prudents et ne prenaient aucun risque, mais ils progressaient. Au début, la petite les apercevait bien loin derrière, trois ou quatre virages en contrebas. Mais maintenant, ils se lançaient dans les lignes droites au moment précis où la Peugeot les quittait en abordant le virage suivant, ce qui signifiait qu’il n’y avait plus guères que trois à quatre cents mètres qui les séparaient. La mère redoubla donc d’ardeur au volant, les yeux rivés tantôt sur la route, tantôt sur le rétroviseur. L’enfant, lui, qui était du côté passager, voyait mieux que personne le bord de la chaussée, là, où les pneus allaient souvent empiéter. Et ce qu’il voyait ne le rassurait certes pas, car souvent, au-delà de ce minuscule accotement, il n’y avait rien. Rien que le vide et les falaises vertigineuses et à pic du grand canyon du Verdon. Certes le paysage devait être magnifique à contempler et en d’autres circonstances il ne s’en serait certainement pas privé, mais là, franchement, il ne voyait rien, rien que ce vide à sa droite, ce gouffre béant qu’ils longeaient sans cesse et dont ils se rapprochaient souvent, trop souvent. Et il avait peur, oui, vraiment peur. Il tenta bien une fois ou deux de prévenir sa mère, de dire qu’à tel endroit précis elle n’avait surtout pas intérêt de quitter la route et qu’elle ferait quand même mieux de ralentir avant de négocier le virage, car à côté il n’y avait que la falaise. Mais la mère n’avait pas le temps de regarder à sa droite. Elle roulait et cherchait désespérément sur sa gauche une route transversale où elle aurait pu s’engouffrer et tenter de se dissimuler aux yeux de ses poursuivants. C’était en effet la seule solution, car elle connaissait la supériorité des motos dans un tel parcours. Mais à gauche, il n’y avait aucune route, aucun chemin, rien. Rien que des arbres rabougris et un maigre maquis qui ne permettaient pas de se cacher.

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Elle continuait donc de rouler, toujours de plus en plus vite, retardant autant que possible l’instant où les motos la rejoindraient et espérant toujours trouver une issue sur sa gauche. C’est dire qu’elle n’était pas fort attentive à ce que racontait son fils, qui parlait, lui, de ce qui se passait sur la droite. Certes, elle avait bien vu les falaises et elle avait conscience du danger, mais son attention était focalisée ailleurs. L’enfant, lui, dont le regard plongeait parfois dans l’à pic, se rendait sans doute mieux compte de ce qui était en jeu. Bien sûr, il ne voyait jamais le fond de ce gouffre, mais le peu qu’il en voyait lui donnait des sueurs froides. Et de toute façon, pour se donner une idée de la hauteur de la falaise au bord de laquelle ils roulaient, il suffisait de regarder en face, de l’autre côté des gorges. Là on distinguait bien le rebord du plateau et la cassure brusque et nette qui le brisait. Puis il y avait cette paroi verticale, cette roche parfois lisse et nue ou parfois déchiquetée et pleine d’arrêtes vives, mais qui toujours plongeait en une fois vers le fond, sans aucune pente, dans un à pic vertigineux. On se serait cru dans un paysage de westerns, en plein milieu du grand canyon du Colorado, sauf qu’ici, les acteurs qui jouaient dans le film, c’étaient eux et il n’y avait ni filets ni trucages.

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L’enfant avait peur, très peur et il serrait les dents. Il faisait chaud, très chaud, et des goutes de sueur ruisselaient sur son front, lui brouillant même parfois la vue. En bas, il n’apercevait même pas le Verdon, qui devait couler bien à son aise, mais à quelle profondeur ? Il se souvint du rêve qu’il avait fait une nuit, avec une rivière merveilleuse qui coulait entre les parois d’une falaise chauffées à blanc par le soleil. Il lui sembla qu’il rentrait dans son rêve ou que celui-ci devenait la réalité, ce qui revenait au même. Mais la fin du songe aussi lui revint en mémoire, avec la disparition des deux femmes qu’il aimait le plus au monde et lui qui restait seul, en train de les chercher. Et si ce rêve était prémonitoire ? Si tout allait s’accomplir ici et maintenant et le cauchemar devenir réalité ?

Il regarda sa mère. Tendue, les dents serrées, elle aussi avait chaud et enlevait parfois d’un geste du bras la sueur qui dégoulinait le long de son visage. « Ils se rapprochent ! » hurla Pauline à l’arrière. Un coup d’œil dans le rétroviseur confirma le danger. Comment avaient-ils fait ? La minute précédente, la Peugeot avait encore trois virages d’avance et maintenant ils étaient là, à dix mètres environ, les gyrophares bleus allumés. Tout était perdu, c’était fini, terminé. Il n’y avait plus rien à faire. Une sorte de découragement s’empara de la mère. Tout cela pour rien ! Ces semaines et ces semaines d’errance pour en arriver là ! C’était fini, elle abandonnait. Il y eut comme un flottement. L’enfant le sentit aux vibrations de la voiture ainsi qu’au bruit du moteur, qui changea imperceptiblement de régime. Un instant, il crut même qu’on allait ralentir et s’arrêter. Certes, ils allaient encore à vive allure, mais la Peugeot avait légèrement rétrogradé et sa conductrice regardait maintenant dans le rétroviseur, comme si elle se demandait comment procéder pour stopper sans se faire percuter par les deux motos qui maintenant la suivaient à trois mètres et qui venaient d’actionner leur sirène.

Préoccupée par ce qui se passait derrière elle, elle quitta un instant la route des yeux et ne prit conscience du danger que lorsque l’enfant cria : « Attention, le virage ! » En effet, à quinze mètres se trouvait un virage en épingle à cheveux, presqu’à cent quatre-vingt degrés, car pour la première fois la route s’éloignait enfin de la corniche vertigineuse pour s’enfoncer plus en retrait dans le maquis. La mère ne fit rien. Elle regarda et ne fit rien. Il n’y eu pas le moindre coup de frein, pas la moindre tentative pour réduire la vitesse, rien. Déjà, elle avait compris que c’était trop tard, qu’il lui était désormais impossible d’essayer de négocier ce virage. La petite Peugeot continua tout droit, escalada le léger talus, franchit le mètre de broussailles qui la séparait du vide et plongea dans le gouffre aux parois verticales, chauffées à blanc par le soleil, pour aller s’écraser six cents mètres plus bas le long du Verdon.

(à suivre)

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Chapitre 60 du roman en ligne proposé par Feuilly : Obscurité

Quand l’enfant se réveilla, il faisait complètement noir. Il voulut bouger, mais aussitôt une douleur atroce lui déchira la poitrine. Où était-il ? Que s’était-il passé ? Il ne se souvenait plus de rien. Il constata que son bras droit était immobilisé. Étrange. Il tâtonna avec la main gauche et nota la présence de plusieurs tuyaux, fixés sur cet avant-bras. Ensuite, il voulut enlever ce qu’il avait devant les yeux et qui le gênait, mais il n’y parvint pas. C’était une sorte de tissu bien ficelé, probablement un pansement. En-dessous, la peau brûlait et faisait mal. Il continua son inspection et constata qu’une de ses jambes était dans le plâtre. Alors, oui, tout lui revint en mémoire. Le soleil éclatant, la petite Peugeot qui filait sur une route sinueuse, les motos qui approchaient, la mère qui s’essuyait le front d’un revers du bras. Puis ce virage en épingle à cheveux. Lui qui criait et elle qui ne réagissait pas. Et finalement la chute dans le vide, cette impression horrible dans l’estomac, ce creux qui donnait la nausée et en même temps cette peur panique de ce qui allait arriver. Puis plus rien. Il se souvient d’un choc terrible et c’est tout. Après c’est le noir absolu, il a tout oublié. Bon, il est en vie, c’est déjà cela et il doit probablement se trouver dans un hôpital. Mais dans quel état ? Et pourquoi ne voit-il rien ? Que signifie ce bandeau sur la figure et les yeux ? Et s’il avait perdu la vue ? Si son existence, désormais, allait se réduire à cette obscurité ? Non, ce n’était pas possible, il ne le supporterait pas.

Et les autres, qu’étaient-ils devenus ? Où étaient sa mère et Pauline ? Et lui, depuis combien de temps était-il ici ? Il voulut se lever, mais c’était impossible. Il n’y avait pas que son bras droit qui était attaché, c’était tout son corps qui était immobilisé par des sangles ou des ficelles ou par il ne savait trop quoi. Sans doute avait-on peur qu’il ne tombât. C’était ridicule, après la chute qu’il venait de faire avec la voiture, tomber d’un lit semblait dérisoire. Il tenta d’appeler, d’abord faiblement, plus de plus en plus fort, mais personne ne répondit. On était sans doute en pleine nuit, ce qui expliquait cette obscurité profonde. A moins que ses yeux… Ces élancements sur la peau du visage, cette douleur, c’était sûrement une brûlure. Si cela se trouvait, la voiture avait pris feu en s’écrasant au fond du canyon. Et ses yeux alors ? Auraient-ils été atteints ? Cette fois, une peur panique s’empara de lui. Certes, il restait immobile, par la force des choses, mais il sentait son cœur qui battait la chamade. Il avait envie de crier. De crier et de pleurer.

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Il avait dû se rendormir, car à un certain moment il entendit deux femmes qui parlaient tout près de lui. « Où suis-je ? » murmura-t-il. Alors on lui expliqua qu’il était dans un hôpital. Il avait eu un accident et il était arrivé aux urgences dans un bien triste état. Cela faisait trois jours qu’il était inconscient et plongé dans une sorte de demi-coma. « Et mes yeux ? » murmura-t-il, « je ne vois rien. » Pas de panique, ses yeux n’avaient rien, mais on avait été obligé de lui mettre un bandeau pour le laisser dans l’obscurité, car il avait eu une commotion cérébrale et dans ce cas la lumière était très mauvaise. Et puis il avait eu aussi le visage ensanglanté, à cause de sa chute le long des rochers. Mais le médecin allait passer bientôt et on allait enlever tout cela pour vérifier l’état des blessures. Tant qu’on y était, autant qu’il sache tout de suite qu’il avait trois côtes cassées et un genou complètement démis. Qu’il ne s’inquiète pas, cependant, tout cela allait s’arranger dans quelques semaines. Il suffisait d’un peu de patience. En fait, il avait eu une sacrée chance !

De la chance… Si on veut, oui. Et sa mère et sa sœur, où étaient-elles ? Mais là, il y eut un silence de quelques secondes, un silence qui lui parut une éternité. Puis une des infirmières répondit qu’il ne devait pas tout apprendre d’un coup, qu’il était encore très faible et qu’il devait se reposer. Là-dessus, elles sortirent toutes les deux, en rappelant que le médecin allait bientôt passer.

Il resta dans son lit, la tête vide, incapable de penser, incapable de quoi que ce soit. Même pleurer semblait impossible. Il était là, prostré, ne comprenant plus rien, mais pressentant une vérité terrible. Une vérité qu’il ne parvenait pas à traduire par des mots et qui donc ne signifiait rien. Mais en même temps un gouffre immense se creusait en lui, un gouffre dans lequel il n’en finissait plus de tomber en tournoyant jusqu’au moment où il s’écrasait tout au fond. Il hurla. Quel cauchemar ! Une infirmière entra de nouveau, alertée par son cri. Il lui raconta son rêve et elle dit que ce n’était rien, que c’était à cause des narcotiques utilisés pendant qu’on avait opéré son genou. Qu’il était aussi bourré de somnifères, pour qu’il ne ressentît pas trop la douleur et que ceux-ci provoquaient souvent ce genre de cauchemar. Allons, qu’il prenne courage, dans deux ou trois jours il se sentirait beaucoup mieux… Beaucoup mieux, c’était vite dit ! Il la laissa partir sans oser la questionner davantage et il resta seul avec lui-même, seul comme il n’avait jamais été et comme il le serait toujours désormais, il le pressentait. Il ne pleurait toujours pas. C’eût été impossible.

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Vers le soir, le médecin vint enfin et on enleva le pansement qu’il avait devant les yeux. Une lumière vive lui brûla instantanément la rétine. C’était douloureux, mais quel bonheur aussi de voir et de regarder, alors qu’il avait cru, oui, être devenu aveugle. Voilà enfin une bonne nouvelle. Ce fut là le début d’une lente remontée qui allait prendre du temps, beaucoup de temps. Le médecin se montra un peu plus loquace que les infirmières. Il expliqua que dans son malheur il avait eu beaucoup de chance car il avait été éjecté de la voiture avant qu’elle ne s’écrasât au sol. Il s’était donc retrouvé sur un promontoire intermédiaire d’où les pompiers avaient eu beaucoup de mal à l’extraire. On n’y était finalement parvenu qu’avec l’aide de l’hélicoptère. D’habitude, l’issue est souvent dramatique pour les personnes éjectées, mais dans son cas cela avait été bénéfique. C’était comme s’il n’avait fait qu’une chute de quelques mètres entre la voiture qui avait rebondi sur le promontoire et le rocher où on l’avait trouvé. Tomber jusqu’en bas, évidemment, aurait été beaucoup plus dramatique.

Le médecin n’en dit pas plus. Était-il au courant, seulement, que sa mère et Pauline étaient à bord ? Mais une nouvelle fois, l’enfant n’osa rien demander. C’était trop tôt, il le sentait. D’ailleurs on le lui avait dit que c’était trop tôt. Et puis, sans le savoir, le médecin venait de répondre : une chute jusqu’en bas de la falaise ne pouvait être que fatale… Il ne ressentait rien. Rien qu’un grand vide, une sorte de gouffre, une nouvelle fois, dans lequel il n’en finissait plus de tomber.

Quelques jours se passèrent ainsi. Il pouvait maintenant marcher un peu dans la chambre, en s’aidant d’une paire de béquilles. Ce n’était pas facile, ô non ! Il crut même plus d’une fois qu’il allait perdre l’équilibre et tomber tout de son long, mais heureusement il parvint à éviter ces nouveaux drames. Le genou lui faisait mal, mais pas trop. Le plus douloureux, finalement, c’étaient les fractures des côtes, car à chaque respiration il sentait une vive douleur dans la poitrine. Par moment, une incroyable mélancolie s’emparait de lui et il se sentait seul et désespéré, alors il tournait en rond dans cette chambre comme dans une cage.

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Un soir, n’y tenant plus, il s’aventura dans le corridor. Tout était calme à cette heure et les infirmières devaient être occupées ailleurs ou bien en train de manger sur le pouce dans leur vestiaire. Il progressa comme il put, clopin-clopant et, tout au bout du couloir, il découvrit un petit local ouvert, avec quelques banquettes et une table basse sur laquelle étaient déposées des revues. Une sorte de salle d’attente en quelque sorte ou plutôt un endroit calme réservé aux malades. Épuisé par sa marche, l’enfant s’assit pour se reposer. Ses muscles étaient affaiblis et il se sentait sans force, aussi resta-t-il là un bon moment. Pour passer le temps, il prit distraitement une revue, puis une autre. Dans la pile, il découvrit une édition récente de « La Provence » et alors le titre qu’il lut le glaça d’effroi : « Un terrible accident dans les gorges du Verdon. La vitesse seule en cause ». Ce titre était en grosses lettres capitales et on ne voyait que lui. En-dessous, il y avait une photo des gorges, qu’un hélicoptère survolait.

Le cœur serré, il se mit à lire l’article. Il y apprit qu’une Peugeot 206, dont des gendarmes avaient déjà noté la vitesse excessive dans les environs de Castellane, avait dérapé sur la route des crêtes avant de terminer sa course au fond d’un ravin, après une chute de plus de six cents mètres. Arrivés rapidement sur les lieux du sinistre, deux motards de la brigade de Draguignan n’avaient pu que constater le drame. Ils avaient immédiatement alerté les secours. Un jeune garçon, qui avait été éjecté du véhicule pendant sa chute et qui était resté coincé sur un rebord rocheux, avait pu être secouru grâce à l’hélicoptère des secours en montagne et l’intervention du PGHM (Peloton de gendarmerie de haute montagne). Il avait été hospitalisé à l’hôpital du Luc dans un état grave mais stationnaire. Ses jours n’étaient pas en danger. Quant aux deux autres occupants du véhicule, une femme de trente-huit ans et sa fille de huit ans, elles étaient décédées à l’arrivée des secours, d’autant plus que le véhicule avait pris feu après s’être écrasé au bord du Verdon. L’identification des corps avait été difficile. D’après le commissariat de Castellane, la jeune femme, originaire du Nord-Est, était recherchée par la police pour enlèvement d’enfant. La cause de l’accident était manifestement la vitesse excessive. Le maire de Castellane, qui s’était rendu sur les lieux de l’accident, avait tenu à remercier les forces de l’ordre et les secouristes pour leur rapidité d’intervention.

Le titre suivant était consacré à l’Olympique de Marseille qui venait de battre le Paris-St Germain

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Roman en ligne – Obscurité : chapitre 61

L’enfant reposa le journal et resta là, immobile. Il ne dit rien, absolument rien. Il resta là, c’est tout. C’est vers une heure du matin qu’une infirmière remarqua sa présence sur les banquettes. Les yeux grands ouverts, il ne dormait pas. Elle le reconduisit gentiment à sa chambre et lui donna un somnifère. Le lendemain il eut la visite d’une assistante sociale qui lui parla pendant longtemps, mais il ne comprit pas grand chose à tout ce qu’elle lui raconta. Il retint simplement qu’il irait dans quelques jours dans un centre de revalidation à Gap, puis après qu’on essayerait de lui trouver une famille d’accueil, où il pourrait vivre jusqu’à ses dix-huit ans. Il ne dit rien, ne manifesta aucune révolte ni d’ailleurs aucune réaction. Il laissait faire le destin. Dès lors, quand cette dame fut partie, il se coucha sur son lit et resta là sans bouger. A un certain moment, deux grosses larmes roulèrent sur ses joues, qu’il essuya bien vite. Et ce fut tout. Il intériorisa sa douleur au point que les infirmières s’inquiétèrent de sa passivité.

Mais la nuit qui suivit, il fit un cauchemar. C’était toujours le même rêve, en fait. Il y avait un point d’eau, un peu comme une grande fontaine et Pauline se baignait. Elle riait aux éclats et essayait de l’asperger, mais lui reculait à chaque fois en maugréant car il était de mauvaise humeur sans trop savoir pourquoi. A un moment donné, la fontaine s’était mise à déborder et l’eau avait tout envahi, au point qu’ils s’étaient retrouvés au milieu d’un véritable lac. Après, il ne sait plus. Il est emporté par des tourbillons, Pauline également, tandis que dans le lointain il entend sa mère crier. Il a dû s’évanouir dans l’eau car quand il se réveille il est sur une plage et à côté de lui un fleuve bouillonnant se jette dans la mer. Il est seul et il sait qu’il en sera toujours ainsi désormais. Passe alors un vieux monsieur avec une canne qui lui dit de faire attention aux serpents, car ceux-ci pullulent dans les bruyères qui couvrent les dunes. Il lui demande s’il n’aurait pas connaissance d’une maison où il pourrait s’abriter pour passer la nuit. Le vieux monsieur lui indique vaguement une direction, alors, plein d’espoir, il se met en route à travers les dunes. Dans le lointain, il entend le bruit des vagues qui se retournent sur la grève. Après avoir marché longtemps, il trouve enfin la maison, mais elle n’a pas de porte principale. Il fait le tour de l’habitation, intrigué, et découvre, sur le côté latéral, un passage qui s’enfonce sous les fondations. Il y pénètre et se retrouve dans un souterrain. Il marche dans le noir en tâtonnant et tout au bout il découvre un escalier qu’il gravit comme il peut, car les marches en sont glissantes et il faut faire attention. Il vient alors buter contre une porte fermée à clef et se rend compte à ce moment qu’il est dans la maison de la Courtine. Puis il réalise que sa sœur n’est plus là pour dire que la serrure ne tient que par des vis. Il réalise qu’elle ne sera plus jamais là et sa mère non plus. Alors il prend peur, là dans le noir, et il se met à hurler, à crier son désespoir. Il a l’impression qu’il est enfermé dans un tombeau et qu’il ne pourra plus jamais en sortir. Il crie si fort que la lampe s’allume et que deux infirmières font irruption dans sa chambre. C’est la fin du cauchemar. Mais alors il se met à pleurer abondamment. Il n’en peut plus et ses larmes coulent sans arrêt, comme coulait dans le rêve la rivière qui a emporté Pauline et sa mère.

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Plusieurs jours ont passé, plusieurs nuits aussi. Pour le distraire, on a installé une télévision dans sa chambre, mais il ne la regarde pas vraiment. Il est retourné dans la salle d’attente du corridor, il a subtilisé « La Provence » et en cachette il relit sans arrêt l’article de presse. A chaque fois, il est scandalisé par le fait qu’on félicite les gendarmes pour leur intervention alors qu’indirectement ils sont à l’origine de l’accident. Il se sent coupable aussi. Coupable puisque c’est en partie à cause de lui que sa mère s’était enfouie. A moins que ce ne fût que pour protéger Pauline… Il n’aurait jamais la réponse à cette question. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il a tout perdu. Il fait encore parfois des cauchemars, mais ils sont moins fréquents et moins violents. Demain, il doit partir pour Gap et le centre de revalidation. On lui a dit qu’il serait au milieu des montagnes, qu’il y avait déjà de la neige sur les sommets et que ce serait magnifique à voir. Une nouvelle vie va commencer. Il s’endort avec la télévision allumée. Dans son demi-sommeil, il entend vaguement un concert de musique classique. Puis, soudain, il se redresse, le cœur palpitant. Une soliste est en train de jouer du violoncelle. Il reconnaît le timbre de l’instrument, il reconnaît le morceau, il l’écoute jusqu’au bout, transporté dans un autre monde. Comme cette musique lui parle, comme elle évoque des souvenirs ! De sa voix déchirée, le violoncelle évoque sa propre douleur à lui, l’enfant, et raconte toutes ses peines, présentes et passées. Alors, de les entendre ainsi exprimées, sublimées par l’art, ces peines et cette douleur semblent soudain prendre un sens. Lequel ? Il ne saurait le dire, mais elles prennent assurément un sens, sans doute parce qu’elles sont extériorisées et non plus contenues au plus profond de lui. Et soudain il se sent mieux. Il vient de trouver une échappatoire, il vient de trouver une raison d’espérer.

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Maintenant il sait ce qu’il va faire dans les prochaines années. Il va attendre ses dix-huit ans et dès qu’il aura atteint sa majorité, il partira, il quittera cette famille d’accueil qu’on va lui donner bientôt, mais qui ne sera jamais sa vraie famille. Alors, il ira sur les routes et se rendra dans la Creuse. Là, il retrouvera la maison, la longera sans y entrer car ce n’est pas sa maison, même si un jour il en a eu la clef en poche. Il prendra la direction des bois et s’enfoncera dans la grande forêt. Il empruntera le petit chemin, traversera la rivière, puis partira à la recherche de la clairière. Il lui suffira alors de descendre la pente et de marcher jusqu’à la ferme, qui apparaîtra dans la brume. Et Elle, elle sera là, avec son violoncelle. Ce sera le matin et elle portera son pyjama bleu à rayures blanches, comme la dernière fois. Elle lui sourira et lui jouera cet air qu’il vient d’entendre et qu’il connaît si bien. Et si ce n’est pas vrai, si elle n’est pas là à l’attendre, cela ne fait rien. Car c’est quand même de l’ordre du possible et savoir que peut-être il la retrouvera un jour, va lui permettre de survivre et de traverser toutes ces années qui vont ressembler, il le sait déjà, à un désert aride, un désert où ne coulera même plus cette fois la moindre rivière. Et si elle est partie ailleurs, bien loin, il la cherchera de par le monde et si malgré tout il ne la retrouve pas, alors il se fera musicien, pour exprimer sa peine à l’aide d’un violoncelle.

Fin

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L’écriture d’un roman en ligne est une aventure passionnante… Quel bilan convient-il de dresser après cette expérience originale que fut la rédaction d’Obscurité ?

champs de fleursTout d’abord, rappeler qu’au départ il ne s’agissait que d’une nouvelle, l’actuel chapitre un, avec l’enfant apeuré dans la cave. On se souvient que ce sont les lecteurs qui ont insisté pour que je poursuive, alors que de mon côté tout ce que j’avais à dire était déjà exprimé.

J’ai donc relevé le défi, un peu par jeu, un peu pour leur faire plaisir, mais surtout pour satisfaire mon propre plaisir d’écrire. Au départ, je n’imaginais évidemment pas que mon texte prendrait une telle ampleur. Je pensais à cinq ou six chapitres, sans plus. Et puis voilà. J’ai eu la chance de trouver un fil conducteur (le voyage), qui me permettait à la fois de parler des paysages traversés et d’ajouter une petite intrigue à chaque épisode. Je veux dire par-là qu’il n’y avait pas de plan d’ensemble, je ne savais absolument pas où j’allais aller.

Chaque chapitre était donc plus ou moins fermé sur lui-même. J’inventais un incident que je développais et généralement la fin du chapitre restait ouverte, suscitant la curiosité des lecteurs. Souvent, je me suis trouvé entraîné beaucoup plus loin que prévu. Par exemple, quand nos héros partent à Limoges pour trouver une clef, je croyais traiter cela en unchapitre. Mais voilà, un incident en a amené d’autres. Pauline a failli se faire écraser en rue, puis il y a eu l’accident du sanglier (une route peu fréquentée, le soir…). Comme l’enfant était à l’écart, en train de regarder la pauvre bête qui agonisait, la mère se retrouvait seule sur la route et dans le noir. D’où l’idée de l’agression, ce qui a amené la fuite précipitée en voiture et la nuit passée dans les bois, etc.

Au début, les chapitres étaient de plus ou moins 8.000 signes (bonne longueur pour lire un texte sur écran), mais petit à petite et malgré moi ils se sont allongés (plus de 10.000 signes, parfois 12.000). Heureusement, il yavait les photos pour aérer un peu le texte.

La seule chose dont j’ai assez vite été certain, c’est que l’histoire finirait mal et qu’elle finirait par un accident de voiture dans le Verdon. Mais moi, à ce moment-là, j’étais dans la Creuse. En dehors de cet accident du Verdon, tout a été laissé au hasard. Bien souvent ce sont les personnages eux-mêmes qui m’ont guidé (les souvenirs de la mère à Bergerac ou à Beynac par exemple). J’espère que l’ensemble ne donne pas une impression de décousu, c’est le risque. Evidemment, on est pris par l’action et on a envie de connaître la suite, ce qui fait un peu oublier le manque de structure de l’ensemble.

Les lieux géographiques cités sont généralement connus demoi, ce qui était une force pour en rendre l’atmosphère. A part Limoges, où je ne suis jamais alléet la plage des Landes sous la tempête, j’ai visité et même logé à Beynac, Hendaye, St Julien d’Arpaon, etc. C’était aussi pour moi l’occasion de renouer avec mes souvenirs, certains fort éloignés et remontant à l’adolescence. Les chouettes de La Courtine sont réelles. Je n’ai jamais entendu autant d’oiseaux de nuit que dans cet endroit. Evidemment, ici, le cri de ces chouettes dépasse l’anecdotique pour prendre une autre dimension (la chouette voit dans l’Obscurité à la différence de l’enfant ; son cri est inquiétant, etc.)

Qu’en est-il des commentaires ? Le texte a bien pour origine la volonté des lecteurs d’avoir une suite au chapitre un (qui ne s’appelait pas encore le chapitre un). Très vite le dialogue s’est installé en cours de rédaction. Cela a cependant coincé à un certain moment, quand des désaccord ssont apparu (l’incident du bain de la mère : on quittait une histoire innocente pour entrer dans autre chose. On ne se concentrait plus sur l’enfant mais sur tous les personnages). J’ai tenu bon car je sentais que mon texte serait plus volumineux que prévu et que j’avais la possibilité de mettre tout les personnages en scène. Vers la fin de l’histoire, je me suis aussi fait plus discret dans mes réponses aux commentaires car chacun voulait me proposer sa propre manière d’envisager la suite et je ne voulais ni me laisser influencer, ni dévoiler ce que j’avais en tête. Le plus dur, c’est quand dans un commentaire je trouvais exactement ce que j’allais dire le lendemain (partir à l’étranger par exemple). J’avais un peu peur qu’on ne m’accusât de plagiat ou que mon roman ne devienne celui de tous. Car si j’ai innové en écrivant en direct, sans relecture de l’ensemble et sans possibilité d’aller rectifier des détails (je devais me contenter des situations dans lesquelles j’avais mis mes personnages et bien souvent je me suis demandé ce que j’allais faire pour les sortir du pétrin où ils étaient allés se fourrer), si j’ai innové, dis-je, en écrivant en direct, ce « roman » ne fut pas non plus une écriture collective et j’ai très vide mis des barrières. J’aurais été incapable de suivre les suggestions des lecteurs, qui m’auraient envoyé l’un à droite, l’autre à gauche au point que j’en aurais perdu le Nord.

Pour ma méthode de travail, elle est chaque fois la même et il en a toujours été ainsi.  L’histoire (le thème plutôt) me trotte en tête pendant un ou deux jours. Je n’y pense pas volontairement ni systématiquement, mais à certains moments (en attendant un métro, en se brossant les dents), des idées viennent. Puis elles s’agencent petit à petit. A ce moment, j’ai donc mon plan pour l’épisode suivant. Je sais ce qui va se passer, mais cela tient en quatre mots. Quand je me mets à écrire, je développe ces quatre mots, c’est tout. Cela se fait alors facilement, mais il me faut donc en amont ces deux ou trois jours durant lesquelles les idées, encore embryonnaires germent, sans cela je ne suis incapable d’écrire. Une fois que tout est rédigé, il faut relire, mais je me contente souvent de corriger les fautes de langue, d’améliorer, de modifier, pour rendre une phrase plus harmonieuse, plus musicale. C’est là sans doute ma faiblesse, je ne corrige pas assez. Mais l’avantage, c’est que le texte, malgré ses imperfections, conserve sans doute une certaine fraîcheur.

Ce fut parfois un peu stressant de savoir que les lecteurs attendaient la suite, alors que le dernier épisode avait été posté un lundi par exemple, qu’on était déjà le vendredi et que je n’avais encore rien imaginé dans ma tête. D’un autre côté, je reconnais que sans cette pression derrière moi, j’aurais sans doute trouvé mille prétextes pour faire des choses plus urgentes et soi-disant plus importantes (la gestion des tâches quotidiennes). Merci donc à tous.

Pour votre information, Obscurité fait finalement 116 pages Word, des pages pleines évidemment. Il comporte 589.889 signes (espaces compris), ce qui n’est tout de même pas rien.

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