Chapitre 1
Dans l’écurie, l’enfant attend. Il attend, roulé en boule dans un coin, le regard hébété, mais l’oreille attentive cependant. C’est qu’il est important de ne pas être découvert et le moindre bruit annonçant des pas qui s’approcheraient le ferait se recroqueviller encore plus, si c’était possible. Il est assis là, dans ce coin obscur, à même le sol de terre battue. Il sent le froid le gagner petit à petit et pourtant il ne bouge pas. Au contraire, il reste là, immobile, comme prostré dans sa douleur.
Il faut attendre, attendre que cela se passe. Cela se passe toujours, il suffit d’avoir de la patience, c’est son expérience qui le lui dit. Cette fois-ci, pourtant, ce n’est pas comme d’habitude, c’est beaucoup plus grave et il le sait. C’est d’ailleurs pour cela qu’il s’est réfugié ici, dans la vielle écurie désaffectée. Comme il n’a rien à faire, il regarde autour de lui, dans la pénombre. C’est une manière comme une autre de tromper son angoisse, d’oublier. Les mangeoires taillées dans la pierre brute sont toujours là, ainsi que les râteliers. Fixés au mur par des crochets gigantesques, couverts de rouille, ils laissent pendre des chaînes qui semblent sorties d’une salle de torture du Moyen-Age. Plus loin, à même le sol, s’entassent des outils étranges. Une herse, des râteaux, un fléau, quelques faux. Il regarde toutes ces tiges métalliques qui dépassent, ces barres de fer pointues, ces lames qui furent acérées un jour mais qui doivent encore couper suffisamment si jamais on venait s’empaler dessus… Son instinct de survie lui fait tendre l’oreille… Non, personne ne vient. Ouf ! C’est qu’une fuite dans la pénombre pourrait très mal se terminer avec tous ces outils qui traînent… Heureusement qu’il a barricadé la porte comme il a pu avec de vieux cageots !
A droite de cette porte se trouve une espèce de meurtrière, bien trop petite pour qu’une personne puisse y passer. Seule une lumière tamisée s’infiltre comme elle peut par l’ouverture étroite, après avoir traversé le vieux mur de schiste d’un mètre d’épaisseur. C’est le seul éclairage de l’écurie, autant donc dire qu’on ne voit quasi-rien à l’intérieur. C’est une chance aussi : quiconque entrerait ici venant de l’extérieur ne distinguerait absolument rien dans un premier temps. L’enfant calcule le nombre de secondes dont il disposerait alors pour se terrer encore plus, disparaître dans le sol, se volatiliser, devenir poussière. Puis il se dit que ses calculs sont faux, car une fois la porte grande ouverte il est évident que la lumière entrerait à flots. Le tout est de savoir si elle arriverait jusqu’à sa cachette, dans ce coin reculé… Bien malin qui pourrait le dire. La vie est ainsi faite, remplie d’incertitudes.
Au-dessus de lui, il reste du foin qui pend entre les poutres du grenier. C’est que la maison est construite à flanc de colline, directement sur le rocher. Alors autrefois (et il s’est quand même trouvé quelqu’un pour le lui expliquer un jour), les chariots s’arrêtaient du côté de la route, à ras du toit et de plain-pied avec le grenier. C’était facile pour décharger et ensuite le foin tombait tout seul en contrebas, dans l’écurie. Il suffisait de le tirer à soi avec une fourche. L’enfant regarde cette herbe sèche qui n’en finit plus de s’échapper entre les planches disjointes depuis une bonne soixantaine d’années. Il se dit que son père, quand il avait son âge, a dû voir les mêmes choses que lui. Reste à savoir s’il venait aussi se réfugier dans la pénombre de l’écurie, ça c’est un mystère qu’il ne pourra jamais percer. Il regarde donc le foin bien sec et il se dit qu’il suffirait d’une petite allumette pour que tout soit fini : l’obscurité, la peur, les coups et même la vie. Ce serait si simple : rien qu’une petite allumette…
Mais ses poches sont vides et de toute façon ce n’est pas trop dans son tempérament de se révolter ainsi. Lui, il a plutôt appris à biaiser, à se sauver, à esquiver. Alors il est là, dans le noir, au fond de cette écurie désaffectée. Du sol humide s’échappe une odeur pénétrante qu’il identifie mal, mais qui doit provenir de toutes les bêtes qui ont vécu là, pendant un siècle ou deux. Les deux chevaux de labour à l’entrée, avec leur croupe et leurs pattes énormes, puis quelques vaches maigres, une chèvre aussi, sans doute et dans le coin là-bas, un cochon qu’on essaie d’engraisser avec le peu de nourriture qui sort de la cuisine. Car on a toujours été pauvre dans la famille, l’enfant le sait, comme il sait qu’il ne pourra jamais en être autrement. Pour passer le temps, il essaie de se mettre à la place du bétail qui a occupé ce lieu autrefois. Ca pense à quoi, une vache, quand ce n’est pas dans une prairie et que cela doit rester là, tout un hiver, attachée et immobile, à regarder un mur passé à la chaux ? C’est difficile à imaginer et d’ailleurs est-ce que cela pense, seulement, une vache ? L’enfant se dit qu’il aurait mieux valu que cela ne pensât point (enfin, il le dit dans son langage à lui, sans employer le subjonctif imparfait qu’on ne lui a pas appris à l’école), c’est toujours moins pénible quand on ne se rend compte de rien. Lui, par contre, ses méninges fonctionnent bien et cela cogite ferme dans sa petite tête. De tout ce qu’il a vu, de tout ce qu’il a entendu et surtout de tout ce qu’il a déjà enduré, il a retenu qu’il vaut mieux se terrer ici et attendre. En espérant cependant qu’on ne le découvre pas trop tôt, car alors ce serait pis encore. De la vie, il a retenu deux choses essentielles : la première, c’est qu’il vaut mieux disparaître quand les adultes sont énervés, la deuxième, c’est qu’il ne faut surtout pas se faire prendre quand on essaie de se cacher.
Il regarde autour de lui et s’aperçoit que les vieux murs sont recouverts de toiles d’araignées. Les pierres de schiste ont été assemblées avec de l’argile car on ne connaissait pas le mortier autrefois. Avec les années, les joints creux se sont vidés petit à petit et, dans toutes ces anfractuosités, des générations entières d’araignées ont tissé leur toile. Cela fait comme de grandes draperies poussiéreuses qui pendent le long des parois. L’enfant a même l’impression que tout cela ne constitue qu’une énorme toile, tissée par une araignée monstrueuse. Craintif, il regarde aussitôt dans le coin derrière lui. On ne sait jamais… Ouf, il n’y a rien. Mais il conserve tout de même l’impression d’être lui-même englué dans une toile immense, gigantesque. Pourra-t-il jamais s’en dépêtrer ?
C’est à ce moment qu’il entend un bruit de pas et que la porte s’ouvre brutalement, dans un grand fracas de cageots brisés. Ebloui par la lumière, il ne voit rien, mais il sait que c’est fini, qu’il n’y a plus rien à espérer. Sa dernière heure est venue.
Chapitre 2
Terrorisé, l’enfant ferme les yeux. En une seconde, il revoit tout ce qui s’est déjà passé autrefois, tout ce qui se passe, depuis toujours : les coups de ceinture, les coups de poings, les coups de pieds. La douleur dans le ventre, quand la bottine ferrée arrive dans le creux de l’estomac, la douleur dans le dos, quand on le frappe avec un cintre et qu’il entend celui-ci voler en éclats. Ou bien les étoiles devant les yeux, le jour où il a reçu un coup de tisonnier derrière les reins… Il a vraiment cru qu’il allait en mourir sur-le-champ, cette fois-là ! Et ce n’est pas tout. Il y aussi l’odeur du sang dans la bouche, ce goût fade, écœurant, qui vous range d’emblée dans le camp des soumis, des vaincus, des sans droit. Quant à l’amertume des larmes, cela n’a plus de secret pour lui. Qu’elles brouillent seulement la vue ou qu’elles coulent chaudes et abondantes sur les joues, c’est du pareil au même : elles forment comme un écran entre lui et le monde, tout est vague et flou, il ne distingue plus rien, n’entend plus rien. Solitude, incompréhension, douleur.
Il en est là. Les yeux fermés, recroquevillé sur lui-même, poussière parmi la poussière et attend les premiers coups. Mais c’est une voix de femme qui s’élève, incongrue et insolite en ce lieu. « Viens, viens vite, on s’en va. » Sa mère ! C’est la voix de sa mère ! C’est à peine s’il la reconnaît, tant l’intonation est inhabituelle, quasi-hystérique. « Mais dépêche-toi bon sang, ne reste pas planté là, je te dis qu’on s’en va tout de suite. » Il ouvre les yeux. Aussitôt, une douleur insoutenable lui brûle la rétine, pénètre au plus profond de lui. La lumière ! Impossible de regarder, de chercher à percevoir ce qui se passe, cela fait trop mal. Ses paupières s’abaissent malgré lui et d’instinct il met les mains devant les yeux, retardant d’autant le moment où il pourra enfin comprendre. Il sent une main qui le saisit, déjà il est debout, soulevé comme malgré lui. « Viens, je te dis, on s’en va, on ne reste pas ici. » Cette fois il a compris : le monde vient de basculer, on s’en va, sa mère s’en va, elle quitte ce lieu maudit et lui aussi. Il n’en revient pas. Mais il sent qu’on le tire, qu’on le bouscule. « Vite, il ne faut pas perdre de temps ! » Il réalise soudain que les secondes sont précieuses, que le danger n’est que très provisoirement écarté, que l’homme va revenir, plus en colère que jamais. Alors il se met à courir. Il court tellement vite que c’est lui maintenant qui entraîne sa mère, la tire littéralement hors de l’écurie. Les voilà à l’extérieur, dans l’herbe verte du chemin et ils courent tous les deux. « A la voiture, fonce ! » Il ne faut pas lui dire deux fois. Le voilà à l’intérieur, essoufflé, pâle, la gorge sèche, mais dedans. Sa petite sœur, qui est déjà là, lui sourit tristement. Le moteur démarre, les pneus crissent dans le gravier, les vitesses craquent, les poubelles de l’entrée sont renversées, dans un grand bruit de ferraille. Peu importe, on est sur la route, on roule, on s’éloigne, on est sauvé. Il n’y a pas d’autre voiture à la maison !
Les kilomètres commencent à défiler, personne ne parle, c’est le silence total. Au volant, la conductrice est crispée. Elle a le regard fixe et dans ses yeux se lit une détermination que l’enfant n’a jamais vue. Elle lui fait presque peur tant il la sent inébranlable et comme sous l’emprise d’une idée bien précise. « Où est-ce qu’on va aller ? » se risque-t-il à demander. « Aucune idée, on verra, pour l’instant on roule, il ne faut pas rester là. » Il regarde sa sœur et se rend seulement compte qu’elle a reçu des coups. Son œil droit est tuméfié et sa lèvre est gonflée. Il ne dit rien et réfléchit. Est-ce finalement pour lui qu’on a pris la fuite, pour que le beau-père arrête de le frapper sans arrêt ou est-ce pour elle, la petite, la fille légitime de ce couple reconstitué ? Car il sait qu’entre elle et lui il y a toujours eu un abîme dans le regard des adultes. Fils d’un homme que sa mère n’aimait plus et qui a disparu sans laisser de traces, il s’est retrouvé comme malgré lui dans cette nouvelle histoire d’amour. Elément perturbateur, il représentait pour cette femme qui était sa mère le passé qu’elle tentait d’oublier. Tout occupée à reconstruire sa vie, celle-ci tolérait mal la présence d’un enfant qui lui rappelait tous les jours qu’il y avait eu un « avant ». C’était un peu comme si elle exhibait devant son nouveau compagnon la preuve vivante d’une infidélité. Alors on s’est mis à lui payer des stages de football, des ateliers créatifs, des leçons d’équitation… Il a même eu droit à trois semaines de colonie dans le Sud, sur une plage du Languedoc. Il n’était pas dupe et il savait bien, lui, que c’était une manière habile de se débarrasser de lui, d’éviter ses regards, de fuir sa présence. D’autant plus que très vite Pauline est née, la petite chérie, qui venait officialiser aux yeux du monde ce nouveau couple qui s’aimait tant.
Ce n’est pas évident d’avoir une sœur, quand on a longtemps été habitué à être seul, mais ce l’est encore moins quand on vous fait sentir que cette petite peste est la seule enfant légitime, le fruit sacré d’une passion profonde. N’y avait-il donc plus aucune place pour lui ? Manifestement non. Pourtant il s’était pris d’affection pour la petite, la distrayait, jouait avec elle, la promenait dans son landau, mais toujours les parents intervenaient et l’accusaient des pires sournoiseries. On emportait le bébé et les punitions tombaient…Oui, même sa mère s’était mise à se comporter comme Lui, comme ce beau-père, ce tyran qui lui avait ravi l’affection de la seule femme au monde qu’il aimait. C’était insupportable. Insupportable et injuste.
Parfois, il ruminait dans un coin et finissait, oui, par ourdir quelque terrible vengeance. Il n’avait jamais le temps d’aller bien loin dans la réalisation de ses projets, d’abord parce qu’étant de nature pacifique il oubliait ceux-ci aussitôt qu’il les avait inventés, mais aussi parce qu’on finissait par le découvrir dans cette écurie où il se réfugiait sans arrêt. Alors c’étaient de nouvelles sanctions qui tombaient, de nouvelles punitions. Le grand inquisiteur, c’était Lui, évidemment. Les questions fusaient, serrées, agressives, malintentionnées. Comment était-ce possible d’effrayer sa propre mère ainsi, en se cachant une après-midi entière ? Il voulait la tuer ? La rendre malade d’angoisse ? Devant son silence, la première gifle tombait, puis la seconde. S’il continuait à se taire, les coups pleuvaient, s’il tentait de s’expliquer, ils redoublaient. Avec les années, il s’était composé une attitude de mépris, une manière de dire « Cogne toujours, tu ne m’atteindras pas ». Alors, là, son bourreau entrait dans des rages folles, il ne se contenait plus. Tout était bon pour le punir et le ramener soi-disant à la raison. Les coups de poings et les coups de pieds, mais aussi les ceintures, les bâtons, les chaises, bref, tout ce qui tombait sous la main.
Chapitre 3
A la fin sa propre mère se décidait à intervenir et il se retrouvait enfermé dans sa chambre sans dîner et puni jusqu’au lendemain. Ainsi il aurait le temps de réfléchir, lui lançait-on à travers la porte. Mais lui, la seule chose qui le tracassait, c’était de savoir pourquoi sa mère avait finalement demandé à son compagnon de se calmer. Etait-ce parce qu’elle l’aimait quand même un peu, lui son enfant, ou bien tout simplement parce qu’elle voulait préserver les meubles de la maison et éviter des ennuis avec les voisins ? C’est que ça criait fort dans ces cas-là ! Entre l’Autre qui gueulait, les chaises qui volaient et lui qui hurlait, cela faisait un potin pas possible. Un jour les gendarmes étaient même passés à l’improviste et le lendemain c’est une assistante sociale qui avait fait son apparition. De sa chambre, il avait tout entendu (on se couche à terre et on colle son oreille sur le plancher). On lui avait bien expliqué, à la brave dame, quel enfant terrible c’était. Il avait suffi de montrer une chaise cassée (celle qu’il avait reçue sur le dos) et un vase brisé (celui que le beau-père avait jeté par terre dans un accès de rage) pour qu’elle s’en aille rassurée. Il y avait décidément des jeunes bien turbulents. Heureusement qu’il existait encore des parents pour leur tenir tête. Sans ces gens qui avaient des valeurs, on se demanderait bien ce qu’il adviendrait de la France…
Puis quelques années avaient défilé et voilà que celui qu’il appelait son Bourreau s’était mis à devenir violent avec sa propre compagne. Pas toujours, non, rarement en fait, mais de temps à autre quand même. L’amour s’en était-il allé, le couple rencontrait-il des difficultés matérielles qui empoisonnaient leur relation, le naturel agressif de cet homme s’exprimait-il seulement maintenant dans toute sa splendeur ? Cela, l’enfant n’aurait pas pu le dire, mais ce qu’il savait c’est qu’il n’était plus le seul, désormais, à devoir supporter sa violence et ses coups. Loin de le consoler, le fait de partager sa vie de martyr avec la femme qui l’avait mis au monde le désolait profondément et la voir pleurer de plus en plus souvent lui fendait le cœur. Mais que faire ? Aujourd’hui, pourtant, un pas de plus avait manifestement été franchi et c’est à la petite sœur qu’Il s’en était pris. Et là, la mère avait réagi. Il ne pouvait que s’en féliciter, lui le souffre-douleur, mais au fond de lui une voix lui disait qu’on n’avait pas fait tant de cas de toutes les blessures qu’il avait dû endurer pendant des années. D’un côté il savait qu’ils faisaient bloc, tous les trois, dans cette voiture et que leur fuite légitime les soudait, mais de l’autre il comprenait que l’inégalité fondamentale qui existait entre lui et sa sœur perdurait. Cela lui laissait un goût amer dans la bouche et c’est avec une grande tristesse qu’il regardait le paysage défiler. On était toujours dans la grande forêt et les troncs qui s’alignaient le long de la route, indéfiniment, lui semblaient menaçants, comme s’ils avaient été autant de soldats en armes prêts à leur barrer la route. Il avait l’impression que la forêt tout entière voulait les écraser et que la petite voiture ne devait son salut qu’à la vitesse. Le compteur marquait quatre-vingt-quinze, ce qui était de la folie vue l’étroitesse du chemin, mais il fallait bien prendre des risques s’ils voulaient s’en sortir.
La petite sœur s’était endormie. Dans le rétroviseur, il voyait les yeux de sa mère, toujours aussi tendus, pleins de colère et de détermination. Où les emmenait-elle ? Alors il ferma les paupières et se mit à réfléchir. Si sa mère le quittait, Lui, le Bourreau, c’est qu’elle ne l’aimait plus ou en tout cas qu’elle l’aimait moins qu’elle n’aimait sa fille. Mais alors celle-ci aussi se retrouvait sans père. Dès lors il n’y avait plus un couple désuni, dont il était lui le fruit maudit, et un coupe légal dont elle était, elle, la princesse. Il ne restait que deux enfants sans père, vivant avec leur mère, un demi-frère et une demi-sœur mis enfin sur un pied d’égalité. Il se mit à rêvasser à un bonheur possible et rêva si bien qu’à la fin il s’endormit. Si quelqu’un avait pu l’observer, il aurait remarqué comme un sourire au coin de ses lèvres, sans qu’on sache si c’était la marque d’un contentement ou celle d’une vengeance enfin assouvie.
Il était dans un pays chaud, très chaud, où la lumière était éclatante. Cela ressemblait au désert du Sahara, tel qu’on le voit dans les reportages, avec du sable à l’infini, mais en plus il y avait partout des plantes gigantesques et luxuriantes. Des palmiers de trente mètres de haut dressaient leur feuillage face au soleil et, sur le sol, leur ombre formait des dessins étranges et merveilleux. Il se dit qu’il devait probablement être dans une sorte d’oasis. La preuve : à peine s’était-il fait cette réflexion qu’il aperçut non pas une source, non pas un point d’eau, mais une véritable rivière qui bouillonnait entre les dunes. Deux femmes étaient assises près du bord et trempaient langoureusement leurs pieds dans l’eau.
Il s’approcha et, reconnaissant sa sœur et sa mère, il se dit que ce n’était pas possible et qu’il devait être en train de rêver. Pourtant elle tournèrent la tête et lui sourirent. Il vint s’asseoir près de sa maman et posa tendrement sa tête contre son épaule. C’est alors que sa sœur, contre toute attente, se déshabilla complètement et entra nue dans l’eau bleue. Elle riait et s’aspergeait autant qu’elle pouvait, heureuse comme jamais elle n’avait été. Il la regardait s’ébattre tout en admirant son corps de fille, si beau, si fin, si élancé. Alors il sut qu’il l’aimait, qu’il l’avait toujours aimée. Il voulut le dire à sa mère, mais il s’aperçut qu’elle aussi s’était avancée dans l’eau. Elle avait les mains autour de la poitrine et le regardait d’un air désapprobateur, presque courroucé, comme cette fois où il l’avait surprise dans la salle de bain. Déjà le moment de bonheur s’éloignait et il commençait à se sentir coupable quand sa sœur poussa un hurlement de terreur avant de disparaître dans les flots tumultueux. Il se jeta aussitôt à l’eau pour lui porter secours, mais ne vit rien. Il eut beau plonger et replonger, il n’y avait plus personne, elle avait été emportée par le courant ! Désespéré, il chercha sa mère du regard, mais se rendit compte qu’elle aussi avait disparu et que probablement elle avait également été engloutie au milieu des tourbillons. Il sortit de l’eau sur la rive opposée et se mit à marcher dans le sable, seul, désespérément seul. On ne voyait que des dunes jaunes et ocres, qui s’étendaient jusqu’à l’horizon, alors que le soleil, d’un rouge éclatant, commençait à décliner. Il faisait chaud, si chaud et il avait soif, si soif…
Quand il ouvrit les yeux, réveillé par un cahot de la voiture, il faisait presque noir. On avait enfin quitté la forêt et on roulait dans une grande plaine, avec des champs de blé qui s’étendaient à l’infini. Dans le ciel, le soleil avait disparu et il ne restait, dans les lointains, qu’une lueur rougeâtre qui bientôt s’éteignit. « J’ai soif » dit-il soudain. Sa mère répondit par un grognement. Mais c’est vrai qu’il allait quand même bien falloir s’arrêter pour manger et boire. Elle stoppa à la première station d’essence et revint avec des bouteilles de Coca et des biscuits au chocolat. Il n’y avait rien d’autre. Ce n’était pas grave et tout le monde grignota pendant que la voiture continuait sa course plein Sud.
Chapitre 4
Quand il se réveilla, la voiture était arrêtée sur un parking d’autoroute et sa mère dormait, la tête appuyée sur le volant. Pauline aussi dormait et en voyant comme elle était belle, il repensa à son rêve troublant de la veille et surtout à sa fin horrible. Dehors, le soleil se levait et ce qu’il vit l’étonna au plus haut point. L’horizon, qui la veille au soir s’étendait dans le prolongement de champs de blé infinis, était maintenant tout proche et barré par une chaîne de volcans. Oui, c’étaient bien là des volcans et même s’il n’en avait jamais vu, il n’y avait pas de doute à avoir. Il y en avait de grands et de plus petits, tous bien sagement alignés et recouverts de végétation. Ils étaient éteints, bien entendu, mais cela n’empêchait pas de penser à l’agitation qui avait dû régner ici quelques milliers d’années plus tôt. Il semblait à l’enfant qu’il touchait du doigt le mystère de la création du monde. Des images de son cours de religion lui revenaient en mémoire : Dieu qui bâtissait le monde en sept jours et puis Adam et Eve chassés du paradis. L’épisode de la Mer Rouge aussi, avec ses eaux qui se fendaient en deux puis qui engloutissaient les méchants. Toutes ces merveilles du temps passé le fascinaient. Et puis il y avait aussi les dinosaures, qui peuplaient depuis toujours la forêt hercynienne, les aurochs et les mammouths, ainsi que toutes ces bêtes étranges qui avaient aujourd’hui disparu. Et voilà que maintenant, devant lui, un vestige de ces temps préhistoriques apparaissait dans toute sa splendeur. Il imaginait la lave coulant des cratères, les jets de pierres propulsés dans les airs et puis, surtout, les nuages de cendre, qui recouvraient tout, inéluctablement. Quelle époque ! Quel chaudron cela avait dû être ici… Et il lui semblait entendre des troupeaux de bisons cherchant leur salut dans la fuite et martelant de leurs milliers de sabots le sol de ce qui deviendrait plus tard un parking d’autoroute. Et on était en France ? Il y avait donc des volcans en France ? Une chose pareille n’était pas possible… En tout cas, on n’en avait jamais parlé à l’école. « C’est la chaîne des Puys », lui dit sa mère, qui venait de se réveiller et qui l’observait à la dérobée. « Les volcans d’Auvergne », ajouta-t-elle. « Ils sont tous éteints, mais on dit qu’un jour ils se réveilleront » Incrédule, il contempla ces montagnes verdoyantes et pensa qu’il était peut-être dangereux de rester là. On ne sait jamais !
Ils prirent le petit-déjeuner à la cafétéria du restoroute. L’atmosphère commençait à se détendre et pour un peu on se serait cru en vacances. Il est vrai qu’on était début juillet et qu’il n’y avait plus d’école, ce qui était déjà un beau poids en moins sur les épaules. Cependant, tout le monde savait, même si personne ne le disait, que tous ces sourires s’expliquaient par l’absence de l’Autre, celui qui était resté là-bas et à qui on avait faussé compagnie. Une sorte de soulagement semblait gagner la petite assemblée et à la fin du repas (croissants accompagnés de café ou de cacao, selon les goûts et les âges) l’ambiance était franchement à la rigolade. Cela faisait un bien fou ! En plus, le temps était radieux, que demander de plus ?
C’était si agréable, que la mère eut du mal à attirer leur attention car si c’était bien de rire, la situation n’en était pas moins grave pour autant et elle voulait leur exposer son plan. Ils se mirent donc à l’écouter avec attention. En fait, partir ainsi avec des enfants n’était pas légal et elle risquait des ennuis avec la police. Bien sûr, c’était l’Autre qui avait tous les torts, mais il faudrait le prouver et cela prendrait du temps. En attendant, les gendarmes ne se poseraient pas autant de questions s’ils les trouvaient. Elle, elle risquait carrément la prison pour enlèvement de mineurs et eux ils se retrouveraient à la maison et on savait quelle correction les y attendait. Le mieux, du moins au début, était donc de ne pas se faire prendre, autrement dit, il allait falloir se cacher. Ma foi, cette idée, loin de les effrayer, semblait enchanter les deux enfants. Des vacances tout seuls avec maman et un grand jeu de cache-cache en prime, voilà assurément qui ne leur déplaisait pas.
« Et en réalité on va aller où, dis ? » demanda Pauline, qui malgré son jeune âge semblait avoir une intelligence fort pratique. La mère expliqua qu’elle avait eu dans le temps, il y avait vraiment très longtemps, une grande amie. Une amie comme on n’en rencontre qu’une dans toute la vie. Elle l’avait connue au lycée et elles étaient devenues inséparables. Plus tard, après leurs mariages respectifs, elles s’étaient perdues de vue mais, il y avait à peine deux ans, elles s’étaient de nouveau écrit. Son idée était donc d’aller chercher refuge chez elle. Où elle habitait ? C’était cela le problème. Elle ne le savait pas vraiment, mais se souvenait que c’était en Corrèze, dans un petit village dont elle avait malheureusement oublié le nom. Est-ce qu’il y avait moyen de le retrouver ? Pourquoi pas, car elle se souvenait dans quelle région de Corrèze il se situait et cela à cause du nom de cette région, qui faisait rire tout le monde. Ils voulaient le connaître ce nom ? Vraiment le connaître ? Et bien voilà, son amie habitait sur le plateau de Millevaches. Là c’était trop et à ce nom les deux enfants éclatèrent de rire. « Mille vaches ? C’est pas possible un nom pareil ! » pouffa le garçon. « Et comment on va la retrouver, ton amie, au milieu de toutes ces vaches ? » demanda la petite, toujours aussi pragmatique. Alors ce fut au tour de la mère de rire de bon cœur. Puis elle expliqua que sur ce plateau il n’y avait pas plus de vaches qu’ailleurs, qu’il y en avait même plutôt moins, car on était en altitude et que l’herbe était assez rare. Non, c’était un nom qui venait probablement du celtique (Astérix, vous connaissez, hein ?) et qui signifiait mille sources, car toutes les rivières des environs trouvaient leur origine sur ce plateau.
Ma foi, voilà qui les faisait moins rire, mais tout compte fait, l’idée d’aller visiter ce pays étrange et merveilleux qui possédait autant de sources les séduisait quand même. « Ça me fait penser aux Mille et une nuits », dit Pauline en remontant dans la voiture. « Tu crois qu’on va rencontrer Shéhérazade ? » Et elle pensa avec un soupir au livre de contes qui était resté sur sa table de nuit à la maison.
Chapitre 5
Ils roulèrent sans encombre jusqu’à Bourg-Lastic et là ils quittèrent l’autoroute. Ensuite, ils déjeunèrent calmement dans un vrai restaurant (il fallait bien prendre des forces, car on ignorait de quoi demain serait fait), firent quelques courses dans un supermarché (quelques vivres et des sacs de couchage, au cas où on devrait de nouveau dormir dans la voiture) puis se remirent en route aux environs de seize heures. Le nom des localités, le long de cette départementale, était un enchantement à lui tout seul : Eygurande, Lamazière, La Mansouneix, Couffy-sur-Sarsonne, Saint-Martial-le-Vieux. Le paysage devenait sauvage et plus on montait en altitude, plus on sentait que l’air était vif. Malheureusement, l’obscurité n’allait pas tarder à tomber et la mère n’avait toujours rien vu qui ressemblât au village de son amie. Il faut dire qu’elle ne s’y était rendue qu’une seule fois, quand elle avait une vingtaine d’années et que cela commençait à faire un bail. Quelque part, ce voyage dans l’espace était aussi pour elle un voyage dans le temps et c’est peut-être après sa jeunesse qu’elle courait, qui sait ? Ce qui est sûr, c’est que cette période de bonheur qu’elle avait connue avant ses deux mariages la laissait souvent nostalgique, mais elle n’en montrait jamais rien devant les enfants.
Comme il commençait déjà à faire noir, ils s’engagèrent dans un petit chemin et s’arrêtèrent dans une clairière en plein sous-bois. On sortit aussitôt les victuailles et le dîner fut fort agréable : baguette avec pâté, rillettes et un gros morceau de fromage de Cantal, dans lequel les enfants mordaient à pleines dents. Comme dessert, ils eurent droit à une belle pomme du pays, rouge et jaune, juteuse et succulente à souhait. On visa aussi deux bouteilles de Fanta, tant il avait fait chaud dans la journée. Pour voir clair, on avait allumé les feux de position de la voiture et des centaines de moustiques volaient devant les phares, formant des nuages changeants, tantôt compacts, tantôt clairsemés. Le garçon, rêveur, observait ce spectacle et il était à la fois fasciné et inquiet. Fasciné parce que c’était beau de voir ces insectes évoluer avec un tel ensemble, mais inquiet parce qu’il se rendait compte que les phares constituaient pour eux un leurre. Ils étaient attirés, au milieu de la grande nuit, par ce qu’ils croyaient devoir être leur salut, mais ensuite ils ne parvenaient plus à s’éloigner et restaient là, prisonniers. Alors il se revit lui-même dans l’écurie sombre, puis le lendemain, en plein soleil, sur les routes de Corrèze. Quel bonheur cela avait été ! Mais finalement, n’était-il pas comme ces moustiques, attiré par une lumière trompeuse ? Et si ce n’était qu’une illusion ? S’il allait se réveiller demain dans l’obscurité de l’écurie, tremblant de peur ? Il regarda sa mère, qui était occupée à mettre de la pommade sur la joue tuméfiée de Pauline. Il sourit à ce spectacle et se sentit rassuré. Il y avait de la douceur dans le geste maternel et c’est tout ce qui comptait. Il sut que le lendemain serait une autre belle journée.
Il commençait à faire froid, bien qu’on fût au début de juillet, alors on s’installa comme on put dans la voiture : les enfants à l’arrière et la mère sur les sièges avant. Emmitouflés jusqu’aux oreilles dans leurs sacs de couchage, ils ressemblaient à des momies égyptiennes. Pauline voulut raconter une histoire avant de s’endormir, alors elle choisit La chèvre de Monsieur Seguin. La pauvre Blanquette avait été bien imprudente de vouloir courir dans la colline. Et en même temps on la comprenait : les grands espaces, le soleil, la bonne odeur du thym dans la garrigue… Sûr qu’on aurait fait comme elle si on en avait eu l’occasion. Malheureusement la nuit arrivait et avec elle le loup, l’horrible loup sanguinaire. Ce fut un beau combat que celui de la Blanquette, il n’y avait pas à dire, un bien beau combat. La brave petite s’était montrée très vaillante, c’est ça qui était beau. Elle avait vécu pour son idéal, elle avait réalisé son rêve de chèvre, en quelque sorte, et chèvre elle l’avait été jusqu’au bout. A la fin, évidemment, c’est le loup qui avait gagné la partie, mais bon, ce n’était qu’une histoire après tout et les histoires sont faites pour faire peur aux enfants, non ?
Ils finirent par s’endormir malgré le froid. Pourtant, vers les deux heures du matin, l’enfant se réveilla. La nuit était profonde, intensément noire, une nuit comme il n’en avait jamais vu. Chez lui, dans sa petite ville, les rues étaient illuminées et le néon de l’éclairage public donnait même près de la fenêtre de sa chambre. Il était donc habitué de voir relativement clair, tandis qu’ici c’était une obscurité totale. On ne voyait absolument rien, mais ce qui s’appelle rien du tout. Il n’y avait manifestement pas de lune et comme ils étaient dans un sous-bois, on ne distinguait aucune étoile. C’était comme si le monde avait disparu et que seule la petite voiture dans laquelle ils dormaient avait continué d’exister, perdue dans le vide intersidéral ou bien encore comme si lui, l’enfant, avait subitement perdu l’usage de ses yeux. On s’endort un soir et quand on se réveille, il n’y a plus rien, on ne voit plus, tout est fini. L’horreur ! Cette obscurité, donc, lui avait glacé le sang, mais ce n’était pas tout. A intervalles réguliers mais fort rapprochés, il entendait le hululement des oiseaux de la Nuit. Chouette effraie, hulotte, hibou grand-duc, hibou moyen-duc, il ne connaissait évidemment rien à toutes ces espèces, mais ces cris qui peuplaient l’obscurité et qui n’en finissaient plus, se répondant l’un l’autre, avaient quelque chose d’inquiétant et de fascinant à la fois. Certes, d’un côté, comme il ne voyait plus rien, le cri des oiseaux le rassurait, cela voulait dire que le monde continuait d’exister malgré tout ce noir, mais de l’autre, à cause de leurs cris lugubres, il lui semblait que les rapaces appartenaient à une espèce menaçante et maléfique. Puis, l’instant d’après, il avait une impression exactement contraire. Il lui semblait alors que les pauvres bêtes manifestaient leur désespoir dans des plaintes qui ressemblaient à des sanglots. Etait-ce sur elles qu’elles pleuraient ? Sur leur malheur d’être condamnées à vivre éternellement au milieu de la nuit ? Ou bien gémissaient-elles sur le monde en général, avec ses malheurs, ses maladies, ses enfants battus et l’éternelle incertitude du lendemain ? Il n’en savait strictement rien, mais ne pouvait s’empêcher d’écouter de toutes ses oreilles, allant même jusqu’à essayer de deviner l’instant où le cri suivant allait surgir du néant. Et celui-ci ne manquait pas d’arriver, plaintif, désespéré et du même coup émouvant à cause de cela même. « Ou ou ouuuuuuu, ou ou ouuuuuu »
Le tremblement guttural qui accompagnait ces cris étranges faisait penser à un chevrotement et du coup la petite chèvre de Monsieur Seguin lui revint en mémoire, celle dont Pauline venait de raconter l’histoire. Puis ce fut le loup qui vint hanter son esprit, le loup, cette autre bête surgie de l’ombre, avec ses hurlements inquiétants. Dès lors, il ne songea même plus à dormir et une bonne heure dut se passer ainsi, à l’écoute des voix de la grande nuit.
Chapitre 6
Plateau de Millevaches
A la fin, n’y tenant plus, il sentit la nécessité de sortir de la voiture et de faire quelques pas, dans l’espoir qu’il trouverait ensuite le sommeil. C’était étrange ce besoin inexpliqué, c’était comme si le fait de rester là, étendu, lui était devenu insupportable. Il devait partir, bouger, marcher, éliminer toute cette énergie qu’il percevait en lui, toute cette angoisse qui l’avait imperceptiblement envahi et qui avait atteint une telle intensité qu’il devait absolument faire quelque chose. Il fallait vraiment qu’il y fût contraint par une force intérieure, car d’un autre côté l’idée de s’extraire de la chaleur de son sac de couchage pour affronter les ténèbres n’avait rien de réjouissant en soi, comme on peut s’en douter. L’être humain n’est pas à une contradiction près et les enfants n’y échappent pas plus que les adultes.
Il se contorsionna comme il put pour ne pas réveiller sa sœur et ouvrit discrètement la portière. Ensuite, il fit quelques pas dans le noir absolu, tâtonnant en aveugle. Il n’en menait pas large, ça c’est sûr ! Qu’est-ce qui lui avait pris de vouloir sortir ainsi ? Ne voyant absolument rien, il avançait précautionneusement, les bras en avant afin de ne pas se cogner contre un arbre. Cette nuit était quand même incroyable. Il avait l’impression qu’il n’y avait plus que lui qui existait, que le monde avait disparu. Puis il repensa à l’histoire de Jonas, avalé par une baleine et cela le fit frémir. N’était-il pas lui aussi dans le ventre d’un monstre gigantesque ? Il n’aurait plus manqué que cela… Il eut aussi l’impression étrange d’être retourné dans le ventre de sa mère, dans une sorte d’utérus premier et primordial, comme si ce passage était obligé pour accéder à une nouvelle naissance. Mais non, rien de tout cela n’était vrai car il venait de sentir une petite brise contre son visage pendant que des arbres, tout proches, frémissaient lentement. La vie était là, à portée de main, il suffisait simplement de trouver le moyen d’y accéder de nouveau.
Soudain, à quelques mètres de lui à peine, une chouette poussa son hululement. Il sursauta, faillit crier, et le bond qu’il fit involontairement provoqua sa chute, son pied ayant dû heurter une grosse racine. Le voilà donc par terre, affalé de tout son long tandis que la chouette pousse de nouveau son cri, mais sur sa gauche cette fois. S’était-elle envolée et donc déplacée ou bien est-ce lui qui était désorienté ? Et la voiture ? Comment regagner la voiture dans cette obscurité ? Il sentit une bouffée de chaleur l’envahir tandis que le sang cognait à ses oreilles. Pendant quelques secondes il connut ce qu’on peut appeler la panique. Il fit un effort pour se calmer puis se mit à marcher à tâtons, dans un sens puis dans un autre. Rien ! Ses pieds heurtaient des pierres, ses mains rencontraient des troncs d’arbre, sans plus. A un certain moment il sentit qu’il s’engageait dans une espèce de fossé : le sol se dérobait sous lui et il faillit tomber de nouveau. C’est à cet instant précis qu’une bête détala subitement et il perçut distinctement le contact d’une fourrure ou de poils contre ses jambes nues. Quelle horreur ! Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Un renard ? Une belette ? Il entendait sa course folle dans les feuilles sèches puis le bruit de ses pattes se perdit dans le lointain et le silence fut absolu. Que faire ? Des gouttes de sueur perlaient sur son front, mais en réalité, il avait froid, terriblement froid.
Il se mit à réfléchir et finit par se souvenir de l’existence de ce fossé au bord duquel il se trouvait maintenant. Il l’avait vu la veille et en reconstituant ses souvenirs il put se rapprocher de la voiture. Jamais le contact glacé d’une carrosserie ne lui avait paru aussi sympathique. Il ouvrit la portière précautionneusement, escalada le corps de sa sœur, laquelle dormait profondément et se glissa comme il put dans son sac de couchage. Ouf ! Que de frayeur pour rien ! Voilà une aventure dont il ne se vanterait pas. Pourtant, dans le fond, il était très fier de lui car il lui semblait qu’il venait d’apprendre quelque chose de fondamental : ne compter que sur lui-même et parvenir à s’en sortir par ses propres moyens. N’était-ce pas ce qu’on appelait grandir ?
Le lendemain, il faisait un peu frisquet quand il ouvrit les yeux. Sa mère et sa sœur étaient réveillées depuis longtemps et elles prenaient leur petit déjeuner tout en bavardant comme deux vieilles amies. Cette complicité le perturba quelques secondes, mais bien vite il vint se joindre à elles, heureux de ces vacances qui continuaient, satisfait, surtout, de la grande lumière qui éclairait le paysage. Assis en tailleur, tout en grignotant un morceau de baguette tartiné de confiture, il glissa un regard discret vers le fossé de cette nuit. C’est vrai qu’il était profond et il l’avait échappé belle ! D’un autre côté, il n’était pas très éloigné de la voiture, ce qui l’obligea à relativiser fortement son exploit nocturne. Lui qui se croyait déjà un héros ! Il se dit que finalement ses peurs étaient irraisonnées et il se promit qu’à l’avenir il ne craindrait plus l’obscurité.
Vers dix heures le départ fut donné et ils continuèrent à parcourir le plateau pendant toute la matinée, sans aucun succès malheureusement. Personne ne disait rien, mais chacun sentait que la situation devenait tout doucement préoccupante. Et si on ne trouvait rien ? Vers les deux heures de l’après-midi, la mère gara la voiture et avoua son impuissance. On n’y arriverait jamais ! Mais les enfants sont de nature optimiste et ils ne s’avouent pas vaincus si facilement, davantage par manque de clairvoyance que par ténacité, d’ailleurs, mais peu importe. Ils commencèrent donc à lui poser toute une série de questions, afin qu’elle se souvienne de quelque détail extraordinaire qui pourrait aiguiller les recherches. Elle n’avait pas grand chose à dire. La maison en elle-même, oui, elle la voyait bien. C’était une vieille ferme en pierre de granite, trapue, massive, adossée à la colline. Mais pour le reste, les environs, le nom des villages, non, elle ne se souvenait de rien. Allons, il fallait absolument qu’elle fasse un effort ! « Raconte tes souvenirs avec ta copine » dit Pauline, « cela nous aidera peut-être. » Mais il n’y avait pas grand chose à dire. Elle avait vécu là un bon mois et elle avait surtout passé son temps à bavarder et à se promener dans les bois. De quoi parlaient-elles ? Oh, de choses insignifiantes, de la vie en général, des garçons aussi, probablement. Elle se souvenait d’ailleurs qu’un jour où elles étaient assises près d’un petit lac, à la sortie du village, elles avaient croisé de jeunes militaires. L’un d’entre eux l’avait regardée attentivement puis lui avait souri et elle en avait été toute retournée. Les autres jours, elle s’était bien arrangée pour orienter discrètement les promenades vers cet endroit, mais elle n’avait jamais revu le jeune soldat avec son beau sourire. « Qu’est-ce que des militaires faisaient dans les bois ? » demanda naïvement Pauline ? ça, elle n’en savait strictement rien. Ils étaient probablement en manœuvre dans le coin, c’est tout. « Mais alors », s’exclama la garçon, que ces histoires de soldats intéressaient au plus haut point, « il devait y avoir un camp pas très loin ». L’argument était imparable. On se pencha aussitôt sur la carte Michelin à la recherche du mystérieux camp. Ce ne fut pas long. « Là, là », dit Pauline, « près de ce petit lac, on parle de terrains militaires. » Elle avait raison en plus ! Seulement, ce n’était pas en Corrèze, mais dans la Creuse. On était cependant à la limite des deux départements et au pied du plateau de Millevaches. Le nom de la ville s’étalait en toutes lettres sur la carte : la Courtine-le-Trucq. Un nom pareil, cela ne s’oublie pas et la mère, en effet, ne pouvait qu’approuver. C’était bien cela, elle se souvenait maintenant, c’était bien près de cette petite ville qu’elle avait passé ses vacances, à une époque qui lui semblait maintenant si lointaine.
On remonta en voiture et on prit la direction de la Creuse.
Chapitre 7
Ils arrivèrent vers les dix-neuf heures dans la petite ville et c’est sans hésitation que la mère prit la direction de la maison de son amie. On passa devant ce que, tout à l’heure, elle avait appelé un lac et qui n’était en fait qu’une petite retenue d’eau, mais l’ambiance était à l’allégresse et personne ne pensa à lui reprocher sa vision déformée et idéalisée des lieux. C’est que dans le fond tout le monde était très heureux d’atteindre enfin le but de cette expédition. Voyager, c’est bien, assurément, mais quand même, ces longues nuits dans la voiture n’avaient pas été des plus confortables et l’absence de point d’eau et de sanitaires commençait à devenir pénible. On a beau jouer aux héros et adorer l’aventure, un bon lit douillet et une bonne douche ne se refuseraient pas.
On passa devant le camping municipal et la mère assura que c’était le bon chemin. En regardant les tentes des touristes, alignées dans une espèce de prairie, les enfants eurent un sourire condescendant. Ce qui, il y a quelques heures encore, eût semblé un point de chute tout à fait enviable, leur apparaissait maintenant comme un camp de romanichels sans feu ni lieu. Dans le fond ils plaignaient presque ces pauvres gens qui devaient passer leurs vacances sous une toile précaire et cuisiner comme ils pouvaient sur des réchauds de fortune. Eux, c’était différent. C’est la vraie aventure qu’ils venaient de connaître, sillonnant les routes au hasard et dormant à la dure, pas la vie de ces campements pouilleux où régnait la promiscuité. Non, cela ils ne l’auraient jamais toléré car ils étaient d’une autre trempe, de celle dont on fait les héros. Mais maintenant que l’aventure touchait à sa fin, ce n’est pas sur un matelas pneumatique qu’ils allaient dormir, mais dans une vraie chambre. Qui sait, il y aurait même peut-être la télévision ou des jeux vidéo ? On pouvait toujours rêver… « S’il y a une bibliothèque dans cette maison, tu crois que je pourrai emprunter les Mille et une Nuit ? », demanda Pauline, qui ne se consolait pas d’avoir oublié son livre de contes favoris. Mais la mère n’en savait rien, elle ne se souvenait pas de cela. Par contre, pour ce qui était de la route, il n’y avait plus aucun problème. La petite Peugeot filait à vive allure sur un chemin communal assez étroit, un peu trop vite d’ailleurs à l’idée du garçon, qui en fit la remarque. Mais non, il n’y avait pas d’inquiétude à avoir, elle se souvenait de chaque virage comme si elle y était passée la veille. Et en effet, elle ralentissait quand il fallait et n’avait aucune seconde d’hésitation quand elle se retrouvait à un embranchement. Les pneus crissaient sur l’asphalte surchauffé, le changement de vitesse craquait un peu, puis elle s’engageait résolument dans la bonne direction, sans même regarder les vieux poteaux indicateurs en béton.
On avait complètement quitté l’agglomération et on remontait maintenant vers le plateau par une route de plus en plus sinueuse et de plus en plus étroite. Oui, on serait bientôt arrivés, il n’y avait plus qu’un petit bois à traverser et on déboucherait sur une grande étendue herbeuse. C’est là qu’était la maison, avec une vue imprenable sur l’immensité du monde. Ils allaient voir ce qu’ils allaient voir ! Après un dernier coup de frein, un coup de volant un peu trop sec, la voiture s’engagea en cahotant dans un chemin de terre. Il y eut encore un virage, puis la maison apparut.
La mère arrêta le moteur et il se fit un grand silence. Oui, la maison était là, devant eux, mystérieuse, énigmatique, superbe dans sa simplicité rustique d’où émanait pourtant comme un air de vieille noblesse. Elle était belle, oui. Elle était vraiment belle. Mais elle était vide aussi, complètement abandonnée et cela depuis pas mal de temps, cela se voyait au premier coup d’œil. Tous les volets étaient clos, des tuiles avaient été arrachées par les tempêtes, le petit potager sur le côté latéral était à l’abandon, lui aussi et un arbre fruitier, cassé en deux, laissait pendre ses branches mortes sur la terrasse. Triste spectacle que tout cela. Ils quittèrent la voiture et dans le grand silence du soir le bruit des portières qui claquèrent leur firent l’effet de coups de feu. C’est leur rêve et leur espoir qu’on assassinait là. Qu’allaient-ils devenir ?
« Pourtant », dit la mère, « la dernière fois que j’ai écrit, il y a deux ans, elle habitait toujours ici. » Personne ne répondit. Qu’est-ce qu’on aurait bien pu dire, d’ailleurs ? Dans le fond, la copine, les enfants s’en moquaient un peu, ils ne la connaissaient pas. Mais outre le fait qu’ils pouvaient dire adieu à la douche et au lit moelleux, ainsi qu’à la télévision et aux contes de Shéhérazade, ils se rendaient bien compte qu’ils se retrouvaient dans une impasse. Cette maison, c’était le refuge qu’ils cherchaient depuis des jours et des jours et maintenant qu’ils l’avaient enfin trouvée, tout s’écroulait. Qu’allaient-ils devenir ? Leur faudrait-il finalement retourner chez eux, après tout ce périple inutile ? L’enfant se revoyait déjà dans l’écurie, attendant les coups de ceinture qui ne manqueraient pas de pleuvoir sur son dos et ses cuisses et là le beau-père aurait un beau motif pour le punir. Il dirait que c’est lui qui avait tout manigancé, qu’il avait influencé sa mère, imaginé cette fuite aux airs de voyage… Au fond de lui, il se sentait déjà un peu coupable car s’il est vrai qu’il n’avait préparé aucun plan, il avait en revanche bien profité de cette longue course à travers la France. Dire qu’il n’avait pas été heureux pendant ces quelques jours serait mentir…
Il fallait donc agir et tout faire pour ne pas retourner là-bas. On voulait une maison ? Et bien on en avait une, après tout, non ? Il s’approcha de sa mère, qui restait là, complètement découragée, les bras ballants, à contempler le soleil qui descendait lentement vers l’horizon. Pauline, elle, appuyée contre le capot encore chaud de la voiture, pleurait en silence. Il exposa son plan. Il était trop tard pour s’informer aujourd’hui. Rebrousser chemin, il n’en était pas question non plus, d’ailleurs on n’avait nul endroit où aller. Donc, il fallait rester là, du moins pour cette nuit, c’était le plus sage. Alors, pourquoi dormir encore dans la voiture alors qu’on avait une maison à sa disposition et qui plus est une maison vide. On ne ferait de mal à personne en s’y introduisant. Et si quelqu’un venait faire des reproches, on dirait qu’on connaissait la propriétaire, ce qui en plus était la stricte vérité. D’ailleurs que ferait celle-ci si elle pouvait les voir en ce moment ? Elle leur enverrait la clef tout de suite et leur dirait de s’installer. A la limite, elle s’excuserait même d’avoir été absente, de n’avoir pas prévenu… Alors il suffisait de faire comme si elle habitait encore les lieux. Si cela avait été le cas, ne les aurait-elle pas accueillis à bras ouverts ? Bien sûr que si. Alors… C’était refuser une telle hospitalité qui aurait été inconvenant.
Chapitre 8
Sa mère le regarda et ne répondit pas. Sans doute n’avait-elle plus assez d’énergie pour prendre une position ferme, alors elle ne dit ni oui ni non. Le découragement la gagnait, cela se voyait et elle était prête à accepter n’importe quelle solution, pour autant qu’elle puisse enfin sortir de l’impasse dans laquelle elle se trouvait. L’enfant interpréta donc son silence comme une acceptation tacite et il se mit aussitôt au travail. Il s’agissait de trouver un moyen pour pénétrer dans cette demeure. D’abord, il fit le tour des portes et des fenêtres du rez-de-chaussée, mais elles étaient hermétiquement closes par de gros volets en bois lesquels devaient être maintenus de l’intérieur par des crochets ou des barres de fer. Impossible donc d’entrer par-là. Les étages ?
Impossible également, car là aussi il y avait des volets partout, sauf à une petite lucarne qui donnait directement dans le toit mais, vu la hauteur, celle-ci restait inaccessible. Quant à la grande porte de la grange, il ne fallait pas rêver, elle était également barricadée de l’intérieur. N’importe qui, devant une telle forteresse, se serait découragé, mais pas lui. Il se dit que si les volets qui protégeaient la porte d’entrée avaient été fermés de l’intérieur, c’est que la dernière personne qui avait quitté la maison connaissait un autre passage, un passage secret en quelque sorte. Cette idée n’était pas pour lui déplaire. Pour un peu il se serait cru dans un roman de Dumas, avec tous ces mousquetaires qui s’introduisaient auprès de la reine par des portes dérobées, dissimulées par des tapisseries et qui quittaient ensuite discrètement les lieux par des escaliers inconnus de tous, donnant dans des caves ou des souterrains.
Il fit trois fois le tour de la maison sans trouver le moindre indice. La reine mère, pendant ce temps, avait passé un bras autour du cou de la petite princesse Pauline et elle restait là sans rien dire, lui caressant machinalement les cheveux. Appuyées toutes les deux contre le capot de la voiture, elles semblaient attendre quelque miracle, quelque fait imprévisible qui leur permettrait de retrouver le sourire. L’enfant sentit que tout dépendait de lui. La pression était énorme. Mentalement, il se nomma capitaine des mousquetaires du Roy, dans l’espoir que cette haute fonction lui permettrait de résoudre plus facilement l’énigme qui se posait à lui. Mais il avait beau réfléchir, son nouveau grade ne lui donnait pas la réponse à cette double question : comment entrer dans cette maison ou, ce qui revenait au même, comment savoir par où le dernier habitant des lieux était sorti ? Ne trouvant aucun accès au bâtiment proprement dit, il se mit à explorer les alentours. L’ancienne ferme ayant été construite à flanc de colline, sa partie arrière était plus haute que sa façade avant puisqu’à ce niveau le mur de ce qui devait être les caves était visible. Malheureusement ce n’était qu’un mur, en grande partie dissimulé par une végétation foisonnante et aucune ouverture ne semblait y avoir été pratiquée. Il eut beau s’écorcher les cuisses dans les ronces et se griffer le visage aux branches des noisetiers, il ne trouva aucune porte donnant accès au bâtiment. Il prit un peu de recul pour mieux observer la façade arrière. Vue d’ici, la maison ressemblait à une forteresse moyenâgeuse. Elle aurait résisté sans problème aux invasions barbares, que ce soit celles des Huns ou celles des Vandales. Résisterait-elle à la sagacité tenace d’un mousquetaire ? Pour le moment, c’était le cas, malheureusement.
Découragé, il se dirigea vers un petit bâtiment qui avait dû être une porcherie ou une remise pour ranger les outils. Celui-ci ne tenait pas directement à la maison, mais se situait à une dizaine de mètres sur sa gauche et en contrebas. Une vieille porte de chêne en fermait l’entrée mais il était impossible de l’ouvrir car des planches avaient été clouées à l’extérieur pour en barrer l’accès. Sans voir le moindre rapport entre cette remise et la maison, l’enfant se mit cependant en devoir d’arracher ces planches, car, depuis une demi-heure qu’il errait au hasard, c’était la première occasion qui lui était donnée d’entrer en action et de réaliser quelque chose de concret.
Elles étaient bien récalcitrantes, ces planches, il n’y avait pas à dire ! En fait, elles n’étaient pas seulement clouées, mais aussi vissées, comme si on avait voulu éviter toute possibilité d’intrusion. L’enfant tira de toutes ses forces sur l’une d’entre elles, mais ce fut en pure perte. Alors il se mit à chercher dans les environs un outil quelconque, un bâton, un vieux pied-de-biche, une tenaille rouillée, n’importe quoi en fait, mais il n’y avait rien. A l’horizon, le soleil descendait et tout le plateau était illuminé d’une lumière rougeâtre et crépusculaire. Il ne fallait plus traîner car il allait bientôt faire noir. Désespéré, il chercha de tous côtés dans les hautes herbes et à la fin il finit par découvrir une vieille barre de fer toute rouillée qui traînait dans les orties. Il s’en empara en serrant les dents et, les mains en feu, il revint vers la porte. Il lui fallut alors enlever toutes les planches et une bonne demi-heure s’était déjà écoulée qu’il n’en était encore qu’à la moitié. En effet, récalcitrantes, les lattes grinçaient tant et plus avant finalement de céder.
Le bruit qu’il faisait avait attiré sa mère et sa sœur, lesquelles contemplaient, incrédules, ce travail de sapeur. « Tu n’y arriveras jamais », dit Pauline. Comment cela, il n’y arriverait jamais ? C’est ce qu’on allait voir. Il redoubla si bien d’efforts, tirant et poussant dans tous les sens, qu’à la fin il ne resta plus qu’une planche, mais quelle planche ! Plus épaisse que les autres, elle était maintenue par des clous beaucoup plus gros et beaucoup plus longs, sans compter qu’elle était placée bien trop haut pour sa petite taille. « C’est très bien, tout ce que tu fais », lui fit remarquer sa mère, « mais cela va nous servir à quoi de pouvoir entrer dans cette vielle remise ? Laisse tomber, on dormira dans la voiture, on commence par avoir l’habitude, non ? » Pour toute réponse il fit rouler une grosse pierre devant la porte et monta dessus. Maintenant qu’il était à meilleure hauteur, il put se remettre au travail avec encore plus d’acharnement. Abandonner si près du but lui semblait une folie. Il n’avait quand même pas fait tout cela pour rien ! Aussi, sans bien savoir, en effet, à quoi cela servirait de pénétrer dans cette remise, il poursuivit ses efforts jusqu’au moment où la planche céda dans un dernier grincement de clou arraché. Ouf ! Au moins on ne pourrait pas dire qu’il reculait devant la première difficulté…
Ils pénétrèrent tous à l’intérieur et la mère se mit en devoir d’enlever la barre de fer qui barricadait le volet afin de donner un peu de clarté, car il commençait vraiment à faire sombre. Ce qu’ils virent alors les étonna au plus haut point.
Chapitre 9
Cette ancienne écurie, qui manifestement servait maintenant de débarras, était, comme la maison, appuyée à la colline, dans laquelle elle s’encastrait. Elle devait mesurer plus ou moins quatre mètres en façade et peut-être trois en largeur, ce qui fait qu’on pouvait raisonnablement estimer sa profondeur intérieure à quatre ou cinq mètres au maximum. Or, ce que s’offrait maintenant à la vue de nos héros, c’était une pièce immense, d’au moins vingt-cinq mètres et dont ils apercevaient à peine le fond, plongé dans une demi-pénombre. Manifestement, le rocher avait été taillé à la pioche, si on en jugeait par sa découpe irrégulière et ses nombreuses imperfections. Le sol, taillé lui aussi directement dans le roc, semblait humide et glissant, aussi, avant de s’aventurer plus avant, il fallait d’abord aller chercher la torche électrique dans la voiture. Pauline se proposa aussitôt pour cette mission, qu’elle trouvait probablement moins dangereuse que l’attente dans cet endroit aussi étrange qu’insolite.
Pendant qu’elle était partie, la mère s’approcha de l’enfant et le prit dans ses bras, signe d’affection assez rare qui traduisait à la fois son propre désarroi et l’admiration qu’elle éprouvait pour ce fils si tenace et si courageux. Elle ne dit rien, mais, comme elle l’avait fait tout à l’heure avec sa fille, elle lui passa une main dans les cheveux, ce qui voulait dire qu’elle le remerciait d’être là et qu’avec lui elle se sentait rassurée. Il est clair que si elle avait été seule en découvrant la maison abandonnée, elle serait remontée aussitôt en voiture et serait repartie dans la nuit noire, ravalant ses larmes et sa déception. Il avait fallu l’intrépidité de son garçon pour qu’elle se fasse à l’idée de rester et de dormir ici. Maintenant, il y avait peu de chance que cette espèce de cave ou de souterrain fût plus confortable que la voiture car il y faisait froid. Mais peu importe. Intriguée, elle se prêtait au jeu de la découverte et mourait d’envie d’explorer les lieux. Elle ne comprenait pas comment, autrefois, elle avait pu vivre là-haut dans la maison sans avoir jamais remarqué l’existence de cette étrange écurie. Il lui venait une curiosité de petite fille et, pendant un instant, elle eut l’impression de revivre sa propre enfance, quand elle lisait les aventures du « Club des sept ». Elle en oubliait ses soucis du moment, le mari violent, la fuite en voiture, la précarité de sa situation… Elle avait de nouveau onze ou douze ans et cela lui faisait le plus grand bien !
Mais déjà Pauline revenait avec la torche électrique et ils se mirent à explorer cette curieuse caverne. Elle servait manifestement de débarras et ils retrouvèrent là tout ce que l’activité de la ferme durant les cinquante dernières années avait pu laisser comme vestiges. Au mur, pendaient des faux et des faucilles rouillées, témoins de l’époque où la fenaison se faisait encore à la main. Il y avait des fléaux, aussi, qui avaient servi à battre les épis de blé. Dans un coin, une grande cuve de bois éventrée avait dû être, dans des temps meilleurs, un pressoir pour le raisin. D’ailleurs quelques gros tonneaux ventrus et cerclés de fer prouvaient une ancienne pratique vinicole. De vieux harnais pour les chevaux de labour traînaient à terre, tout poussiéreux et, plus loin, une charrue au soc tranchant avait été laissée à l’abandon. Il y avait aussi des machines agricoles étranges dont ils n’auraient pu dire avec certitude à quoi elles avaient servi. Tout cela formait un amas informe de ferrailles rouillées, d’où dépassaient des tiges pointues, des herses, des espèces de râteaux métalliques ou encore des rouleaux de pierre destinés sans doute à tasser le sol avant les semis. Un peu plus loin, sur des étagères à l’équilibre fort improbable il découvrirent ce qu’on aurait pu appeler la partie féminine de la cave, car il n’y avait que des ustensiles domestiques. Des bocaux pour les conserves, un vieux moulin à café manuel, des piles d’assiettes empilées à la diable et qui semblaient toutes ébréchées, des cruches en grès fissurées, des bassines de faïence cerclées d’un liseré bleu aristocratique, mais tellement cabossées qu’elles semblaient devenues inutilisables.
Et puis, au-delà de tout ce capharnaüm, il n’y avait plus rien, c’était le vide absolu. La pièce, sur une longueur de vingt mètres environ, offrait la simple nudité de son roc, comme si l’homme, avec son amas de détritus, n’avait osé pénétrer plus avant sous la terre. Ici, le monde minéral régnait en maître et on devinait aussitôt la présence de la montagne au-dessus de soi, avec les millions de tonnes de sa masse granitique. Ils s’avancèrent prudemment et même avec respect, comme s’ils avaient parcouru la nef d’une cathédrale. Leurs pas résonnaient contre les parois, toutes suintantes d’humidité, et ils se demandaient bien où ils se trouvaient. Prudemment, Pauline projeta le faisceau de sa torche dans toutes les directions, afin de ne perdre aucun détail. Elle aurait découvert des dessins d’aurochs ou de bisons, comme dans la grotte de Lascaux, dont on lui avait parlé à l’école, qu’elle n’aurait pas été étonnée outre mesure. Mais non, il n’y avait rien de semblable. Par contre, dans le rocher, on avait creusé une bonne centaine de petites niches. Longues d’un bon mètre chacune, hautes d’environ trente centimètres, avec un arc en plein cintre pour résister à la pression de la colline, elles s’alignaient les unes à côté des autres jusqu’au bout de la cave et cela sur une hauteur de six rangs. La plus basse était à ras du sol et la plus haute se perdait dans la voûte du plafond. L’enfant fit un rapide calcul, comptant d’abord les niches du côté droit puis celles du côté gauche et il arriva au chiffre impressionnant de cent vingt-six cavités. A quoi tout cela pouvait-il bien servir ?
« C’est pour mettre des urnes funéraires ? » demanda-t-il angoissé. « On est dans un cimetière sous la terre, comme du temps des premiers chrétiens ? » « Tu penses à des catacombes ? Je ne crois pas, non », répondit la mère, « c’est bien plus simple que cela. Nous sommes dans une ancienne ferme, ne l’oublie pas. » « Je sais, moi! Ce sont des mangeoires pour les vaches ! », annonça Pauline toute fière. « Mais non, voyons, pourquoi y aurait-il six niches les unes au-dessus des autres, alors ? Les pauvres bêtes…Ceci dit, indirectement, cela a à voir avec les vaches, tu as raison. Allez, réfléchissez. Pourquoi élève-t-on des vaches ? » « Pour les manger », répondit aussitôt la petite, qui commençait sans doute à avoir faim. « Oui, bien sûr, mais pourquoi aussi ? » « Pour boire leur lait » « Ben voilà, on a presque trouvé. Et qu’est-ce qu’on peut faire avec le lait, si on ne le boit pas ? » « Du fromage ! » crièrent les enfants en chœur. «Exactement, du fromage. Ces niches servaient à déposer les fromages qui devaient mûrir un certain temps avant de pouvoir être mangés. Et pour cela, il fallait un lieu humide, toujours à la même température été comme hiver, d’où probablement l’idée des anciens fermiers de creuser cette pièce sous la colline. »
Tout en parlant, ils continuèrent à avancer jusqu’au bout de la cave. Quel travail, quand même ! Cela avait dû prendre des années et des années, sans aucun doute. Et tout cela à la main, avec de simples pioches ! Et rien que pour du fromage ! Ils en restaient admiratifs tous les trois, sentant intuitivement qu’ils étaient là en présence d’un savoir-faire qui remontait à l’aube des temps, à l’époque des Gaulois sans doute ou peut-être même bien avant encore. Depuis que l’homme préhistorique avait quitté ses grottes et abandonné la chasse pour élever du bétail, il avait fait du fromage et cette technique ancestrale, que l’on s’était transmise de génération en génération depuis au moins quatre mille ans, ils en avaient l’aboutissement sous les yeux. Finalement, même s’il n’y avait pas d’animaux sauvages dessinés sur les parois, comme à Lascaux, le poids de l’Histoire était la quand même, dans cette cave qui, certes, ne devait pas remonter à plus d’un siècle ou deux, mais qui était comme la synthèse de tout ce qui avait précédé. La synthèse et le terme aussi, car les fromages on ne les produisait plus ici, mais dans des usines industrielles, du côté de Clermont-Ferrand ou de Brive-la-Gaillarde et on les retrouvait sous plastique dans les hypermarchés de Paris ou d’ailleurs. Le monde avait changé, une page était tournée.
Chapitre 10
Ils arrivèrent finalement à l’extrémité de la cave et découvrirent alors un escalier d’une trentaine de marches, elles aussi taillées dans le rocher. Bien lisses, usées par des milliers de pas pendant un siècle ou deux, elles étaient mouillées par la condensation et glissantes à souhait. Ils s’y engagèrent prudemment, s’éclairant comme ils pouvaient avec leur unique torche électrique. Tout en haut, ils butèrent contre une porte qui, bien entendu, était fermée à clef. Ce n’était quand même pas possible !
Tout ce travail et ce temps perdu pour rien ! Ô désespoir ! Cette maison était plus inaccessible qu’un château-fort… Découragé pour la première fois, l’enfant s’assit sur une marche humide et courba la tête. Il n’y avait plus rien à faire, si ce n’est dormir dans la voiture et repartir le lendemain matin. Pendant qu’il se lamentait ainsi, Pauline qui, dans ses contes, avait vu plus d’un Sésame s’ouvrir mystérieusement, inspectait les lieux, espérant sans doute trouver une clef magique ou un passage secret. Mais non, il n’y avait rien, absolument rien. Pas la plus petite anfractuosité où on aurait pu dissimuler une clef, pas la moindre formule magique écrite en lettres gothiques sur la paroi et qu’il aurait suffi de prononcer trois fois pour que s’ouvre la porte du paradis. Elle prenait subitement conscience de la dure réalité de la vie. Oui, tous ces contes qui l’avaient tellement fait rêver quand elle était plus petite n’étaient finalement qu’un tissu de mensonges ! Cela avait servi à quoi de lire toutes les histoires racontées par Shéhérazade si cela ne lui permettait même pas d’ouvrir une simple porte ? C’était à désespérer de la littérature et de tous ces auteurs qu’on disait fort intelligents mais qui ne racontaient en fait que des sornettes. Elle allait à son tour manifester son découragement et peut-être même verser quelques larmes quand elle fit une remarque technique qui attira l’attention de son frère. « C’est curieux, ce n’est pas une serrure comme chez nous. Celle-ci n’est pas fixée dans l’épaisseur de la porte. » « Comment cela, elle n’est pas dans la porte ? » « Non, elle est sur la porte, pas dedans ». Il se leva d’un bond et faillit bousculer sa mère, qui ne retrouva son équilibre qu’en se retenant comme elle put à la paroi toute suintante d’humidité. Effectivement, la serrure était fixée sur la porte par quatre grosses vis qui disparaissaient à moitié sous une belle épaisseur de rouille. Mais alors, s’il y avait des vis, on pouvait les dévisser et donc enlever la serrure ! Ils se regardèrent comme les naufragés d’un radeau qui viennent d’apercevoir dans le lointain une île à la végétation luxuriante. Ils étaient sauvés !
Tout, ensuite, alla très vite. Mais ils devaient d’abord trouver un tournevis… « Il y en a un dans la trousse de secours de la voiture » dit la mère, rayonnante. Bon, il allait falloir rebrousser chemin, mais ce ne serait que pour mieux revenir. Bien entendu, aucun d’entre eux n’avait envie de rester seul dans l’obscurité profonde de la cave et c’est donc à trois qu’ils refirent tout le parcours en sens inverse, en essayant de ne pas glisser. Quand ils parvinrent à l’extérieur, le soir était déjà tombé et il faisait noir. Ils contournèrent la maison et tentèrent de retrouver la voiture, ce qui n’était pas facile car le rayon lumineux de la torche commençait à faiblir dangereusement. Hélas ! Ils avaient beau aller à droite et à gauche, ils ne trouvaient rien. Mon Dieu, la voiture ! Et si on la leur avait volée ? D’ailleurs personne n’avait pensé à fermer les portières à clef, mais c’était un peu tard pour s’en souvenir. Heureusement, à force de tâtonner, ils butèrent sur le chemin d’accès et, en le suivant, finirent par retrouver le véhicule. Leur erreur était simple : en sortant de la cave, ils avaient contourné la maison par la gauche au lieu de prendre à droite. Désorientés, ils avaient erré pendant un quart d’heure dans le noir absolu, cherchant d’un côté ce qui était de l’autre. Ouf, ils l’avaient échappé belle quand même ! Pauline sentait son petit cœur qui battait à se rompre et quant à sa mère, même si elle n’en disait rien, elle avait eu la peur de sa vie. On prit le tournevis, on ferma la voiture à clef, on revint au moins trois fois sur ses pas pour vérifier et on repartit. Il ne fallait pas traîner car le faisceau de la torche se montrait de plus en plus timide. Personne, assurément, n’avait envie de se retrouver perdu dans l’obscurité du souterrain ! Il n’aurait plus manqué que cela ! Rien que d’y penser, ils en avaient tous des frissons.
On repassa devant les herses, les fléaux et les bocaux à conserves, on courut presque le long des niches à fromage et après avoir un peu dérapé sur les marches glissantes, on se mit en devoir d’enlever la serrure. Pauline, qui avait tenu le tournevis tout le long du trajet, voulut essayer la première, mais elle passa vite l’outil à son frère, lequel ne se montra pas plus habile. C’était une question de force, en fait. Les vis étaient particulièrement rouillées et seule la mère parvint à les décaler et encore, ce ne fut pas sans mal. A la fin, elle enleva la serrure et la porte s’ouvrit comme par enchantement. Enfin, on y était !
On était où au fait ? Dans une autre cave tout simplement, mais celle-ci devait être celle de la maison car elle n’était plus taillée dans le roc mais ses murs étaient constitués de gros blocs de granite mal équarris. A part quelques cageots dans un coin, elle était vide. On poussa une autre porte, heureusement sans clef et sans serrure celle-là et on se retrouva dans une deuxième cave, laquelle donnait dans un petit corridor d’où montait un escalier en bois. Les marches craquèrent sous leur poids d’une manière inquiétante. On sentait qu’il y avait longtemps que les vieilles planches de chêne n’avaient plus été soumises à la moindre contrainte et on aurait dit qu’elles protestaient et qu’elles se révoltaient contre l’intrusion de ces visiteurs inconnus. Ils faisaient tellement de bruit, à eux trois, qu’ils en étaient intimidés, comme s’ils avaient craint de réveiller quelque fantôme assoupi ou même d’indisposer l’âme plusieurs fois centenaire de la maison.
C’est qu’elle existait depuis si longtemps, cette demeure, qu’elle avait fini par vivre de sa vie propre, indépendamment des humains qui l’avaient habitée. Il faut dire qu’elle en avait vu, des générations défiler sous son vieux toit. On ne comptait plus le nombre d’enfants qui étaient nés ici, y avaient grandi, s’y étaient mariés, avaient travaillé d’arrache-pied dans les champs, avant de s’éteindre dans le lit d’une des chambres, sous le grand crucifix de bois. Ils étaient tous venus du néant et y étaient retournés, sans laisser beaucoup de traces de leur passage à vrai dire, si ce n’est de temps en temps un nouveau meuble, un bibelot de cuivre ou quelques-unes de ces machines agricoles qui rouillaient maintenant dans la remise.
Elle, par contre, la maison, était toujours debout, traversant les années et même les siècles comme si elle avait dû être immortelle. Il faut dire qu’elle avait été bâtie sous l’Ancien Régime encore, peut-être par quelque fermier enrichi dans la collecte des impôts. Elle n’avait pas connu les guerres de religion proprement dites, cela non, mais la révocation de l’Edit de Nantes, certainement. Les soldats du Roi avaient sans doute fouillé ses vieux murs à la recherche de quelque Huguenot récalcitrant et le sang de ce dernier avait dû laisser sur les pierres brutes quelques taches rouge sombre, que la pluie des automnes ou la neige des hivers avaient effacées insensiblement. Puis cela avait été la Révolution et l’un ou l’autre comte ou baronnet local avait sans nul doute été pendu à l’un des grands chênes le long du chemin. Quant aux comtesses et à leurs filles, on n’ose même pas imaginer quelle fin dut être la leur, quand on voit le nombre de caves et de recoins sombres que comporte la bâtisse. Il vaut bien mieux oublier tout cela. Plus tard, on peut imaginer que certains fils du fermier sont partis se battre pour l’Empereur, là-bas, tout là-bas, de l’autre côté du Don et du Dniepr, dans les grandes plaines de la Russie. On ne sait pas bien pourquoi ils sont partis en fait, abandonnant leurs terres et leur jolie fiancée. Tout ce que l’on sait, c’est qu’ils ne sont jamais revenus, ensevelis sans doute sous les neiges du grand hiver continental. Puis ce furent d’autres enfants de la maison qui s’en allèrent vers d’autres guerres, plus proches celles-là, sur les frontières du Nord et du Nord-Est. Quelques-uns rentrèrent un jour avec des cartouches vides plein les poches en guise de souvenirs. Les autres, on ne les a jamais revus, ils sont restés là-bas et ils dorment dans la terre de Champagne ou d’Argonne.
Chapitre 11
Voilà tout ce qu’elle pourrait dire, la maison, si elle pouvait parler. Mais elle ne parle pas, elle se contente de savoir. Elle en a tant vu défiler, des hommes et des femmes, génération après génération, qui sont venus puis qui sont partis, tandis que de son côté elle demeurait semblable à elle-même, qu’elle a pris l’habitude de garder le silence, indifférente à tout ce qui n’était pas elle. C’est ce qu’on appelle le silence des pierres, celui qui confine à l’éternité. Et ce n’est pas ces trois visiteurs anonymes, en train de gravir l’escalier de la cave, qui vont l’impressionner. Si elle fait craquer les marches sous leur poids, c’est juste pour protester contre cette invasion intempestive, qui l’arrache à sa torpeur.
Eux, les visiteurs, n’entendent rien à cela, tant ils sont préoccupés par ce qu’ils vont découvrir au sommet. Et les voilà maintenant devant la porte, l’ultime porte. Elle n’a pas de serrure ! Il suffit d’en faire tourner la poignée et la voici qui s’ouvre, docile, sur le corridor du rez-de-chaussée. Ils sont enfin dans la maison !
La première chose qu’ils aperçoivent, c’est le compteur électrique, qui est là, bien visible, sans coffret de protection. On se regarde avec un sourire en coin. Pauline s’approche, braque la torche au faisceau de plus en plus vacillant… C’est que les piles sont presque mortes, il ne faut plus traîner, c’est évident ! Mais on voit encore suffisamment clair pour distinguer les fusibles bien alignés ainsi que la rangée de fils rouges ou bleus qui sortent du tableau avant de se transformer en gros câbles qui courent le long des murs. Et là, à l’extrême droite, se trouve le disjoncteur principal. Il n’y a pas de doute à avoir, on le reconnaît au gros bouton rouge qui dépasse. Sûre d’elle, la mère appuie dessus d’un geste franc. On entend un déclic, ça y, le courant est rétabli. L’enfant court vers un interrupteur, bascule le commutateur et attend, incrédule. Il ne se passe rien. Il n’y a pas de courant ! La mère recommence, joue avec le bouton du disjoncteur, déconnecte puis reconnecte tous les fusibles les uns après les autres. Toujours rien. « C‘est peut-être l’ampoule du corridor qui est grillée », suggère Pauline. Comment n’y avaient-ils pas pensé ? C’est l’évidence même. Alors ils se précipitent dans la première pièce, appuient sur tous les interrupteurs qu’ils trouvent. Rien, toujours rien. Il n’y pas de courant ! Comment est-ce possible ? L’enfant, qui a déjà compris, désigne du doigt un tas de papiers amoncelés près de la porte d’entrée, au pied de la boîte aux lettres. Dans le rayon blafard de la torche, ils aperçoivent des dizaines et des dizaines de lettres, à même le sol. Sur l’enveloppe de quelques-unes se dessine, bien visible, le sigle d’EDF. Voilà, c’est une évidence, comment n’y avaient-ils pas pensé plus tôt ? L’électricité a été coupée parce que les factures n’ont plus été payées depuis des mois et des mois. Depuis, en fait, le départ de la fameuse amie, celle qui avait si bien barricadé sa maison et qui maintenant leur joue un deuxième tour. Dans la petite équipe, c’est la consternation. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, c’est le moment précis que la torche choisit pour rendre l’âme. Pauline a beau la secouer dans tous le sens, tapoter dessus, rien n’y fait. Les voilà plongés dans le noir absolu, dans l’obscurité tant redoutée.
Que faire ? Pauline se met à crier, littéralement prise de panique, ce qui ajoute encore à l’angoisse des autres. Sa mère tente de la rassurer, mais c’est à peine si elle l’écoute et soudain, la voilà qui s’élance au hasard, à l’aveuglette. On l’entend glisser sur le courrier répandu à terre, mais elle se relève et se met à secouer la porte d’entrée de toutes ses forces. « Il n’y a pas de clef, il n’y a pas de clef » hurle-t-elle. Il fallait s’y attendre ! Pourquoi la propriétaire aurait-elle laissé la clef sur la porte principale ? C’eût été imprudent. En attendant, les voilà pris au piège comme des rats, sauf que les rats, eux, n’ont pas trop de problème pour s’orienter dans le noir, ce qui est loin d’être leur cas.
Tandis que la mère essaie comme elle peut de rejoindre sa fille, qui braille toujours (mais qu’elle se taise, à la fin !) l’enfant réfléchit. Impossible donc de sortir par ici pour regagner la voiture. Car c’est ce qu’il faut faire, regagner la voiture. Cela n’a plus aucun intérêt d’être à l’intérieur de la maison puisqu’ils ne distinguent rien et qu’ils seraient bien incapables de trouver une chambre et un lit. Mais comment s’extraire de ce guêpier ? Ce n’est quand même pas vrai qu’il va falloir encore une fois rebrousser chemin ! Et dans l’obscurité totale, cette fois ! Mentalement, il refait le parcours du souterrain, rassemblant ses souvenirs au maximum. Il se voit déjà en train de tâtonner du pied pour retrouver l’escalier. Les marches craquent, c’est bon signe, mais il ne faut pas tomber, ne pas rater une marche. Il n’y a qu’un moyen, mettre la main sur la paroi et avancer lentement, très lentement. Et une fois dans le petit corridor, que faudra-t-il faire ? Ah oui, il se souvient : longer les murs jusqu’à la cave, celle qui est toute vide, puis ensuite, toujours en longeant les murs, trouver la porte intermédiaire, celle qui n’a pas de serrure. Une fois arrivé là, cela se complique. Traverser en plein milieu serait impossible, suicidaire, même, c’est pour se perdre à jamais. Il en a des sueurs froides. Mais continuer à longer les murs, c’est tout aussi dangereux, car il y a des cageots dans un coin. C’est pourtant la seule solution.
Alors il s’imagine en train d’avancer précautionneusement, jusqu’au moment où son pied vient buter contre le tas de cageots. Ne pas s’étaler en plein milieu, surtout, ces vieilleries doivent être remplies de clous rouillés. Non, il faudra alors les contourner, mais ne pas rompre le contact non plus, pour ne pas se retrouver perdu au milieu de la pièce. Et après ? Après ce sera l’escalier taillé dans le roc. Il en imagine déjà les marches glissantes, le contact incertain de sa semelle. Il avance pourtant un pied, puis un deuxième. Non, c’est trop dangereux, il ne peut plus avancer. De la main, il tâte la paroi humide du rocher. Elle est froide, horriblement froide et toute suintante. Il en sent l’odeur âcre. On dirait celle d’un tombeau. Alors il se revoit chez lui, accroupi dans l’écurie, perdu dans le noir et attendant la mort. C’est pareil, c’est juste pareil ! Sauf que là-bas la porte s’était ouverte sur sa mère, qui était venue le chercher pour fuir, mais ici les portes ne s’ouvrent jamais, il le sait bien, maintenant. Le voilà qui tremble. Il se voit en haut de cet escalier, perdu dans l’obscurité absolue, n’osant plus ni avancer ni reculer. Un cauchemar !
Non, impossible de passer par le souterrain, jamais il n’y retournera dans ces conditions. Il faut fuir, mais par où ? Pauline, pendant ce temps, continue de crier et de tambouriner contre la porte. La mère l’a rejointe, l’a prise dans ses bras, mais rien n’y fait. Elle se débat, sanglote et hurle. L’enfant sent la panique qui le gagne à son tour. Il doit sortir à tout prix, mais comment ? Soudain, il a un éclair de génie, mais en réalité c’est plutôt l’instinct de survie qui lui dicte sa conduite. Il entre dans la pièce de droite, longe le mur, escalade ce qui doit être un fauteuil. Le voilà à genoux sur les coussins et là, derrière le fauteuil, il y a la fenêtre. Ses doigts écartent les rideaux, cherchent le système de fermeture. Ca y est, il a trouvé ! Il actionne l’espagnolette, ouvre la fenêtre dont les deux battants s’écartent en grinçant. Il tâtonne encore, cherche la barre de fer qui bloque les volets. Il la tient, la fait sortir de l’encoche où elle est enchâssée. Elle tombe à terre dans un grand bruit métallique, ce qui fait taire les cris de sa sœur. Mais déjà il a ouvert les volets, escaladé l’appui de fenêtre et sauté à l’extérieur. La lune éclaire la prairie au milieu de laquelle se trouve la voiture. Il est sauvé ! ils sont sauvés ! A ce moment, d’un arbre voisin, une chouette, dérangée par tout ce bruit, prend soudain son envol et pousse son grand cri plaintif : « ouououuuuu, ouououuuuu »
Chapitre 12
Ensuite, cela n’a pas traîné, comme on le pense bien. La mère a d’abord aidé Pauline à passer par la fenêtre, c’est-à-dire qu’elle l’a plus ou moins portée au-dessus du fauteuil puis l’a littéralement jetée dans les bras de son frère. Après, elle a lancé les clefs de la voiture à son fils en lui demandant d’allumer les phares, afin d’éclairer l’intérieur du salon. Là, il y a eu un instant de frayeur car le pauvre n’avait jamais utilisé une clef de contact. Alors, au lieu de ne donner qu’un tour, il en a donné deux et la petite Peugeot a fait un ou deux bonds en avant, tandis que le moteur se mettait à tousser et à hoqueter. Heureusement il a eu le réflexe de tourner la clef dans l’autre sens et le véhicule s’est aussitôt immobilisé.
Quelques mètres de plus et il se trouvait au-dessus de la pente qui longe le côté de la maison ! Mieux vaut ne pas penser à ce qui aurait pu se produire alors… Bref, une fois le frein à main bien serré et les phares allumés, les enfants ont passé à leur mère, restée à l’intérieur, tout ce qui était nécessaire pour la nuit. Elle a installé les sacs de couchage sur les fauteuils, puis elle est venue les rejoindre. Le repas fut particulièrement frugal. D’abord ils tombaient de sommeil, après toutes ces émotions, mais en plus les provisions commençaient vraiment à se faire rares. Assis dans l’herbe, ils grignotèrent du bout des dents un morceau de baguette avec une tranche de saucisson puis finirent avec un biscuit sec. Hagards, ils restèrent encore là quelques minutes, les yeux dans le vague, chacun rêvant visiblement de son côté à cette expérience unique qu’ils étaient en train de vivre. Mais bon, puisqu’ils avaient la chance d’avoir un toit, pour une fois, ils n’allaient quand même pas passer la nuit dehors, à se battre contre les moustiques qui commençaient à devenir bien envahissants. Alors on éteignit les phares, on ferma la voiture à clef, puis on regagna le salon par le chemin habituel, autrement dit par la fenêtre. Quand les enfants furent bien enfoncés dans leurs sacs de couchage, la mère ferma les volets et se coucha à son tour. Bientôt, dans le noir absolu de la pièce, elle n’entendit plus que la respiration régulière de ses deux petits qui dormaient déjà. Elle resta encore éveillée un moment, pensant à tout ce qui lui arrivait. C’était quand même assez extraordinaire, il faut l’avouer. Mais elle était fière d’elle. Comme une lionne qui a su protéger ses petits, elle sentait qu’une grande force l’habitait. Il allait falloir maintenant s’arranger pour que tout cela continue. Mais elle n’eut pas le temps de faire de grands projets car elle sombra elle aussi dans un sommeil profond et réparateur. Dehors, les chouettes continuaient à se répondre de loin en loin, mais dans la maison, il n’y avait plus personne pour les entendre.
Ils ne se réveillèrent pas avant dix heures, mais rattrapèrent vite le temps perdu. Après avoir avalé les derniers biscuits, ils ouvrirent tous les volets et firent le tour de l’habitation. Elle était spacieuse et agréable. Par les fenêtres, le soleil de juillet déversait des flots de lumière, laquelle, en se réfléchissant sur les vieux planchers cirés, faisait presque mal aux yeux. Chacun choisit une chambre et on se mit à faire les lits, avec des draps trouvés dans les armoires. « Tu ne crois qu’on va pas se faire repérer ? » demanda Pauline quand tout fut terminé. Mais la mère avait son plan. Tenter de rester incognitos semblait impossible. Le moindre fermier qui allait venir donner à boire à ses vaches allait vite remarquer des signes de vie, ne serait-ce qu’à cause de la voiture. Il fallait donc mieux adopter la tactique inverse et se montrer au grand jour. Les gens du coin penseraient que la propriétaire était revenue ou bien que la maison avait été louée pour la durée des vacances. Tiens, c’était une bonne idée, cela, les vacances. Ils n’auraient qu’à répondre cela si par malheur quelqu’un d’un peu trop curieux les interrogeait. Ils venaient de Paris et s’étaient installés chez une cousine de leur mère. Voilà, ce n’était pas plus compliqué que cela.
Au rez-de-chaussée, après avoir ouvert quelques vannes, ils constatèrent avec satisfaction que l’eau courante n’avait pas été coupée. Ils étaient sauvés ! Et il y avait mieux encore : la maison était équipée d’un gros réservoir de gaz, dont ils avaient remarqué la présence la veille, près de l’entrée du souterrain. Ils purent donc actionner le chauffe-eau de la salle de bain, dont la mise en marche fut saluée par des salves d’applaudissements. Alors, à tour de rôle, chacun prit un bain bien mérité. C’était un véritable plaisir de sentir l’eau brûlante couler de la poire de douche sur sa peau ou bien de s’immerger dans la baignoire en se laissant couler comme au fond de l’océan. Évidemment, tout cela prit un certain temps, comme on le pense bien. Il était plus de quatorze heures quand ils se retrouvèrent dehors, tout propres et rayonnants de bonheur.
Il fallait maintenant faire les courses. Ils prirent donc la direction de La Courtine où ils achetèrent tout ce dont ils avaient besoin. Le gros problème, c’était l’absence d’électricité, ce qui voulait dire qu’il faudrait se passer de congélateur. Ils négligèrent donc la viande au profit des œufs, qui se conservent mieux et achetèrent des saucissons secs et du jambon fumé en compensation. Pour le reste, le coffre était rempli de légumes frais, de bouteilles de lait et de kilos de farine quand ils remontèrent la petite route en lacets. Si on ne voulait pas trop attirer l’attention, mieux valait éviter de descendre tous les jours pour s’approvisionner en pain. Ces petits commerces sont bien sympathiques, mais ce sont des lieux où l’on parle beaucoup et mieux valait quand même éviter les questions indiscrètes. La mère avait donc décidé qu’elle ferait elle-même son pain et qu’elle utiliserait pour cela le four de la cuisinière à gaz. Une fois rentré, il fallut tout ranger, mais où ? L’enfant eut bientôt une solution, pleine de bon sens par ailleurs. Ils n’avaient quand même pas exploré la maison pour rien et s’ils avaient eu peur dans l’obscurité du souterrain, au moins savaient-ils maintenant que celui-ci était humide et frais. Toujours à la même température, il pouvait se transformer en garde-manger idéal.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Tout le monde redescendit par les caves et empila dans les niches à fromage les salades, les courgettes et autres tomates qu’ils venaient d’acheter. Il va sans dire qu’ils avaient fait aussi une bonne provision de piles pour la torche, ainsi que des bougies pour la soirée et la nuit. Le commerçant avait bien eu l’air un peu étonné qu’on lui achetât ainsi d’un coup trente grosses bougies, alors qu’on n’était même pas dans la période de Noël, mais il n’avait pas posé de questions et s’était contenté d’encaisser sans broncher les billets qu’on lui tendait.
Finalement, quand tout fut rangé et qu’on eut remis de l’ordre dans la maison, il était déjà dix-huit heures. On se promena un peu dans les environs, histoire de repérer les lieux. Fort heureusement, il n’y avait pas de voisins immédiats, juste quelques fermes dispersées, mais distantes de plusieurs kilomètres. C’était déjà cela. Evidemment, les champs de ces fermes venaient mourir contre l’habitation, et c’est de là probablement que viendrait le danger un jour, beaucoup plus que de la route, puisque le bâtiment était en retrait. Quand on rentra, les deux femmes commencèrent à préparer le dîner (laitue, omelette aux poivrons et aux petits oignons, pommes de terre nature) mais l’enfant, lui, s’éclipsa. Cela ne lui ressemblait pas car il aimait bien rester auprès de sa mère et l’aider à cuisiner.
Ce n’est que quand on passa à table qu’elles comprirent à quoi il avait consacré son temps. Il était retourné à l’entrée du souterrain et dans le fouillis de vieux outils qui traînaient à l’entrée, il était parvenu à trouver une scie pas trop rouillée. Ensuite, il s’était mis en devoir de scier les branches du pommier qui était tombé sur la terrasse. Une fois l’espace dégagé, avec du papier et des brindilles, il avait allumé un feu dans la prairie, ce qui fait que lorsque sa mère et Pauline sortirent en apportant les plats et les assiettes, croyant manger dans l’herbe, elles n’en crurent pas leurs yeux. Une table en bois et trois chaises les attendaient sur la terrasse, tandis qu’à quelques mètres, dans l’herbe, brûlait un bon feu qui pétillait en crachotant et en ronronnant. Ma foi, il allait commencer à faire froid et le soleil déclinait déjà à l’horizon… Ce feu allait être le bienvenu. De plus, il ne faudrait même pas utiliser les bougies pour s’éclairer.
Chapitre 13
Le dîner fut charmant, presque romantique. Après avoir empourpré les collines, le soleil avait très vite disparu derrière le faîte des arbres et la grande nuit, implacable, était revenue. Avec elle, les premières chouettes avaient recommencé à lancer leurs hululements caractéristiques, mais nos amis ne les entendaient plus. Ils étaient fascinés par les flammes et, tout en dégustant leur omelette ou en avalant une feuille de salade, ils tournaient leurs regards vers ce bon feu crépitant qui les réchauffait et les éclairait. C’était comme un phare dans la nuit au milieu de l’océan, un refuge inespéré pour les naufragés qu’ils étaient et le seul fait de le regarder leur réjouissait le cœur. N’était-ce pas le principal ?
L’enfant, cependant, se souvenait des moustiques qui étaient attirés par les phares de la voiture, lors de leur première nuit passée sur le plateau de Millevaches. Se pourrait-il qu’il leur ressemblât et que ce bonheur qu’il vivait en ce moment ne fût qu’un leurre et un mensonge ? Allons, il n’allait quand même pas se décourager maintenant ! Pour une fois que tout allait bien, il n’y avait pas de raison d’être négatif. A réfléchir au malheur, on finit par l’attirer. Alors il sortit de sa rêverie, se resservit un peu d’omelette et écouta sa petite sœur, qui se prenait pour Shéhérazade et qui n’en finissait plus de raconter des histoires aussi étranges que merveilleuses.
Quand le feu fut presque éteint, on rangea tout à l’intérieur, ce qui demanda quand même quelques acrobaties, puisqu’il fallait passer par la fenêtre. Ensuite, on alluma bien quelques bougies pour s’éclairer mais on décréta vite que la vaisselle gagnerait à être lavée le lendemain, à la lumière du jour. Heureux d’échapper à cette corvée, les enfants ne rechignèrent pas pour aller se coucher. La mère les accompagna dans leur chambre respective et quand ils furent au lit, elle éteignit elle-même leur bougie, de peur des incendies. C’est que cela brûlerait vite, une maison comme cela, avec des lambris et des parquets en bois partout, sans parler des tentures et des rideaux. Il ne manquerait plus que cela : bouter le feu dans une maison où on est invité ! Enfin, presque invité…
Ensuite, après être redescendue mettre un peu d’ordre au rez-de-chaussée, elle s’achemina vers la salle d’eau. Elle fit couler un bain puis disposa de petites bougies de long de la baignoire. C’était très joli car les flammes vacillantes se réfléchissaient dans les miroirs de l’armoire disposée au-dessus du lavabo. En ouvrant les portes latérales et en les disposant d’une certaine façon, elle parvint à ce que l’image des bougies soit renvoyée à l’infini, dans une sorte d’abîme où celles-ci semblaient se multiplier d’elles-mêmes. On se serait cru dans un lieu sacré, un temple primitif dédié aux dieux ancestraux ou quelque chose d’approchant. L’éclairage, orange ou rouge, selon les moments, donnait à la pièce un caractère étrange et mystérieux. Elle enleva ses vêtements et se contempla longuement dans le miroir, nue. Elle allait avoir trente-six ans et ne pouvait pas se résigner à ce que l’essentiel de sa vie soit déjà derrière elle. Pourtant elle venait de quitter le deuxième homme de son existence et il lui semblait cumuler les échecs. Bien sûr, elle avait ses enfants et elle les adorait, mais elle savait aussi que cela serait dur de les élever seule. Il ne faudrait pas que ce qui était une joie devînt subitement une corvée. L’avenir lui faisait un peu peur à vrai dire. De quoi serait-il fait ? Elle s’approcha de la glace et se regarda avec plus d’attention. Elle voyait ce corps de femme, jeune encore, séduisant à vrai dire et elle savait qu’il aurait ses exigences, ses désirs même. Lui résister semblait au-dessus de ses forces, mais elle n’avait pas envie de se retrouver un jour engagée dans une troisième aventure sentimentale, laquelle risquerait de finir aussi mal que les précédentes. C’est que les hommes sont bien compliqués… Mais d’un autre côté, elle ne pouvait se résigner non plus à ce que ce corps soit nié. Il avait ses besoins. Elle ne voulait pas être déjà vieille, cela ne se pouvait pas. D’un doigt délicat, elle suivit le pourtour de son sein, puis effleura le mamelon, dont la pointe se dressa aussitôt. Elle avait trente-six ans et elle voulait vivre, tout simplement.
Elle alla s’étendre dans l’eau du bain, très chaude, et se sentit un peu rassurée. Un bien-être indéfinissable la submergeait petit à petit. Le calme, le silence, l’éclairage tamisé et vacillant des bougies, leur odeur aussi, tout contribuait à faire de ce moment un instant privilégié. Elle oublia tout, l’échec de son mariage avec un homme violent, sa situation précaire actuelle, ses enfants. Elle n’était plus qu’elle-même, un corps qui flottait, un esprit qui surnageait, une conscience qui se manifestait, avant de s’évanouir et de disparaître dans une sorte de béatitude totale. Elle était ici et ailleurs, ici et partout. Elle flottait sur l’océan, emportée par des courants inconnus, comme le « Bateau Ivre » de Rimbaud, dont des vers lui revenaient soudain en mémoire :
Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs…
Embarcation à la dérive, elle se laissait emporter par la courant. Elle était un bateau en perdition, une île flottante au milieu de l’Amazone, une prisonnière attachée nue dans une pirogue. Et elle dérivait, dérivait…Déjà, il lui semblait entendre le cri des perroquets et des singes hurleurs, qui, dans les hautes frondaisons des arbres bordant le fleuve, la contemplaient d’un œil étonné. Il faisait chaud, extrêmement chaud. L’équateur ! Sur le miroir du lavabo, la vapeur se condensait en buée, rendant le lieu encore plus insolite, tandis que du fleuve montait une sorte de brouillard qui occultait les lointains. Où allait-elle ? Vers quelle destinée ? A moitié inconsciente dans la chaleur étouffante, elle ne faisait que deviner, toute proche, l’embouchure du grand fleuve qui allait bientôt s’évanouir dans la mer, se perdre dans l’océan.
La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Les yeux fermés, elle continue sa lente progression. Elle se laisse faire, elle n’a plus d’appréhension, là où elle ira, ce sera bien.
Et dès lors je me suis baigné dans le poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend.
A-telle vu les « incroyables Florides », les « marais énormes » ou le Léviathan ? A-t-elle aperçu les « gouffres cataractant », les « serpents géants dévorés de punaises » ou les « cieux ultramarins aux ardents entonnoirs » ? Elle ne sait plus et si elle les a vus, elle les a oubliés. Sa main glisse le long de son corps, parcourt des montagnes étranges, des ravins inconnus, poursuit le long des courbes des hanches, effleure la peau tendre des cuisses. Puis c’est l’antre magique, la grotte primitive, la rose exotique aux pétales éclatés…
L’Amazone n’en finit plus de couler, la chaleur est torride et l’océan est proche. Elle est bien, elle va se perdre dans l’inconscience d’elle-même, dans le plaisir d’elle-même. Elle ferme les yeux, elle coule, elle n’est plus que bonheur. Du robinet une goutte d’eau froide tombe sur sa peau nue, elle sursaute, frisonne. Encore un peu et elle allait s’endormir…
Chapitre 14
Le lendemain, après le petit déjeuner, il fallut d’abord s’occuper de la vaisselle de la veille, puis se posa le problème délicat de la porte d’entrée. On ne pouvait quand même pas continuer à vivre comme cela, en sautant par la fenêtre chaque fois qu’on voulait sortir. Et puis, surtout, on risquait d’attirer l’attention ! Il y avait tout de même quelques touristes qui se promenaient dans les environs, à commencer par ceux du camping en contrebas. Ils trouveraient probablement insolite que des vacanciers qui pouvaient se payer une grosse villa pour leurs congés n’eussent pas pensé à emporter une clef avec eux. On allait en parler, en rire, la nouvelle allait arriver au village (car ces petites villes de province sont comme des villages pour ce qui est des ragots) et finalement il y aurait bien quelque curieux qui allait venir poser des questions. Non, avec la porte d’entrée, ce n’était pas simplement le confort qui était en jeu, mais véritablement la pérennité de leur présence dans la maison.
Après inspection de la serrure, il s’avéra que l’opération allait être plus délicate que prévu. Cette fois, ce n’était pas une serrure apparente, comme celle du souterrain, mais une vraie serrure, encastrée dans la boiserie. Il fallut se munir d’une barre de fer et d’un tournevis pour parvenir enfin à ouvrir la porte. Evidemment, il y eut aussi quelques dégâts au chambranle et au dormant, mais en remettant un peu de lasure, on n’y verrait presque rien. Ensuite, la mère démonta le bloc de la serrure, dans lequel était incorporée la poignée. Il n’y avait plus qu’à en acheter une nouvelle, avec une clef bien entendu, et le tour serait joué. « Chouette, on redescend en ville » s’exclama Pauline, qui espérait bien qu’on lui achèterait une glace chez le boulanger. Mais non, ce n’était pas possible. Déjà, trouver à La Courtine un magasin qui vendait ce genre d’article semblait fort improbable, mais de toute façon il n’était pas question d’attirer l’attention sur eux avec un tel achat. Un estivant qui recherche une serrure, cela ne s’est jamais vu. Donc, il fallait se rendre dans une ville plus grande et surtout dans une ville qui fût fort éloignée. Descendre vers Ussel ou Tulle n’était pas à conseiller : trop proche encore. Mieux valait filer jusqu’à Limoges. Un rapide coup d’œil à la carte Michelin révéla qu’ils n’en étaient distants que d’une bonne centaine de kilomètres, c’était donc tout à fait faisable. On entassa quelques provisions dans la voiture et on partit, non sans avoir au préalable calé la porte à l’intérieur avec un bahut, ce qui les obligea, encore une fois, à sortir par la fenêtre.
La petite Peugeot avalait les kilomètres sans rien dire et tout le monde était de bonne humeur. Soudain, ils virent des plaques qui indiquaient le lac de Vassivière. Un petit détour s’imposait, d’autant qu’il allait bientôt être midi. Après tout, ils étaient en vacances, non ? Les voilà donc installés le long de la berge, à grignoter leurs sandwiches au fromage ou au jambon, tout en admirant cette véritable mer intérieure. Quand ils eurent fini, pendant que la mère triait les papiers qu’elle avait dans son sac à main (elle était bien décidée à faire disparaître tout ceux qui la rattachaient encore à son ancienne vie), l’enfant et Pauline s’aventurèrent le long de la berge. C’était très joli par ici. Un panneau expliquait la construction du barrage et sa capacité. Ils apprirent ainsi que c’était une des plus grandes retenues d’eau artificielles de France, ce qui ne leur fit ni chaud ni froid, par contre, quand ils lurent que huit villages avaient été engloutis lors de la montée des eaux, là cela leur fit un choc. « Tu te rends compte », disait l’enfant, « huit villages ! ».
Ils imaginaient les gens qui avaient habité là, qui y étaient nés, probablement, et qui avaient dû tout abandonner : leur maison, leurs terres, leurs souvenirs surtout. Cela avait dû être terrible ! Voir l’eau qui montait chaque jour un peu plus, qui atteignait leur rue, puis la façade de leur demeure… Elle montait, elle montait, elle n’en finissait plus de monter. Bientôt tout le rez-de-chaussée avait été envahi, puis ce fut le tour de l’étage. Les planchers des chambres devaient déjà gondoler, les tapisseries se détacher. Un jour il n’était plus resté que le toit, avec sa cheminée ridicule sur laquelle un couple de merles, étonnés, venaient se réfugier. Puis il n’y avait plus rien eu, rien que le clocher de l’église, qui avait résisté plus longtemps. Mais à la fin, il avait dû céder lui aussi et il n’était plus rien resté que cette grande étendue d’eau qu’ils voyaient maintenant. Qu’étaient devenus ces gens ? Quelle avait été leur vie après cette expropriation forcée ? Ils étaient nés dans un village qui n’existait plus, qui n’avait jamais existé, en quelque sorte. Cela devait être terrible ! Coupés de leurs racines, ils étaient devenus des exilés. Où qu’ils aillent, désormais, ils ne seraient plus jamais vraiment chez eux. « Et nous alors ? » demanda Pauline. « Comment cela, nous ? » « Tu crois qu’on est aussi des réfugiés ? Après tout, notre vraie maison, on n’y retournera jamais, tu le sais bien. Alors, pour nous, c’est un peu comme si elle avait disparu. » L’enfant réfléchit. Sa sœur n’avait pas tort. Sauf qu’ils n’avaient que de mauvais souvenirs dans cette maison-là. Et il lui revint en mémoire que c’est surtout lui qui recevait des coups et que sa mère n’avait vraiment réagi que lorsque le père s’en était pris à Pauline, sa propre fille. Il avait oublié cette différence fondamentale entre eux et en prendre de nouveau conscience le troubla. Pauline restait donc la préférée de leur mère et il avait complètement perdu cela de vue. C’est que ce voyage, cette fuite à travers le pays, toutes ces épreuves traversées ensemble, avaient créé entre eux une complicité qu’ils n’avaient jamais vraiment eue par le passé. En fait, c’était une chouette fille sa sœur et tant pis si ce n’était que sa demi-sœur. Il s’approcha d’elle, l’enlaça et déposa un bisou sur sa joue. La petite le regarda, incrédule. « Qu’est-ce qui te prend ? C’est nouveau, cela ? Tu ne m’as jamais fait de bisou comme cela ! » « C’est que je t’aime bien », dit-il en rougissant. Elle le regarda en souriant, les yeux dans les yeux. Alors ils surent qu’on ne les séparerait jamais.
Ils arrivèrent à une petite plage de graviers tout à fait charmante, avec des saules pleureurs qui laissaient traîner leurs branches dans l’onde pure. C’était un paysage comme on n’en voit que sur les calendriers. Pauline enleva aussitôt ses sandales, retroussa bien vite sa jupe au-dessus des cuisses et s’avança en riant dans le lac. L’eau en était si froide qu’elle poussait de petits cris de protestation, tout en continuant pourtant à avancer. Son frère l’observait en souriant. « Elle est bonne ? » « Glacée », répondit-elle en se tournant vers lui et en le regardant. Elle était charmante, ainsi, avec le soleil qui donnait sur son beau visage. Il remarqua ses cheveux, qui ondulaient sur les épaules et que le vent d’été agitait doucement. Il remarqua aussi ses yeux rieurs et ce sourire franc, qu’il aimait tant. Il remarqua surtout ces cuisses incroyablement nues, si belles, si lisses et il en fut tout troublé. C’était comme si sa sœur n’était plus vraiment sa sœur mais qu’elle incarnait à elle seule les mystères de la féminité. Cela ne dura qu’un instant, car déjà la petite lui avait tourné le dos et avait repris sa progression dans l’eau. Il n’en resta pas moins ébranlé par ce qu’il venait de ressentir. Il n’avait jamais connu cela. Il se souvint alors du rêve qu’il avait fait, dans la voiture, au début de leur voyage. Cette oasis, ces palmiers et cette rivière où Pauline s’ébattait nue au milieu de l’eau… Puis cela avait été le drame : la rivière était devenue un torrent impétueux et le petite avait disparu et s’était noyée. Et si ce rêve était prémonitoire ? Un grand frisson le parcourut. « Pauline ! » cria-t-il. « Pauline, reviens. » Mais la petite lui fit une vague geste de la main et continua d’avancer sans même se retourner.
Chapitre 15
Il arracha ses chaussures et s’avança à son tour dans l’eau. Elle était peu profonde à cet endroit, heureusement, et le lit de gravier semblait s’incliner en pente douce et non pas de manière abrupte. Mais sait-on jamais ! « Pauline, reviens » hurla-t-il. Elle se retourna enfin et sembla passablement étonnée de le voir derrière elle avec de l’eau jusqu’aux genoux. Mais au lieu de rejoindre son frère, la voilà qui pouffe de rire et qui reprend la direction du large en accélérant le pas. Mais ce n’est pas possible, qu’est-ce qu’elle fait ? Elle est devenue folle ou quoi ? Non, manifestement elle croit à un jeu de sa part car plus il l’appelle, plus elle se sauve en riant. « Pauline, arrête, je t’en supplie, c’est dangereux, tu pourrais tomber.»
Mais il n’y a rien à faire, elle continue, provocante au possible, se retournant juste de temps à autre pour voir s’il la suit. Elle a de l’eau jusqu’en haut des cuisses, au point que le bas de sa jupe, qu’elle relève pourtant, est déjà mouillé. Mais elle continue à rire et à progresser en zigzags, afin qu’il ne la rattrape pas. Evidemment, marcher pieds nus sur des galets et du gravier, ce n’est pas très facile. A un moment donné, elle heurte un rocher, fait un pas de côté et là, soudain, le sol se dérobe sous elle. Encore un peu et elle tombait pour de bon. L’enfant, qui arrivait, s’élance pour la retenir, mais voilà que c’est lui qui glisse à son tour. Manifestement à cet endroit, la berge tombe à pic dans le lac. Il s’en est fallu de peu qu’ils ne se retrouvent tous les deux dans l’eau.
Mais Pauline, elle, rit de plus belle. Cette course-poursuite, manifestement, l’enchante. Elle est déjà repartie, mais vers la berge cette fois. Comme il n’y a plus de danger, le garçon se prend au jeu et tente de la rejoindre en riant à son tour. Mais au moment précis où il va enfin l’attraper, Pauline fait un mouvement brusque pour l’éviter et ce qui devait arriver arriva : elle glisse et s’étale de tout son long dans l’eau. Catastrophe ! Ils gravissent aussitôt la berge et se laissent tomber dans l’herbe, lui encore à moitié sec et elle complètement mouillée. Que faire ? Et que va dire leur mère, surtout ? La petite n’hésite pas une seconde. Personne à droite, personne à gauche ? Hop, elle enlève jupe, tee-shirt et sous-vêtements et les confie à son frère, qui les tord autant qu’il peut puis les étend au soleil. De son côté, il remarque que le bas de son short est trempé, mais cela n’est pas trop grave.
Les voilà donc assis côté à côte, elle toute nue et lui habillé. Ils regardent le lac sans rien dire et forment un couple pour le moins insolite et original. Mais ils ne sont quand même pas trop à l’aise. Et si quelqu’un arrivait ? Il n’y a qu’une solution. En grand seigneur, l’enfant ôte son tee-shirt et le donne à sa sœur. Comme elle est bien plus petite que lui, le vêtement lui arrive presque aux genoux. Ma foi, on dirait une robe et même si celle-ci est un peu large, elle fera parfaitement l’affaire. Ils se rassoient et l’enfant passe son bras autour du cou de Pauline, un peu pour la réchauffer, mais surtout pour la rassurer. Elle se sent bien avec son grand frère, elle est en confiance.
« Tu crois aux fantômes ? » lui demande-t-elle subitement. « Les fantômes ? Non, cela n’existe pas voyons » dit-il en riant. Elle hausse les épaules : « Ben , je sais bien que cela n’existe pas, va, ne te moque pas de moi. Mais j’ y crois quand même ! » « Comment cela ? » «Ben je veux dire, dans la vraie vie, non bien sûr. Mais dans une autre vie, celle des songes, alors oui, ils existent. » « Ah bon ? C’est un peu compliqué ce que tu dis là. C’est quoi la vie des songes ? » «C’est pas compliqué à comprendre, pourtant. Regarde les Mille et une nuits, par exemple. C’est un conte. Cela n’existe pas vraiment. Et pourtant, quand je lis cette histoire, elle existe pour moi, dans ma tête. Quand le héros risque de se faire tuer,,j’ai peur pour lui. Quand le méchant gagne, je suis triste. Quand la belle princesse trouve l’amour, je suis contente, comme si c’était à moi que cela arrivait. Donc, cela n’existe pas dans le monde, mais cela existe pour moi, qui lis le livre. Tu comprends ? Et bien les fantômes, c’est pareil On n’en voit jamais, mais quelque part ils existent puisque je peux en avoir peur. » L’enfant se mit à réfléchir. Il se souvenait de la nuit où il avait quitté la voiture et où il s’était retrouvé dans le noir absolu, au milieu des chouettes qui hululaient. C’est vrai qu’il n’en menait pas large quand même. Pourtant, au matin, à la lumière du jour, tout cela semblait ridicule. De quoi alors avait-il eu peur, finalement ? De choses qui n’existaient pas. C’est sans doute cela que sa sœur voulait dire…
« Et pourquoi tu parles de fantômes maintenant, toi ? » « Parce que je regarde le lac. Je pense aux personnes qui habitaient dans ces villages. Elles doivent être mortes, maintenant, non ? Il y a si longtemps… Alors je suis sûre que la nuit, quand il fait bien noir ou au contraire quand la lune brille bien fort, elles reviennent voir leur ancienne maison, au fond de l’eau. » « Tu crois ? » « Oui, j’en suis sûre, je te dis. Elles nagent comme des poissons puis se retrouvent tout au fond du lac. Et là, elles marchent dans les rues. Ce n’est pas facile, hein, de marcher dans l’eau ! Tu as vu tout à l‘heure, comme on tombe vite… » « ça, pour avoir vu, j’ai vu oui… » « Et bien, pour ces personnes qui sont mortes, c’est pareil. Elles marchent comme elles peuvent, en essayant de ne pas tomber. » « Ben, cela ne serait pas trop grave, elles sont quand même déjà mouillées, puisqu’elles sont au fond de l’eau. » « Gros bêta, tu n’as rien compris ! Les fantômes cela ne se mouille jamais puisque ce sont des esprits » «Comment cela, gros bêta ? Je vais t’en donner, moi » Et il se met à la chatouiller, mais Pauline le repousse, agacée. « Arrête, c’est sérieux ce que je dis. Ils se promènent dans le fond puis ils cherchent leur maison. Quand ils l’ont trouvée, ils essaient de rentrer dedans, mais ils n’ont pas la clef, puisque ce sont des fantômes. Alors ils doivent casser un carreau ou forcer la porte pour pouvoir aller chez eux. Les poissons les regardent mais ne disent rien car cela ne dit jamais rien un poisson. Une fois qu’ils sont dedans, ils vont s’asseoir dans un fauteuil et ils restent, là, à contempler leurs meubles qui sont tout abîmés par l’eau. Alors ils sont fort tristes et ils pleurent. Je suis certaine que si on venait ici la nuit, on les entendrait pleurer. » « C’est bien possible, finalement » « C’est certain, tu veux dire. Alors, le papa fantôme, il est si triste de voir sa maison abîmée, qu’à la fin il se révolte. Tellement qu’il n’en peut plus de voir tout ce désastre. Il se fâche tout rouge et puis il se met à frapper sur tout ce qui bouge, pour se venger, parce qu’il ne sait rien faire d’autre. Il commence par renverser les meubles, par casser la vaisselle, puis à la fin, s’il croise ses enfants, il les frappe aussi. Fort, très fort, de plus en plus fort. »
L’enfant ne dit rien, mais il écoute, la gorge serrée. La petite, elle, se met à pleurer lentement. « Pourquoi il te frappait papa ?Tu n’es pas méchant, pourtant. Et lui non plus, il n’est pas méchant. Alors pourquoi ? » «Je ne sais pas. Peut-être que comme pour ton fantôme les choses n’allaient pas pour lui comme il aurait voulu. » « Sans doute, mais quelles choses ? » « Je ne sais pas. Des choses de grandes personnes sans doute. Nous, on n’y comprend rien. » « Qu’est-ce qu’on aurait dû faire ? » « Rien, sans doute, c’était comme cela, c’est tout. » « Et pourquoi il m’a frappée moi ?» « Je ne sais pas non plus. Je ne sais vraiment pas. » « Tu crois qu’on le reverra ? » « Je ne pense pas, non. Mais je ne sais pas, en fait. » « C’est que je l’aimais bien, moi, mon papa » « je sais. »
Et ils restent là. La main de l’enfant est toujours posée sur l’épaule de sa sœur. Elle vient appuyer sa tête contre son épaule et ne dit plus rien. D’une main, elle essuie une dernière larme. Le soleil de juillet donne sur son visage, il fait chaud, elle ferme les yeux. Elle est fatiguée, maintenant, toutes ces émotions l’ont épuisée. Bientôt, elle tombe endormie.
Chapitre 16
C’est dans cette position que la mère les trouve. D’un coup d’œil, elle a tout compris. « Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu l’a poussée dans l’eau ? » La question est directe, cinglante même. Non, ce n’était pas vraiment ça. Ce n’était même pas ça du tout. Ils avaient un peu joué et puis voilà, elle était tombée. « Mais enfin, quelle idée de l’entraîner dans l’eau ? Quel âge as-tu à a fin ? Tu te rends compte, elle aurait pu se noyer… » Mais il insiste. Non, cela ne s’était pas passé comme cela. C’est justement parce qu’elle était dans l’eau, que… Enfin, au moment où il s’était approché d’elle, elle avait glissé… « C’est ce que je disais. Tu as voulu lui faire peur et voilà… Ah on peut vraiment te faire confiance, il n’y a pas à dire ! »
L’enfant essaie une dernière fois d’expliquer son point de vue, mais il a à peine ouvert la bouche qu’une gifle retentit, sonore au possible. Le silence qui suit est impressionnant. La mère, affolée, excédée, n’a pas pu se contrôler. C’est la peur qui l’a fait réagir. L’enfant, lui, la regarde et dans ce regard, il y a toute l’incompréhension du monde ainsi qu’une immense tristesse. Cela va donc recommencer ? Cela ne s’arrêtera donc jamais ? C’est alors qu’on entend une petite voix qui dit au milieu des sanglots : « Ce n’est pas lui, maman, c’est moi qui suis entrée dans l’eau. » « Comment cela c’est toi ? » « Oui, je voulais jouer. Lui, il est venu juste pour me sauver. A la fin j’ai glissé et je suis tombée toute seule.»
La mère s’assoit dans l’herbe. Elle n’en peut plus. Quelle catastrophe. Comment a-t-elle pu gifler ainsi son fils pour une action qu’il n’avait pas commise ? Lui qui justement l’avait tellement aidée ces dernier jours, ne serait-ce qu’en trouvant l’accès de la maison ou en faisant du feu. Il s’était montré si fort, presque adulte et voilà que comme remerciement elle le frappait. C’était bien la peine de fuir un homme violent pour agir de la même manière. « Pardonne-moi » dit-elle. « Pardonne-moi » Et là, subitement, c’est trop, elle n’en peut plus. Tout ce stress accumulé ces derniers mois, la vie conjugale compliquée, les coups, les disputes, les cris et puis cette fuite au hasard à travers le pays, l’angoisse de ne savoir où aller, l’absence de son amie, tout lui revient en mémoire en une seconde. Et maintenant, voilà, elle venait de tout gâcher alors que la chance leur souriait enfin. Elle avait frappé un innocent, elle allait donc forcément perdre l’amour de ses enfants alors que c’était pour eux qu’elle était partie, par amour pour eux. Comment leur expliquer cela ? Comment leur faire comprendre qu’une grande personne a aussi ses limites ? Alors subitement elle éclate en sanglots, les larmes se mettent à couler sur ses joues, tandis qu’avec ses mains elle tente de les cacher comme elle peut.
Les enfant se sont approchés, craintifs et bouleversés à la fois. Jamais ils n’avaient vu leur mère pleurer. Ils ne savaient même pas que cela pouvait être possible. Ils se regardent, indécis, puis, sans même s’être concertés, ils s’assoient près de cette adulte qui est leur maman et qui souffre tant. Chacun met un bras autour de son cou et ils attendent. Sous leur main, ils sentent les épaules secouées par des spasmes incontrôlés. Ils ne disent rien. Que pourraient-ils dire d’ailleurs ? Ils sont là, tout près, c’est tout et c’est même l’essentiel. Après quelques minutes les larmes se sont taries et ils entendent soudain cette question qui n’a rien pour les rassurer : «Qu’allons-nous devenir ? »
Jamais, en effet, ils n’ont pris conscience avec une telle acuité de la précarité de leur situation. Que vont-ils devenir, en effet ? Ayant investi un domicile de force et illégalement, après avoir abandonné le leur, ne sachant pas de quoi demain sera fait, ignorant tout des intentions du père, là-haut, à l’autre bout du pays, c’est vrai qu’ils ont de quoi être inquiets. Mais aussi, ils viennent de prendre conscience de la force incroyable qui les lie tous les trois. Car l’enfant n’avait pas hésité à se jeter à l’eau pour sauver sa sœur et il ne l’avait pas accusée afin qu’elle ne se fît point punir. Pauline, elle, avait finalement avoué sa culpabilité quand elle avait vu que les choses tournaient mal pour son frère. La mère, de son côté, avait été effrayée a posteriori devant le danger qui avait menacé ses enfants. Chacun s’était inquiété pour l’autre et tout le monde s’était soutenu, en fait, et c’est cela qui était beau. Plutôt que de regretter le passé et de craindre l’avenir, il fallait miser sur cette force qui les soudait, force qui avait déjà fait ses preuves puisque, jusqu’à présent, ils avaient vaincu tous les obstacles.
On se fit quelques caresses, on se cajola un peu, on échangea pas mal de sourires, puis on décida de repartir. Quatre heures ! il était déjà quatre heures et on était encore loin de Limoges… Les voilà qui courent à la voiture. On s’engouffre dedans, le moteur démarre et le véhicule reprend la route à toute vitesse. Mais on n‘a pas fait deux cents mètres que Pauline hurle : « Mes vêtements, on a oublié mes vêtements ! » C’est pas vrai quand même ? Ben si ! Brusque coup de frein, rapide marche arrière et les revoilà au point de départ. L’enfant se précipite, court le long de la berge, ramasse tee-shirt, short et sous-vêtement, puis revient en courant. Rien n’est vraiment sec, évidemment. Tant pis, on redémarre et on fonce vers la départementale. Une fois celle-ci atteinte, la mère, comme à son habitude, roule vite, mais il n’y a rien à faire, la route est sinueuse, il y a des camions, des tracteurs même et on n’avance pas beaucoup, en fin de compte. Cependant, pendant que la conductrice s’énerve à l’avant, à l’arrière de la Peugeot on ne perd pas son temps : on élabore un plan pour sécher les vêtements. Il suffit de les passer par la fenêtre tout en les tenant fermement. Avec le vent, ils seront bientôt secs. C’est donc toutes voiles dehors, comme les caravelles de la Renaissance, qu’on grignote les kilomètres restants, à travers un paysage de collines ondoyantes .
Finalement, il était quand même dix-sept heures trente quand on arriva à Limoges, en pleine heure de pointe. Il fallut d’abord trouver un parking, ce qui ne fut pas facile, puis arpenter les rues à la recherche d’un serrurier, interroger les gens, se renseigner. Personne n’en connaissait un, évidemment ! Il faut dire qu’on ne change pas une serrure tous les jours. Et puis rares sont les personnes qui s’approprient la maison d’un autre comme ils l’avaient fait… Il allait être dix-huit heures et les magasins commençaient déjà à fermer alors qu’ils n’avaient encore rien trouvé. Ils n’avaient quand même pas fait tout ce trajet pour rien ! En plus, l’atmosphère de la ville leur semblait insupportable. Habitués qu’ils étaient maintenant au grand air et à la campagne, ils ne supportaient plus cette agitation stérile, ce bruit, ces voitures polluantes, ces coups de klaxons, bref, ce qui faisait le quotidien de la majorité de la population.
Ils commençaient à baisser les bras, découragés, quand ils rencontrèrent un vieux monsieur qui semblait tout connaître. Il devait bien avoir quatre-vingt-dix ans et on aurait dit qu’il avait vécu toutes les guerres du siècle passé. « Une serrure ? » grogna-t-il d’une voix presque éteinte, en contemplant d’un œil sceptique la pièce de métal que la mère avait sorti de son sac. Mais oui, bien sûr qu’il savait où on pouvait s’en procurer une. C’était tout près d’ici, dans une petite rue, il allait les accompagner jusque là. Après tout, cela lui ferait une promenade. Evidemment, il ne marchait pas très vite et ce serait même un euphémisme de dire cela. En fait, il mettait un pied devant l’autre avec une lenteur d’escargot, tout en s’appuyant sur sa canne. A un moment donné, il s’arrêta même pour sortir son paquet de tabac. Et le voilà qui se met à se rouler une cigarette avec ses doigts tremblants. Quelque peu excédée, la mère demanda s’il ne pourrait pas plutôt leur indiquer le chemin, car elle craignait d’arriver après la fermeture du magasin. « La fermeture ? Mais c’est déjà fermé, de toute façon. C’est toujours fermé, en fait. Il faut connaître, c’est tout et sonner. Ne vous inquiétez pas, ma petite dame, ne vous inquiétez surtout pas. Vous allez trouver ce que vous cherchez. Si vous ne trouvez pas là, vous ne trouverez nulle part, ça je peux vous le garantir ! » Et sans se préoccuper le moins du monde de la réaction de son interlocutrice, il continua à rouler sa cigarette. Exaspérant ! Il était exaspérant. Mais on n’avait pas le choix, il fallait bien lui faire confiance.
Chapitre 17
C’est alors que Pauline eut la mauvaise idée de lui demander s’il avait connu la guerre, parce qu’elle avait remarqué une cicatrice sur son front. C’était évidemment la question qu’il ne fallait pas poser ! Bien sûr qu’il avait connu la guerre… Plusieurs, même. Et le voilà parti dans des explications à n’en plus finir. Son rôle dans la Résistance, de 1942 à 1945, les ponts qu’il avait fait sauter, là-bas dans le Poitou ou bien sur la ligne de chemin de fer de Bordeaux. Mais ce n’était pas tout.
Il avait fait l’Indochine aussi et des horreurs, il en avait vu, ça il pouvait bien le dire ! Ce n’était pas ce qui avait manqué et dans les deux camps d’ailleurs ! C’est que la méchanceté humaine est sans borne, sa bêtise aussi, c’était bien connu. A la fin, il s’était retrouvé coincé dans la cuvette de Dien Bien Phu. Un massacre que cela avait été, un véritable carnage ! Des morts partout, des milliers de blessés, l’apocalypse, quoi. Il se souvient : les copains qui agonisaient par terre, comme des chiens, et les autres en face qui continuaient à leur tirer dessus… Mais il s’en était bien sorti, finalement, puisqu’il avait pu revenir. Il avait été prisonnier pendant quatre mois. « Vous vous rendez compte, ma petite dame : on était dix mille dans ce camp et on n’a été que quatre mille à en ressortir ! » Alors après, il n’avait plus fallu lui parler de guerre et de colonies à défendre. L’Algérie, cela n’avait pas été pour lui. De toute façon, c’était perdu d’avance, il le savait, les temps avaient changé. Alors il avait démissionné de l’armée et s’était reconverti dans les livres. Bouquiniste, qu’il avait été, jusqu’à sa retraite. Mais pas ici, plus bas, du côté de Mende. C’était un chouette métier, on parlait avec les clients et on lisait beaucoup. Plus besoin de voyager, il avait assez roulé sa bosse comme cela : il lui suffisait de prendre un livre dans un rayon et de le parcourir. Il en apprenait autant que s’il l’avait visité.
Pauline le regardait avec une admiration sans bornes. Visiblement, elle n’avait jamais rencontré quelqu’un qui eût fait autant de choses ou du moins qui en parlait aussi longtemps. Evidemment, pendant qu’il racontait tous ses exploits, le petit vieux n’avait pas avancé d’un mètre. Par contre, il était parvenu à rouler sa cigarette et même à la fumer entièrement. Or, maintenant qu’il semblait au bout de son récit, voilà qu’il reprenait une nouvelle fois son paquet de tabac… « C’est encore loin, ce magasin ? » demanda innocemment l’enfant. Non, non, ce n’était pas loin, juste dans la rue à côté. D’ailleurs on y allait tout de suite. Il remit distraitement son tabac en poche et se mit en route.
On n’allait toujours pas très vite, mais au moins on avançait. Plus personne n’osait poser de questions, de peur de devoir s’arrêter encore un quart d’heure. Du coup, un silence un peu pesant s’installa et c’est le vieillard qui le rompit en les questionnant. Ils ne devaient pas habiter Limoges, cela se sentait. Ils n’avaient pas l’accent du Midi non plus. Des Parisiens, alors ? « Oui, la grande banlieue de Paris » répondit catégoriquement la mère, qui n’avait pas envie d’en dire trop sur leur lieu de départ. Ah, ils étaient en vacances, alors ? C’était bien le première fois qu’il voyait des touristes se promener avec une serrure en poche. D’habitude ceux-ci étaient plutôt du genre à enfoncer les portes plutôt qu’à les réparer. Diable ! Le vieux était perspicace et on était sur un terrain glissant. Heureusement, au même moment on bifurquait dans une petite impasse et on arrivait enfin au magasin.
« C’est là » dit l’ancêtre. Où ça là ? On ne voyait rien. Rien que trois maisons mal entretenues, aux murs lépreux et dont les volets étaient pratiquement tous fermés. « Il n’y a pas de vitrine. Cela serait d’ailleurs tout à fait inutile, il n’y a jamais personne qui passe par ici. » C’était inquiétant quand même. « Vous êtes certain que… » « Oui, oui, il suffit de sonner. » Il se dirigea alors vers la porte de la première maison et appuya sur le bouton d’une manière si énergique que tout le monde en fut étonné. On n’aurait pas cru que ce fût encore possible chez un vieillard de cet âge. Evidemment, personne ne vint ouvrir. Il sonna de nouveau et une bonne minute se passa encore, dans un silence angoissant. « Il n’y a peut-être personne ? » dit Pauline. « Cela m’étonnerait, il y a toujours quelqu’un. A moins qu’Albert n’ait fait un malaise ou qu’il ne soit mort. » Voilà qui n’était vraiment pas rassurant ! Sans se décourager, il sonna encore une fois et en attendant une hypothétique réponse, il se mit en devoir de rouler une autre cigarette. « Et s’il est mort, le monsieur… ? » demanda encore Pauline. « Ca serait embêtant pour lui » fit remarquer leur guide. « Maintenant, ce sont des choses qui arrivent parfois et qui vous tombent dessus sans crier gare. Pourtant Albert est jeune, il a à peine soixante-dix ans. » Les enfants échangèrent un coup d’œil complice et faillirent pouffer de rire. Un regard sévère de leur mère les en dissuada aussitôt. « Ca serait quand même bête qu’il soit mort comme cela, sans avertir. Pourtant je l’ai encore vu à l’automne dernier. » « Cela fait quand même plus de neuf mois », fit remarquer l’enfant, « on est en juillet, déjà ». Hélas, il était de plus en plus probable que le commerçant était décédé.
Mais c’est au moment où la mort d’Albert ne semblait plus faire de doute pour personne que celui-ci ouvrit subitement la porte. « C’est pourquoi ? » Le vieux monsieur expliqua le motif de leur visite et on les fit entrer.
L’intérieur était un capharnaüm pas possible. Il faisait sombre la-dedans, car il n’y avait, pendouillant du plafond au bout d’un long fil, qu’une seule ampoule recouverte de poussière et maculée de crottes de mouches. On y voyait à peine, mais assez, cependant, pour distinguer comme dans un brouillard la marchandise empilée dans les rayons. Il y avait de tout : des robinets, des tuyaux, des raccords, des vis, des attaches. Dans les coins, des milliers de joints en caoutchouc, de tailles et de couleurs différentes, s’entassaient dans de grands cartons. Contre le mur du fond, des tuyaux en acier s’alignaient et les plus grands touchaient même le plafond, dont le plâtre jauni était tout abîmé. On aurait dit des soldats du Moyen-Age revêtus de leur armure et prêts à livrer une bataille. Pauline, qui contemplait tout cela d’un regard sceptique, ne semblait pas trop rassurée. D’autres cartons occupaient le milieu de la pièce et n’avaient même jamais été ouverts. Un ou deux avaient été éventrés sur le côté et il s’en échappait des siphons métalliques, des bouchons de baignoire ou des pommeaux de douche. Il fallut se frayer un passage jusqu’au vieux comptoir en bois, derrière lequel se dressait une immense étagère, avec plus de cent tiroirs. En fait, on trouvait de tout dans ce magasin, sauf des serrures !
Le vendeur examina la pièce que la mère lui tendait. « Vous n’avez pas la clef ? » « Non, c’est d’ailleurs pour cela qu’on change toute la serrure ». « Dommage », dit-il, « vraiment dommage. C’est une belle pièce et elle ne date pas d’hier, je peux vous le dire. On n’en fait plus des comme ça. Autrefois, les fermiers du plateau descendaient parfois avec des serrures pareilles à la vôtre. Cela remonte facilement au XVIII° siècle, ces choses-là. Au XVII° même peut-être. C’est de la belle ouvrage. Maintenant, les fermiers de Millevaches, on ne les voit plus jamais venir. Ils doivent être tous morts. Les enfants ne veulent plus être agriculteurs. Rester la-haut, dans ces solitudes, cela leur fait peur, on dirait. Alors ils vendent tout et viennent vivre ici en ville. Les plus fous montent même jusqu’à Paris. Et les Parisiens, eux, comme ils sont fatigués du bruit et de la pollution, et bien ils descendent par chez nous, ils achètent les vieilles fermes et voilà. Je parie que c’est ce que vous avez fait d’ailleurs. » « Exactement » répondit la mère, qui ne voulait surtou pas expliquer sa situation. « Je vous comprends, si j’étais vous, je ferais pareil. Il n’empêche que l’hiver, il n’y a plus personne sur les hauteurs, les villages sont vides, les maisons de campagne fermées. Il reste juste deux ou trois vieux qui attendent de mourir et quand ils seront partis, il n’y aura plus rien. » « Justement, Albert », dit le nonagénaire, en écrasant son mégot sur le carrelage, « on a cru tout à l’heure que tu étais mort. » « Moi ? Et pourquoi je serais mort ? Je suis plus jeune que toi, je te ferai remarquer. » « Jeune ou vieux, cela n’a rien à voir. La faucheuse ne regarde pas à ça. Mais je peux te dire que ce n’est pas parce qu’on est plus vieux que cela rend la chose plus facile. Au contraire, chaque jour qui passe, tu te demandes si ce n’est pas le dernier. » « T’as bien raison, va. Plus on vieillit et plus on se dit qu’il ne nous reste plus grand chose devant nous. » «Oui et tout ce qu’on a fait, dans le fond, cela a servi à quoi, hein ? » « A rien du tout puisque c’est quand même pour finir au cimetière. Mais bon, on va effrayer notre jolie cliente si on continue à radoter comme cela. Venez par ici, j’ai peut-être ce qu’il vous faut. » En disant cela, il pénétra dans la pièce voisine et tout le monde le suivit.
Chapitre 18
Ce qu’ils virent alors leur coupa littéralement le souffle. Des étagères recouvraient l’entièreté des quatre murs, du sol au plafond. Une porte latérale, qui devait donner sur la partie privée de la maison, était elle-même encastrée dans les étagères, afin de ne pas perdre de place. Et sur celles-ci, entassées n’importe comment, se trouvaient des milliers de serrures. Il n’y avait que cela. Dans un coin, une échelle permettait d’accéder aux rayons supérieurs. Comment le commerçant faisait-il pour s’y retrouver dans tout cela ? « L’habitude ma bonne dame, c’est l’habitude. Vous savez, cela va faire cinquante ans que je suis ici, alors… Et puis, même si rien ne semble rangé, je m’y retrouve. En fait tout est groupé par année, par modèle, par marque, par système de fermeture… Chacun a son ordre à lui et organise sa vie comme il veut, non ? Ce qui peut paraître un peu brouillon de l’extérieur ne l’est pas forcément, en fait. »
Mais alors qu’on croyait qu’il allait choisir la serrure adéquate, il s’approcha d’un grand coffre en chêne et l’ouvrit. Celui-ci était rempli à ras bord de clefs de toutes les formes et de toutes les tailles. Certaines étaient si grosses et si vieilles qu’elles avaient certainement dû ouvrir les portes de quelque ville fortifiée du Moyen-Age, ce n’était pas possible autrement ! A moins qu’elles n’aient carrément donné accès à un château ou à une forteresse. A voir la grosseur de ces clefs, on se mettait à penser aux Plombs de Venise d’où personne ne sortait vivant ou à quelque oubliette de Château-Gaillard, où on enfermait même les princesses, jusqu’à ce qu’elles meurent de froid et de maladie en respirant les brouillards de la Seine.
Mais Albert, lui, ne rêvait pas. Il continuait à fouiner dans son coffre, tel un chien qui recherche l’os qu’il a enfoui des années auparavant. Il essaya deux ou trois modèles sur la serrure que la mère venait de lui confier et eut soudain un large sourire. Ensuite, il sortit une petite lime de sa poche et se mit en devoir de polir les bords de la clef qu’il venait de trouver. Il la testa encore une fois. Les motifs du panneton correspondaient exactement aux garnitures de la serrure. C’était parfait. « Voilà, », dit-il, sans rien ajouter de plus. Leurs regards se croisèrent. Tout était dit. Ils regagnèrent la première pièce et la mère demanda combien elle devait. Mais elle ne devait rien. Tout le plaisir avait été pour lui. En trouvant la clef adéquate, il avait contribué à ce que la vieille serrure, issue des siècles passés, pût continuer à remplir son rôle : protéger les maisons contre les voleurs et les bêtes de la nuit. Et Dieu sait qu’il y en avait, des bêtes, là-haut sur le plateau… Et puis, qu’est-ce qu’il ferait de l’argent, hein ? A son âge, cela n’avait plus de sens, tout était derrière lui. Elle en avait certainement plus besoin que lui. D’ailleurs, depuis qu’il était veuf, il n’avait plus, pour se réjouir, que la satisfaction du travail bien fait. C’était devenu son plaisir et comme l’unique but de sa vie. « Après, quand je ne serai plus là, tout cela disparaîtra » dit-il en désignant la boutique. « le comble, c’est que les gens ne s’en porteront pas plus mal. En cas de problème, ils achèteront une nouvelle serrure dans une grande surface et voilà tout. Ce que j’ai fait pendant cinquante ans va s’arrêter avec moi. C’est la connaissance de toute une technique qui va disparaître ainsi. Il ne faut même pas le regretter, c’est inéluctable. Disons que c’est étrange quand même. On a vécu pour une passion et on découvre à soixante-dix berges que cela n’a servi à rien. C’est un peu comme si on avait vécu pour rien…» Ils se regardèrent encore une fois sans rien dire puis la mère lui tendit la main. Il la serra fermement, avec une sorte de reconnaissance. Ensuite, ils prirent congé de lui et du vieux nonagénaire, lequel s’était appuyé sur une des boîtes en carton et était occupé à se rouler une nouvelle cigarette.
Une fois dehors, ils constatèrent qu’il était plus de dix-neuf heures. S’ils voulaient encore faire quelques achats, il fallait vite regagner la voiture et foncer vers les grandes surfaces de la périphérie. Oui, mais voilà, cette voiture, où se trouvait-elle ? Plus personne ne s’en souvenait. Après être sortis de la ruelle, l’enfant voulut aller à gauche et sa mère à droite. Quant à Pauline, honnêtement, elle n’en savait rien. D’autorité, l’adulte de l’assemblée imposa son point de vue, mais soit que celui-ci fut erroné, soit qu’ils s’égarèrent en chemin, après un quart d’heure il devint évident qu’ils étaient carrément perdus. Que faire ? Impossible de demander son chemin quand on ne sait pas où on doit aller… Ils décidèrent donc de se séparer. L’enfant et Pauline chercheraient d’un côté et la mère de l’autre. Quoi qu’il arrivât, ils se donnaient rendez-vous au même endroit dans une demi-heure.
Voilà donc l’enfant et sa sœur en train d’arpenter les rues et les boulevards à la recherche de la Peugeot. « J’espère qu’on ne nous l’a pas volée » dit Pauline après un moment. Mais c’était plutôt le parking qu’on semblait avoir volé, car c’est lui qu’ils ne retrouvaient pas. « Et si on avait construit une maison dessus ? » insista-t-elle, car elle était peu sensible à l’humour grinçant de son frère. Ca, c’était carrément ridicule, une maison ne se construisait pas en deux heures. Il fallait être une fille stupide pour dire des âneries pareilles. Du coup, au lieu de continuer à chercher, les voilà occupés à se disputer au beau milieu du trottoir. Et évidemment toutes les anciennes querelles ressortent : qui s’était fait punir injustement il y a trois ans à cause de mademoiselle ? Et qui avait cassé un bras à la poupée toute neuve reçue pour un anniversaire ? Qui ne débarrasse jamais la table quand maman le demande ? Et qui doit toujours aider pour les devoirs de math alors qu’on lui pique sa gomme sans arrêt ?
Quelques passants s’arrêtent un instant, amusés sans doute de voir ces deux petits qui se disputent comme un vrai couple, puis ils reprennent leur marche, en se disant qu’ils aimeraient bien encore avoir cet âge-là.
A la fin, se rendant compte qu’il n’aurait pas le dessus avec sa chipie de sœur, l’enfant traverse le boulevard, profitant du fait que le feu pour piétons est au vert. Pauline, elle, se garde bien de le suivre. Non, mais ! Elle a sa dignité quand même ! S’il croit qu’elle va avoir peur de rester là toute seule parce qu’on est dans une grande ville inconnue, il se trompe fort. Elle tourne même carrément le dos et fait mine de s’éloigner. Arrivée au coin d’une rue transversale, elle jette quand même un petit coup d’œil en arrière et là, horreur, constate que son frère a bel et bien disparu. Il n’est pas revenu la chercher, ne l’a même pas attendue… Le coup est rude. Va-t-elle pleurer ? Non, car il se pourrait bien qu’il l’observe de quelque endroit caché, on ne sait jamais avec lui, il est futé quand même ! Alors elle se donne une contenance et décide de traverser à son tour le boulevard comme si de rien n’était et de partir à sa recherche. A ce moment précis, elle l’aperçoit en face, qui sort de l’ombre d’un platane. Elle est si contente qu’elle bondit immédiatement sur la chaussée pour se précipiter à sa rencontre. « Attention ! » Elle entend un coup de frein strident et s‘arrête aussitôt. Une voiture la frôle après avoir fait un écart et poursuit sa course en klaxonnant bruyamment. Panique ! Elle sent ses jambes qui tremblent, mais trouve encore la force de regagner le trottoir qu’elle vient de quitter. Elle attend le feu vert pendant qu’en face son frère lui fait de grands signes afin qu’elle ne bouge pas. Enfin, quand elle peut traverser, elle s’engage sur la route, non sans avoir regardé de tous côtés pour voir s’il n’y avait plus de danger. L’enfant vient à sa rencontre en courant et c’est au beau milieu de la route qu’ils se rejoignent et s’embrassent, offrant aux automobilistes à l’arrêt un spectacle bien romantique qui les fait sourire.
Chapitre 20
Ils se remirent aussitôt à la recherche de la Peugeot, main dans la main, cette fois. Une dame d’un certain âge, en les voyant cheminer de la sorte, les apostropha avec gentillesse : «Elle est bien jeune ta petite fiancée », dit-elle à l’enfant en plaisantant. Celui-ci expliqua qu’en réalité Pauline était sa sœur et qu’ils cherchaient leur voiture. Un grand parking ? Avec des arbres d’un côté et des magasins de l’autre ? Bien sûr qu’elle voyait où cela se trouvait. Il suffisait de continuer tout droit sur le boulevard puis de prendre deux fois à gauche. Ils la remercièrent et se mirent aussitôt à courir. C’est donc tout essoufflés qu’ils se retrouvèrent au lieu indiqué et, en effet, c’était bien le parking tant recherché.
La petite Peugeot était là, quasiment seule sur cette grande esplanade déserte. Il ne restait plus qu’à faire le chemin inverse pour retrouver leur mère. Ce fut assez facile et quand ils arrivèrent au lieu de rendez-vous, celle-ci les attendait avec une impatience non-dissimulée. Elle semblait même carrément bouleversée. C’est qu’il y avait plus de trois quarts d’heure qu’ils s’étaient quittés et elle n’était pas loin de penser qu’ils avaient été enlevés. Encore un peu et en désespoir de cause elle allait se rendre à la gendarmerie, chose qu’il fallait pourtant mieux éviter dans leur situation. « Mais sait-on jamais. Si votre père avait retrouvé votre trace… Il aurait pu vous enlever ! » « De un ce n’est pas mon père », répliqua fermement l’enfant, « de deux il ne m’aurait pas enlevé moi et de trois je ne l’aurais pas laissé toucher à Pauline ». Le ton avec lequel il dit tout cela était si péremptoire que personne ne répondit. Mais il avait pleinement raison et tous le savaient.
Ensuite, ils expliquèrent rapidement leur mésaventure, sans trop insister sur l’accident qui avait failli avoir lieu et ils se mirent tous en route, toujours au pas de course. Décidemment, cette journée n’était pas de tout repos et en plus elle n’était pas encore terminée… En effet, une fois la voiture récupérée, ils foncèrent en direction des grandes surfaces, mais il était déjà plus de vingt heures quand ils arrivèrent enfin. La plupart des volets métalliques étaient déjà fermés et les gardes privés, avec leurs chiens en muselières, commençaient à faire leur ronde. Heureusement, il restait un hypermarché qui lui ne fermait qu’à vingt-et-une heures. Ils s’y engouffrèrent et achetèrent ce pourquoi ils étaient venus, à savoir trois bonbonnes de Camping-gaz et la lampe correspondante. Cela permettrait de remplacer avantageusement les bougies et au moins ils pourraient cuisiner en voyant ce qui mijotait dans les casseroles.
L’enfant, de son côté, parvint à dénicher des torches qui fonctionnaient sans piles. Il suffisait d’actionner plusieurs fois une petite manivelle et une dynamo intérieure alimentait la batterie. Voilà qui serait idéal pour les chambres à coucher, sans compter que cela allait réduire à néant les risques d’incendie. Il y avait eu assez de malheurs comme cela ! Et puisqu’ils étaient au rayon « camping », ils en profitèrent pour acheter deux petites tentes. Il suffisait de les déplier et elles étaient déjà toutes montées ! C’était facile, pas cher et puis surtout, comme on ne savait pas de quoi demain serait fait, cela constituerait une belle solution de remplacement pour le cas où il leur faudrait quitter la maison. Il faut dire que personne n’avait envie de revivre les nuits qu’ils avaient déjà vécues dans la voiture…
Ils furent les derniers à quitter le centre commercial, ce qui leur laissa à tous une impression étrange. C’était comme s’il y avait eu une catastrophe et qu’on se serait retrouvé subitement à la fin du monde. Ces magasins fermés, ces grands parkings déserts, ces gardes en uniforme kaki, l’absence totale de population, tout contribuait à créer une ambiance anxiogène. Ils auraient vu des militaires surgir derrière les bosquets et les viser soudain avec leurs mitraillettes ou leur balancer une grenade qu’ils n’auraient pas été autrement surpris. La mère accéléra et c’est en trombe qu’ils s’engagèrent finalement sur la départementale et qu’ils prirent la direction de la maison. On roulait vite, un peu trop vite, même. Mais c’est qu’il y avait encore du chemin à parcourir et cette banlieue de la grande ville qui n’en finissait plus désespérait tout le monde. Ils avaient hâte de retrouver leur campagne profonde, le calme, la nuit et le cri des chouettes. Heureusement, après un bon quart d’heure, ils eurent définitivement quitté l’agglomération de Limoges et bientôt ils furent seuls sur la route, à traverser des champs immenses recouverts de genêts et des forêts qu’on aurait pu croire impénétrables. Sans se le dire, ils pensaient tous qu’ils étaient bien ainsi ensemble, à rouler vers cette demeure qui était devenue leur chez-eux. On mit un CD et la musique péruvienne de «El Condor passa » emplit l’habitacle. L’obscurité était tombée, mais en se retournant les enfants aperçurent encore derrière eux une ligne rouge qui barrait tout l’horizon, très loin à l’Ouest. Puis la voiture commença à gravir les pentes des premiers contreforts. La montagne et la nuit étaient devant eux.
Les enfants s’endormirent mais la mère, elle, continua à se battre avec son volant et sa pédale d’embrayage. Les virages étaient nombreux, sinueux même et il fallait sans cesse régresser de vitesse, freiner, négocier le tournant puis accélérer de nouveau. Il faisait chaud, elle était fatiguée et devait lutter contre le sommeil. Tout en conduisant, elle repensait à sa journée et à la peur qu’elle avait eue quand elle avait cru que ses enfants avaient été enlevés. C’est alors qu’elle prit conscience de toute la précarité de sa situation. Certes, à court terme elle avait fait ce qu’il fallait faire et ses petits étaient maintenant à l’abri, mais pour combien de temps ? Leur occupation de la maison pouvait durer quelques jours ou même quelques semaines, mais après ? Car un jour il y aurait bien un après. Retourner là-bas, chez le mari, il n’en était même pas question mais peut-être convenait-il de prendre un avocat et d’obtenir légalement la garde des enfants. Oui mais comment ? Sur quels éléments s’appuyer ? Bien sûr il y avait tous ces coups reçus, mais de cela il n’existait aucune preuve, aucun témoignage. Ce serait sa parole contre la sienne. Et puis elle aurait beau dire qu’elle s’était enfuie pour protéger les siens, on lui rétorquerait que cela ressemblait surtout à un abandon du domicile conjugal doublé d’un double enlèvement. Ce que son instinct de mère lui avait fait accomplir dans l’urgence allait se retourner contre elle. Qu’eût il fallu faire alors ? Rester là et regarder ses enfants se faire massacrer chaque jour un peu plus ? Appeler les assistants sociaux peut-être ? Mais il en était venu des assistants sociaux et à l’époque, comme elle voulait encore protéger son mari, elle les avait endormis sans aucun problème. Ce qu’elle avait su faire, elle, il aurait pu le faire aussi. Non, elle avait bien fait de partir, de changer de vie. Bien sûr, il y avait les lois et le code civil, mais que valaient les lois des hommes face à sa vie à elle ? Quelque part, cette errance forcée ne lui déplaisait pas. Sur un plan purement existentiel, elle avait enfin l’impression que chaque jour était important. Au lieu de se morfondre dans la morosité de la vie quotidienne, elle trouvait un sens à tout ce qu’elle entreprenait. Dans ce voyage, ses enfants et elle avaient atteint une autre dimension. C’est un peu comme s’ils s’étaient enfin trouvés eux-mêmes, dans l’instant présent. Elle avait choisi de suivre une voie illégale, une voie qui devait la conduire à la liberté, au plein épanouissement d’elle-même. Elle était allée beaucoup trop loin déjà pour pouvoir reculer maintenant…
Elle en était là de ses pensées, absorbée par elles, tenant son volant un peu distraitement, quand soudain, en plein virage, elle se retrouva à quelques mètres d’une horde de sangliers en train de traverser la route. Elle freina désespérément, mais l’accident semblait inévitable…
Chapitre 21
Il s’arrêta à une dizaine de mètres, afin d’entendre la conversation sans être vu. L’inconnu pestait contre les sangliers. C’était une vraie plaie et la région en était infestée. Autrefois, on braconnait et cela en éliminait pas mal. Et puis il y avait la chasse. On y allait carrément et c’est quarante à soixante bêtes qu’on vous étendait en une journée. Et comme les battues duraient plusieurs jours d’affilée, cela faisait un beau carnage… Aujourd’hui, plus rien n’était pareil. Avec la création du Parc Naturel Régional de Millevaches, tout était codifié. On n’aurait même plus osé braconner, il y avait plus de gardes que de sangliers ! Quant à la chasse, elle était sévèrement réglementée. Plus question d’abattre des bêtes trop petites, ni les femelles en gestation, ni les mères qui allaitent. Or ces gueuses-là étaient toujours pleines, alors autant dire qu’on ne pouvait tirer que sur les mâles. Et encore, on ne pouvait guère dépasser les dix têtes par jour. Alors, forcément, le résultat on le voyait ici. Ça pullulait tellement dans les sous-bois que ça débordait de tous côtés, sur les routes, dans les champs d’épeautre ou de seigle, partout… Une vraie calamité !
Franchement, tous ces technocrates dans leurs bureaux, ils n’y connaissaient rien. Préserver la nature, je vous demande un peu… Ici, cela faisait deux mille ans qu’on se battait contre elle, la nature. Ils n’avaient qu’à venir sur les hautes terres en plein hiver, tous ces messieurs. Ils verraient ce que c’était que la nature, quand toutes les routes étaient coupées par la neige, qu’on ne pouvait plus bouger de chez soi pendant trois mois et qu’il n’y avait rien d’autre à faire qu’à écouter le silence. Un silence de mort qui durait si longtemps qu’à la fin on ne le supportait plus. Même qu’il y en avait au village qui devenaient complètement fous, alors, un jour, ils prenaient le fusil pour aller tuer leur voisin, comme, cela, sans raison. Paf ! Ou alors ils se tuaient eux-mêmes, soit d’une balle dans la tempe, soit avec une belle grande corde qu’ils fixaient soigneusement à une poutre de la grange. Les moyens étaient différents, mais le résultat était le même : un bonhomme en moins. Alors les messieurs de Paris, avec leur réserve naturelle, cela faisait franchement rigoler. Eux, ils ne tiendraient pas trois jours s’ils devaient vivre ici.
« Enfin, tout ça c’est pour dire que je suis bien embêté pour vous, avec votre voiture, mais finalement, cela n’a rien d’extraordinaire, vous comprenez. C’est même le contraire qui ne serait pas normal. Rouler plus d’un mois par ici sans croiser la route d’une de ces satanées bestioles, cela ne s’est jamais vu. Et vous pouvez vous dire que vous avez eu de la chance dans votre malheur. Ici, c’est rien qu’un peu de tôle froissée, c’est rien du tout en fait. Cela ne vous empêche même pas de rouler. Mais il y a eu des accidents plus graves, dramatiques, même. Des fois le sanglier est projeté à travers le pare-brise et il vient tuer les passagers avant. J’en ai déjà vus, je vous raconte pas, c’est pas beau du tout. Du sang partout, de la bouillie… Même le sanglier on ne le reconnaît plus dans le tas. Faut pas demander quel choc c’était, hein ? »
« Oui, c’est vraiment impressionnant, tout ce que vous me dites » répondit la mère, qui n’avait pas prononcé une parole jusque là . « En tout cas, moi qui suis chasseur, je peux vous garantir que si on m’avait laissé faire, vous n’auriez pas eu d’accident ce soir. Des sangliers, il n’y en aurait plus un dans le coin. Mais ce n’est pas grave, regardez… » Et les voilà qui se penchent tous les deux pour examiner la voiture, elle accroupie, très digne, une main sur le sol pour tenir l’équilibre et lui carrément à genoux, se souciant peu de se salir. Le gaillard n’en finit pas de parler. Il explique maintenant qu’il a été carrossier autrefois et qu’en une demi-heure de travail, il se fait fort de réparer tout cela. On n’y verra plus rien du tout.
Dans l’ombre, l’enfant écoute. Ce chasseur frustré ne lui dit rien qui vaille. Il ne sait pas pourquoi, mais il préfère ne pas se montrer et attendre. Sa mère, par contre, semble maintenant intéressée par ce que l’autre lui raconte. Il explique qu’il habite à La Courtine (tiens donc, comme par hasard) et que si elle veut passer le voir un de ces jours… La voiture sera comme neuve. Une demi-heure, pas plus (il insiste !) et puis après, si elle veut, ils pourront prendre un café et discuter un peu (elle va refuser, quand même !). La mère le regarde, lui sourit, elle semble accepter (ce n’est pas vrai, elle est folle !). Il se relève le premier, d’un bond, avec une souplesse et une rapidité qu’on n’aurait pas imaginées. Et le voilà qui prend sa main à elle et qu’il l’aide à se mettre debout (elle va réagir, se dégager, le repousser, le gifler ? Mais non, elle le remercie avec un grand sourire. Un comble !). Les voilà en face l’un de l’autre, elle le regarde, lui dit merci encore une fois…
L’enfant n’en revient pas. Il ne comprend pas, quelque chose le dépasse. Cet individu trop bavard, ce chasseur de gibier, ce tueur sanguinaire, est dangereux, son instinct le lui dit. Sa mère ferait bien d’être sur ses gardes, de se méfier, mais voilà qu’au contraire elle semble sympathiser avec lui. Il ne peut pas admettre pareille situation. Sa mère en conversation avec un homme ! Il a déjà connu cela… Une image fugace traverse son esprit, celle de la cave, la-bas, où il se réfugiait pour échapper aux coups. Il ne peut pas accepter que sa mère, peut-être, a besoin de parler avec des personnes de son âge et qui plus est avec des personnes du sexe opposé. Du coup, il se sent exclu, menacé. C’est comme si elle l’avait trahi et pour un peu il serait jaloux.
Il continue de les observer, mais maintenant ils ne sont plus sur la route, éclairés par la lumière des phares, mais sur le bas-côté, derrière la voiture. Du coup, il ne les distingue plus très bien dans cette demi-obscurité. Il n’y a que les feux de position qui diffusent un halo rouge, un peu féerique et c’est à peine s’il devine leurs silhouettes. Que doit-il faire ? Rester immobile et ne rien dire ou avancer et se montrer, afin de mettre un terme à cette scène qui risque de se terminer de manière un peu trop romantique ? Il hésite, fulmine sur place. Pendant ce temps, là-bas, cela remue. Il ne voit pas bien, mais on dirait que sa mère a reculé. Par contre il voit nettement le bras de l’homme qui avance. Il la tient par la nuque, la force à approcher. Elle crie, se dégage, bondit sur la route dans la lumière. Le cochon, il a voulu l’embrasser de force !
Alors il n’hésite plus, il a le feu vert. Loin de sympathiser avec cet homme, sa mère tente maintenant de lui échapper. Elle est en danger, en grand danger. Il fonce droit devant lui, sa torche éteinte à la main. Pendant ce temps, l’ homme s’est avancé sur la chaussée, d’un bond, le voilà devant la femme. Il la pousse contre la voiture… Elle ne crie pas, ne parvient plus crier. De nouveau, elle sent cette grosse main qui s’abat violemment sur sa nuque et qui serre, qui serre… L’autre main attrape sa poitrine sans ménagement, palpe le sein, le pétrit, tente d’arracher les boutons du corsage. Et voilà qu’il la force à avancer la tête, déjà il se penche pour l’embrasser. Mais l’enfant est derrière lui… De toutes ses forces, il frappe l’agresseur à la tête avec sa torche. Celle-ci vole en éclat, tant le coup a été rude et l’ampoule et son verre protecteur s’éparpillent sur l’asphalte. La mère en profite pour se dégager et sans réfléchir, par instinct, pour survivre, elle donne un grand coup de pied dans le bas-ventre de l’homme, qui hurle, plié en deux, puis avec ses bras, elle le pousse tellement fort qu’il perd l’équilibre et s’effondre par terre.
Il n’y a pas une minute à perdre. La mère et l’enfant s’engouffrent dans la voiture. Aussitôt le moteur rugit, les pneus crissent, le gravier du bas-coté vole dans tous les sens…Ils sont partis, ils sont sauvés ! Derrière, on ne distingue plus rien, rien que l’obscurité profonde de la forêt.
Chapitre 22
On fonce à toute allure, on joue avec le frein et l’accélérateur, on rase les fossés, on coupe les virages, on prend des risques. Mais c’est qu’on n’a pas beaucoup le choix, il faut filer d’ici au plus vite… Pauline est tellement ballotée d’un côté et de l’autre qu’elle finit par se réveiller. « Pourquoi est-ce qu’on roule ainsi ? C’est à cause des sangliers ? » Non, ce n’est pas vraiment cela… Mais comment lui expliquer ? « Ils vont nous rattraper, les sangliers ? » insiste-t-elle. «Non, c’est à cause d’un chasseur » finit par répondre l’enfant. Devant l’air étonné de sa sœur, il tente une explication un peu confuse, s’embrouille lui-même, revient en arrière dans son histoire, recommence au début. Il décrit l’accident, le sanglier mort, l’arrivée du chasseur…
« Il était fâché parce qu’on avait tué son sanglier, c’est ça ? » « Mais non, il s’en est pris à maman, je te dis ! » « Comment cela, à maman ? Mais ce n’est pas un sanglier ! » « Justement ! Même que je l’ai assommé avec ma torche. » « Tu as assommé le sanglier avec ta torche ? » demande-t-elle incrédule, déjà pleine d’admiration. « Mais non, c’est le chasseur que j’ai assommé. » « Ah bon », dit-elle rassurée. « Oui, mais maintenant, s’il nous poursuit, ça va être notre fête, il vaut mieux qu’il ne nous rattrape pas. » Pauline se retourne : « En tout cas il y a une voiture qui nous suit » fait-elle remarquer. En effet, elle a raison. Alors qu’ils sont en train de gravir une route en lacets, qui accède au plateau, ils peuvent distinguer là-bas, en contrebas, les phares d’une grosse voiture, probablement un quatre-quatre. Il y a de fortes chances que cela soit celui de leur agresseur.
La mère accélère encore un peu, mais c’et de la folie, dans cette obscurité, cela devient vraiment dangereux. S’ils continuent comme cela, ils vont droit à la catastrophe, c’est certain. « Et si on se cachait » suggère Pauline, qui, encore dans l’enfance, va puiser dans ses jeux des solutions aux grands problèmes de la vie. Son idée, toute saugrenue qu’elle puisse être, n’est pas si sotte que cela. Il suffirait de prendre un chemin forestier latéral et de se dissimuler dans les bois. Avec un peu de chance, ils passeraient inaperçus.
Ils roulent encore un kilomètre quand, sur leur droite, surgit un chemin de terre qui s’enfonce dans une sapinière. Prudemment, cette fois, la mère engage la voiture dans ce qui ressemble plus à un large sentier qu’à une voie carrossable. Ce n’est pas l’idéal, mais il n’y a pas d’autre alternative. Néanmoins il vaut mieux ne pas s’aventurer trop loin si on veut pourvoir ressortir un jour d’ici. Dès qu’elle aperçoit une petite clairière, elle va garer la Peugeot derrière deux gros arbres, elle éteint le moteur ainsi que les phares et c’est une longue attente angoissante qui commence. Les minutes passent, une, deux, trois… Elle a ouvert la vitre, mais on n’entend rien, rien que le grand silence de la forêt primitive. Ils ont l’impression d’être dans un autre monde, dans un autre temps : celui des hommes préhistoriques qui se cachaient dans des grottes pour échapper aux animaux sauvages. Encore que ces hommes du néolithique avaient les parois des cavernes pour se protéger et puis surtout le feu, qui éclairait leur nuit et faisait fuir les mauvais esprits et les bêtes féroces. Eux, ils n’ont rien de tout cela. Perdus dans le noir, ils ont l’impression d’être livrés aux forces de la nuit. Ils se sentent vulnérables, impuissants. De tueurs de sangliers, ils sont devenus eux-mêmes gibier. Et l’attente continue, quatre minutes, cinq minutes. C’est étrange tout de même, cette fameuse voiture devrait être là… Ils ne savent plus que penser quand soudain, dans le lointain, on entend comme un murmure. Oui, c’est bien le bruit d’un moteur. Instinctivement et sans qu’il faille le dire, chacun se fait le plus petit possible. On se recroqueville, on se dissimule derrière les sièges ou sous le tableau de bord. On est de plus en plus petit, bientôt on n’est plus rien, rien que le bruit d’un cœur qui bat à tout rompre dans la poitrine.
Le son du moteur va en s’amplifiant. Maintenant il est bien perceptible et résonne, incongru, menaçant, dans la forêt profonde. Inéluctablement, la voiture se rapproche. Voilà qu’on distingue comme une lueur. Ce sont les phares, qui trouent la nuit et qui éclairent les troncs des mélèzes, là-bas, au bord de la route. Penchée sur le siège du passager, la mère se relève légèrement, risque un œil à travers le pare-brise. Elle tressaute aussitôt : A une vingtaine de mètres, toute la pinède est éclairée. En réalité, son petit chemin est beaucoup plus proche de la départementale qu’elle ne l’avait cru et il semble la longer plutôt que s’en éloigner. Pourvu que leur agresseur ne repère pas la Peugeot ! C’est qu’autour d’elle, il fait clair maintenant et il suffirait que le conducteur du quatre-quatre jette un regard dans leur direction pour les découvrir. Pendant deux secondes, l’éclat des phares donne juste sur eux, sans doute parce que le véhicule sort d’un virage. On entend maintenant son moteur qui rugit, lancé à plein régime. Cela semble si près que c’est à en frémir… Mais progressivement le bruit s’éloigne et la lumière disparaît. Voilà, il fait de nouveau noir tandis que dans le lointain le son du moteur va en décroissant. Ouf, ils sont sauvés !
La mère sort de la voiture et respire un grand coup. Cela sent bon la résine de pin. Elle ne s’est jamais sentie aussi bien. A l’intérieur de la voiture les enfants lui font un petit signe amical, qu’elle leur rend avec un sourire. Elle a besoin de marcher pour se calmer et fait quelques pas. Elle ne parviendrait pas à reprendre le volant maintenant. D’ailleurs cela ne serait pas raisonnable. Il vaut mieux que l’autre véhicule prenne de l’avance. Ce serait le comble maintenant de le rattraper ! Elle marche encore un peu, sans trop s’éloigner non plus. La lune s’est levée et une faible clarté inonde la clairière, laissant le reste de la forêt dans l’ombre. Tout est calme, cela fait du bien. C’est que toute cette aventure l’a secouée et elle se demande comment elle va expliquer aux enfants son attitude finalement imprudente.
Elle aurait dû se méfier davantage et remonter bien vite dans la voiture quand le chasseur s’était approché. Il est vrai qu’à ce moment son fils n’était pas là et qu’elle l’attendait. Elle a donc des circonstances atténuantes. Il n’empêche, en écoutant le discours de l’autre, en parlant avec lui, en lui souriant, même, elle a peut-être inconsciemment provoqué sa réaction. Il l’aura crue seule (il n’avait probablement pas vu qu’elle était accompagnée) et disposée à une aventure alors qu’elle se réjouissait simplement qu’il eût proposé de réparer la voiture. Décidemment, elle ne comprendra jamais les hommes et elle aura déjà eu bien du souci avec eux. Ils sont étranges et ne réagissent manifestement pas comme les femmes. Pourtant, il ne lui semblait pas l’avoir provoqué. Elle ne sait pas, ne comprend pas. Quelque part, alors qu’elle est la victime (comment cela aurait-il fini si son fils n’était pas intervenu au bon moment ?) elle se trouve quand même coupable. Elle a déjà lu autrefois des articles sur ce phénomène et à l’époque cela lui avait paru incroyable qu’une victime puisse se sentir coupable. Aujourd’hui, pourtant, elle comprend mieux ce que l’auteur de l’article avait voulu dire.
Elle se sent sale et même si l’autre ne l’a pas vraiment touchée, il lui semble encore sentir la pression des doigts sur sa nuque. Quelle force il avait quand il a voulu lui faire pencher la tête ! Il est certain qu’elle n’aurait pas pu résister longtemps et sa propre impuissance devant une telle force la trouble. Elle n’ose imaginer ce qui se serait passé ensuite si ce sauvage avait pu mener son dessein jusqu’au bout. Il lui semble maintenant sentir ses lèvres contre les siennes et elle imagine sa langue qui force le passage et qui s’insinue partout. Pouah, elle en est totalement dégoutée ! Puis, soudain, elle se souvient de ses grosses mains qui se promenaient sur sa poitrine. Curieusement elle avait oublié cela, l’avait déjà enfoui dans un recoin de sa mémoire. C’est à ce moment, seulement, qu’elle se rend compte qu’elle a failli être violée et que si l’agresseur n’a pas été jusqu’au bout de son projet, c’est uniquement parce qu’il en avait été empêché. Mais le processus était lancé et il y a déjà eu des attouchements et même « atteinte à la pudeur » comme disent les juristes. Peut-être qu’elle devrait porter plainte ? Elle ne sait pas trop. En fait elle n’en a pas le courage. Raconter toute cette histoire à des gendarmes lui semble impossible. Après tout ce sont des hommes eux aussi et ils risqueraient bien d’être du côté de l’agresseur. Et puis elle ne se voit pas en train d’expliquer comment l’autre palpait ses seins, ce qu’il faisait exactement. C’est impossible à raconter ces choses-là. De toute façon, les gendarmes, il vaut mieux les éviter ces temps-ci, ils risqueraient de lui retirer les enfants pour cause d’enlèvement. Cette idée la fait frémir mais aussi la rassure car elle y trouve une bonne raison pour ne pas aller porter plainte et quelque part cela l’arrange bien. Et puis porter plainte contre qui ? Elle ne connaît même pas cet individu et elle aura beau le décrire, ses remarques seront sans doute notées dans un beau rapport, mais ensuite celui-ci sera quand même classé sans suite. Alors à quoi bon tous ces tracas ?
Chapitre 23
Mais plus elle réfléchit et plus elle se trouve sale et un peu coupable. Elle voudrait se laver, prendre une douche, un bain, n’importe quoi, mais se laver. Évidemment, il n’y a rien ici, même pas un petit ruisseau pour tremper ses mains… Elle avance jusqu’au bout de la clairière, sans toutefois perdre de vue la voiture. Ses enfants sont tout ce qui lui reste, elle se doit de les protéger, d’ailleurs elle n’a pas fait autre chose depuis tous ces jours. Mais dans quelle aventure les entraîne-t-elle ? A-t-elle le droit, finalement, de leur imposer un tel périple ?
Plutôt que d’être tranquillement à la maison, sous la coupe d’un père tyrannique, certes, mais qui sait aussi les protéger contre l’adversité et les dangers de la vie, les voilà en plein bois, au milieu de la nuit, dans une région inconnue. Et si le chasseur l’avait vraiment agressée, s’il avait pu aller jusqu’au bout de son geste obscène, qu’aurait-il fait ensuite ? Si ça se trouve, pour camoufler son méfait, il l’aurait tuée, elle. Que seraient alors devenus les pauvres petits, seuls au milieu des bois ? Ou bien, s’il les avait découverts, peut-être s’en serait-il pris à eux aussi. Tout était donc de sa faute, quelle mère indigne elle était, finalement. On ne risque pas ainsi la vie de ses enfants en se promenant à des heures indues au milieu des bois. Sans parler de l’accident avec le sanglier, qui aurait bien pu être fatal, lui aussi. De loin, elle regarde la voiture, dans laquelle les enfants se sont endormis. Elle sait que c’est son devoir de les protéger, mais elle se dit que, finalement, elle n’est pas vraiment à la hauteur et que les événements sont plus forts qu’elle. Alors, subitement, elle se sent terriblement malheureuse. Pour un peu, elle trouverait qu’elle n’a plus le droit de s’approcher de cette voiture. Puisque c’est elle qui les entraîne dans des aventures impossibles, elle se dit que, peut-être, ce serait mieux de se tenir à distance, que ce n’est qu’ainsi qu’elle ne leur fera pas de mal.
Elle ne sait plus, tout est confus dans sa tête. Elle est terriblement fatiguée, elle n’en peut plus. Ce doit être le contre-coup de tous ces événements, c’est trop, vraiment. Elle se laisse tomber par terre, à la limite de la clairière et là, elle se met à pleurer. C’est un torrent de larmes qui déborde d’elle, comme si toute l’angoisse contenue depuis si longtemps avait enfin trouvé le moyen de s’exprimer. Elle pleure et plus elle pleure, plus les idées noires l’envahissent. Toute sa vie des derniers mois ressurgit du plus profond d’elle : le mariage raté, les coups, la fuite, la maison vide, la chute de Pauline dans le lac et maintenant cette agression… Qu’a-t-elle fait pour mériter tout cela ? Est-elle donc si mauvaise qu’elle doive être punie de la sorte ? Il faut croire que oui. Elle ne sait pas en fait. A travers ses larmes elle regarde le ciel où la lune brille maintenant de tout son éclat, énigmatique, lointaine, inaccessible, presque cruelle par son indifférence. Elle tourne autour de la terre depuis des millénaires. Une éternité ! Quel sens peuvent bien avoir ses souffrances à elle face à cet astre éteint et mort ? Elle contemple aussi les milliers d’étoiles de la voûte céleste. Qu’est-ce qu’une vie humaine, finalement, face à tout cela ? Et cette vie, à quoi set-elle ? A rencontrer quelqu’un un court instant, à souffrir de cette rencontre, à avoir des enfants, à les élever comme on peut, pour que dans vingt ou trente ans ils refassent la même chose, commettent les mêmes erreurs ? Mais c’est complètement absurde. Et ces étoiles qui brillent là-haut, quel est leur sens ? Aucun, évidemment. Ce ne sont que des bouts de cailloux en fusion qui se promènent dans le vide interstellaire. Elle sent comme un frisson dans tout son être. Ce vide, ce non-sens, jamais encore elle ne les avait perçus avec une telle acuité.
Elle se souvient que, petite, elle a dû croire en un Dieu, une sorte d’être supérieur qui réglait tous les problèmes et qui était là pour réparer toutes les injustices. Si une personne souffrait alors que ce n’était pas mérité ou même si elle mourait prématurément, ce n’était pas trop grave, car on savait qu’ailleurs, dans une sorte de paradis très mal localisé, elle jouirait enfin d’une vie paisible et les milliards d’années dont se composerait sa vie éternelle compenseraient bien les douleurs endurées ici-bas pendant quelques décennies. C’est ce que lui avait appris ses parents, c’est ce que le vieil instituteur du village, avec sa barbe et ses petites lunettes rondes, avait enseigné aussi, et c’est ce que le prêtre, lors des leçons de catéchisme, avait répété inlassablement. Alors, gamine, elle y avait cru, à toutes ces histoires, forcément. Puis, plus tard, quand elle avait été grande, elle avait un peu oublié. Cela ne la regardait plus vraiment en fait. Elle était dans la vie active, sans une minute à soi, alors cette éternité ne la concernait pas beaucoup, la mort non plus d’ailleurs. Elle avait donc gommé de sa mémoire une grande partie de cet enseignement mais, quand même, il restait dans un coin de sa tête cette idée d’un grand horloger qui orchestrait tout et qui, fatalement, donnait un sens à toute chose.
Mais voilà qu’aujourd’hui elle était là, assise par terre dans la mousse de la clairière et jamais comme en cet instant elle n’avait compris que tout cela ce n’étaient que des mensonges, des contes pour enfants et que ce ciel qu’elle contemplait était vide, désespérément vide. Là haut, il n’y avait rien ni personne, rien que ces étoiles aveugles dont on disait que certaines étaient déjà mortes avant même que leur lumière ne nous parvînt. C’était à désespérer. Des cailloux qui tournaient dans le vide, voilà ce que c’était que le monde. Et elle, elle était là, avec toutes ses souffrances, incroyablement seule. Que son mari l’eût battue, comme il avait fait ensuite avec les enfants, cela n’avait strictement aucune importance à l’échelle de cet espace infini. Et si tout à l’heure elle s’était fait violer, cela n’aurait eu aucune importance non plus. Qu’elle vive, qu’elle soit belle et heureuse ou bien qu’elle soit maltraitée et qu’on la tue après avoir abusé d’elle, qu’est-ce que cela changeait face à ce vide sidéral ? Rien du tout, absolument rien du tout. Sa vie n’avait aucun sens sur le plan du cosmos. Elle était effrayée par cette découverte et comprenait soudain qu’elle ne pouvait compter que sur elle, sans attendre aucune aide extérieure d’un être surnaturel ni même d’une logique naturelle quelconque. Dieu n’existait manifestement pas et la nature était aveugle et indifférente. Dans le cas contraire, sa douleur du moment, ses larmes qui coulaient, seraient prises en compte, mais elle voyait bien qu’il n’en était rien.
Elle ne pleurait plus, maintenant, mais restait là, comme prostrée après ses découvertes. Tout ce qu’elle pouvait faire, en ce monde, c’était se protéger, essayer de ne pas souffrir et vivre pour elle. Il n’y avait rien d’autre à entreprendre. Cependant, d’avoir pu exprimer sa douleur lui avait fait du bien. Elle se sentait comme apaisée et c’est avec un autre regard qu’elle se mit à contempler la lune. Il y avait de la beauté dans cette lumière douce et bleutée qui éclairait le sous-bois et un certain mystère semblait émaner des choses autour d’elle. Après la sapinière, assez sombre et au sol uniquement recouvert d’aiguilles, commençait une forêt de hêtres et de chênes. Là, la végétation était beaucoup plus variée : du lierre escaladait les troncs, des fougères en massifs ondulaient comme les vagues de la mer et des buissons de houx, d’un vert plus sombre, affirmaient leur singularité. L’éclat de la lune créait une atmosphère étrange, douce, incertaine. On se serait cru dans un rêve ou bien encore au fond de l’océan, dans le silence absolu des grandes profondeurs. Rien ne bougeait. La mère se laissa imprégner par la magie de l’instant et petit à petit elle se sentit apaisée. Non, la vie n’était pas facile, mais la nature était belle, quand même et il y avait des instants privilégiés comme celui-ci où son être intime pouvait entrer en harmonie avec le monde extérieur. C’était un moment d’éternité, un moment magique.
Elle en était là de ses réflexions quand elle tomba endormie, le dos appuyé contre le tronc d’un grand pin qui sentait bon la résine. Combien de temps resta-t-elle ainsi assoupie ? Cinq minutes, dix minutes, deux heures ? Elle ne pourrait pas le dire. Tout ce qu’elle sait c’est qu’elle fut réveillée par un petit bruit qui vint frapper son oreille. Cela remuait dans les feuilles tout près d’elle… Une bête était là, qui trottinait dans le massif de fougères. Cela allait, venait, repartait puis revenait encore. Elle ne bougea pas. Pétrifiée, elle était incapable de faire un geste et dans sa poitrine elle entendait son cœur qui partait au galop, comme un cheval fou qu’on ne pouvait plus contrôler. Après un long moment, la petite bête se décida enfin à sortir de sa cachette. C’était un hérisson ! Un gentil petit hérisson qui n’avait même pas remarqué sa présence et qui trottait à son aise, inspectant les environs et reniflant à gauche et à droite les bonnes odeurs de la végétation. Il ne semblait pas se soucier de quoi que ce soit et était manifestement heureux de vivre. La mère sourit en le regardant. Sa présence insouciante lui faisait du bien. Cela ne devait pas être si mal, finalement, d’être un hérisson. En cas de coup dur, il avait ses piquants pour se protéger et le reste du temps, quand il ne faisait pas la sieste, il partait tranquillement à la recherche de nourriture. Et puis, vivre la nuit, sous la clarté magique de la lune, n’était pas si mal… Elle le vit déguster quelque chose, probablement un ver de terre, puis à la fin il disparut dans les fourrés, sans avoir même jamais remarqué sa présence.
Chapitre 24
A l’horizon, une légère lumière, toute pâle, semblait maintenant éclairer la cime des arbres. Elle regarda sa montre : il était quatre heures trente du matin et l’aube, déjà, commençait à poindre. A l’autre bout de la forêt, la lune, qui poursuivait inlassablement son périple, avait presque disparu derrière les plus grands arbres. Un jour nouveau était en train de naître et elle n’était même pas parvenue à regagner la maison. Il était trop tard, maintenant. A quoi bon se dépêcher ? Mieux valait profiter de cette nouvelle journée en espérant qu’elle serait plus calme que la précédente. Elle contempla un bon moment la futaie autour d’elle et trouva tout cela très beau. Le sous-bois était encore dans l’obscurité, mais le dessus des arbres sortait lentement de l’ombre, dans une lumière diaphane, légèrement bleutée. Une brise légère agita les feuilles. Puis un oiseau, soudain, lança un cri, rompant définitivement le grand silence de la nuit. Un autre lui répondit et commença, lui, un chant plus élaboré. La vie s’éveillait, aujourd’hui serait un autre jour.
Soudain elle frissonna. Elle avait froid et ce n’était pas raisonnable de rester là. Elle était fatiguée, ayant bien peu dormi. Il était sage de prendre du repos avant de continuer la route. Elle se leva et regagna la voiture, dans laquelle les enfants étaient profondément endormis. A travers la vitre, elle les contempla un long moment. Ils étaient beaux. Beaux et attendrissants, livrés comme cela sans défense au sommeil. Une nouvelle fois elle sourit et sans trop savoir pourquoi elle les compara au petit hérisson qu’elle venait de voir. Sans doute à cause de l’innocence de l’animal, de sa gentillesse apparente, deux qualités qu’elle retrouvait inscrites ici sur le visage de ses enfants. Délicatement, elle se faufila dans la voiture. La portière fit un petit bruit sec en se refermant, mais personne ne se réveilla. Ensuite, elle s’étendit sur les deux sièges avant et sombra bientôt dans un sommeil profond.
Elle fit un rêve étrange.
Elle conduisait la petite Peugeot depuis des heures et des heures et était épuisée. Elle recherchait ses enfants, qui avaient mystérieusement disparu. A la fin, n’en pouvant plus, elle s’arrêta le long de la route. En face, un petit chemin de terre escaladait une colline abrupte, entre deux prairies. Ce chemin, elle le connaissait bien pour l’avoir déjà emprunté dans des rêves antérieurs. Elle se fit donc cette réflexion étrange qu’elle était en pays de connaissance puisqu’elle avait déjà rêvé de cet endroit. Du coup, tout en sachant donc pertinemment qu’elle était dans un songe, elle se sentit rassurée. Une sorte de bien-être s’empara aussitôt d’elle et elle descendit de voiture. C’est même avec un plaisir évident qu’elle se dirigea vers le fameux chemin car c’était celui des amours. Une autre nuit, dans un autre rêve, elle avait rencontré là un jeune homme charmant. Elle-même était toujours étudiante et semblait n’avoir que vingt ans. Ils avaient discuté longuement et le plus étrange c’est qu’il semblait bien la connaître alors que c’était un parfait inconnu. Et par « connaître » il ne s’agissait pas de rapports sociaux extérieurs, mais véritablement d’une connaissance intime, profonde. Bref, c’était là quelqu’un dont elle se sentait comprise et avec qui elle aurait voulu partager sa vie. D’où venait-il, où allait-il ? Le mystère était complet. Mais il devinait toutes ses pensées secrètes et c’était absolument troublant. Et s’il les devinait, c’est qu’en fait il connaissait déjà tout de ses convictions intimes. Que ce soit sur les questions existentielles, sur la politique, sur les rapports humains, rien de ce à quoi elle croyait ne lui était inconnu.
Pleine d’espoirs, elle commença donc à gravir le chemin et, après un virage, en effet, le jeune homme était là, qui l’attendait, assis sur une vieille souche. Ils se saluèrent et se regardèrent. Puis, comme la fois précédente, ils marchèrent un bon moment, tout en devisant. C’était bien agréable et elle appréciait cette conversation, mais elle aurait bien voulu aussi qu’il s’arrêtât un peu et qu’il l’embrassât, là, au beau milieu du chemin. Mais non, c’était bien la seule chose qu’il ne semblait pas deviner et il continuait à parler sans même la regarder. A un moment donné il lui sourit gentiment et là elle crut vraiment que le moment du baiser était arrivé. Hélas non, il lui serra la main, lui dit au revoir et se mit à redescendre le chemin qu’ils venaient d’emprunter. Elle se sentit complètement désorientée. Elle avait envie de courir après lui, de le rattraper, de lui dire qu’il l’aimait mais qu’il ne s’en était peut-être pas rendu compte, qu’en tout cas elle, elle l’aimait. Mais non, elle ne pouvait pas. Quelque chose dans le rêve (et elle savait que c’était un rêve), lui disait qu’elle devait poursuivre sa route et aller de l’avant. Alors, avec au fond de l’âme un immense regret, elle continua sur le chemin, qui était de plus en plus étroit et de plus en plus escarpé. Elle n’était plus étudiante et avait de nouveau son âge réel. Elle avait envie de pleurer car elle savait que plus jamais, dans sa vie, elle ne ferait une autre rencontre du même genre. Quant au bel étudiant, il continuerait à jamais à avoir vingt ans et à hanter ses souvenirs, tandis qu’elle, elle continuerait à vieillir et à s’éloigner irrémédiablement de lui. La vie qui l’attendait semblait non seulement morne et terne mais elle semblait surtout vide affectivement. Sans doute rencontrerait-elle d’autres hommes, mais elle savait déjà que la relation qu’elle aurait avec eux serait vouée à l’échec car plus jamais elle ne connaîtrait l’intimité de pensée et l’intimité affective qu’elle venait d’avoir avec l’étudiant.
Tout en ruminant ces pensés sombres, elle continuait à marcher. Il faisait chaud, vraiment chaud et le chemin caillouteux, quant à lui, était escarpé, vraiment escarpé. C’était épuisant et elle transpirait abondamment. En plus, elle ne voyait rien de la campagne environnante car elle cheminait entre deux hauts talus qui lui ôtaient toute perspective. C’est donc bien par la seule force de la volonté qu’elle continuait à avancer, mais franchement elle ne comprenait pas quel était le sens de cette marche. C’est un peu comme la vie, se disait-elle, on ne sait jamais vraiment pourquoi on fait les choses, mais on les fait quand même.
Après une bonne demi-heure, elle parvint enfin au sommet et put contempler le paysage. Des prairies s’étendaient à perte de vue, couvertes d’herbes hautes, non fauchées et déjà jaunes à cause de la canicule de juillet. C’était un grand plateau absolument plat, qui contrastait avec la pente ardue qu’elle venait de gravir. On se serait attendu, en effet, après une telle montée, à découvrir une région de montagnes ou à tout le moins de collines, mais non, cette platitude qui allait jusqu’à l’horizon était absolument décevante. Tous ces efforts pour découvrir ça ! C’était bien la peine ! C’est alors qu’à une distance d’environ deux kilomètres elle remarqua une maison au milieu d’un bosquet d’arbres. C’était en fait la seule chose qui attirait l’attention dans cette solitude et elle sut que c’était là le but de son « voyage ». Elle se remit donc en route, malgré la fatigue et la lassitude qui l’envahissaient de plus en plus. En fait, c’est presqu’à contrecœur qu’elle avançait car elle savait déjà que ce qu’elle découvrirait là ne serait pas réjouissant. Pourtant, une force intérieure lui disait quelle devait continuer envers et contre tout. Elle marcha donc, accablée par le soleil de juillet, les pieds endoloris par les cailloux du chemin, qui la blessaient à travers ses petites chaussures.
Quand elle arriva enfin tout près de la maison, elle le contempla avec étonnement. C’était sa maison, en fait, celle où elle vivait avec son mari, celle qu’elle avait définitivement quittée. Pourquoi être revenue ici alors ? Pourquoi s’être donné tant de mal à gravir des chemins escarpés en pleine chaleur pour retrouver ce qu’elle avait fui ? Heureusement que ce n’est pas la réalité, se disait-elle, puisque je suis en train de rêver… Oui, mais si ce rêve s’avérait prémonitoire ? Sa gorge se serra à cette hypothèse et elle se mit aussitôt à frissonner.
Elle s’obligea cependant à garder son calme et à regarder un peu mieux ce qu’elle avait sous les yeux. Bon, c’était bien sa maison, elle en reconnaissait la porte d’entrée, les petites fenêtres, la toiture de tuiles, mais pas les abords, évidemment. C’était en fait comme si sa demeure avait été transportée ici, au milieu de la solitude de ces champs. Elle n’avait jamais vu une chose pareille, sauf dans les rêves, précisément et puis aussi dans le grand livre de contes de Pauline, ces fameuses Mille et Une Nuits que la petite citait tout le temps. Là, les bicoques se transformaient en somptueux palais orientaux à la moindre formule magique ou bien se déplaçaient à l’autre but de l’Empire d’un simple coup de baguette. Il fallait croire qu’il en avait été de même ici.
C’est à ce moment qu’ elle se souvint qu’elle était partie à la recherche de ses enfants et qu’elle avait un peu perdu ce problème de vue. Une nouvelle fois, alors que la culpabilité commençait à l’envahir (comment avait-elle pu se comporter ainsi et interrompre aussi facilement sa recherche ?) elle se redit que tout cela n’était qu’un rêve. Puis elle arriva à la conclusion que celui-ci devait bien avoir un sens et que peut-être ses enfants l’attendaient gentiment à la maison. Là était aussi sa place, en fait, là était l’endroit qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Elle avança donc en tremblant car elle redoutait la présence de son mari. Qu’allait-il dire quand il la reverrait, après une escapade de plusieurs jours ? Et si jamais il devinait ce qui s’était passé entre l’étudiant et elle, s’il découvrait la complicité qu’ils avaient eue, là c’est certain qu’il allait encore la frapper. Mais elle n’avait pas le choix, elle devait y aller et entrer dans la maison.
Chapitre 25
Arrivée à une centaine de mètres, elle découvrit l’entrée d’un souterrain. Elle se dit que ce serait là un bon moyen de s’introduire discrètement dans sa demeure sans se faire remarquer. Elle s’avança donc sans la moindre crainte dans ce passage qui pénétrait profondément sous la terre. Il faisait noir, la-dedans, complètement noir. C’est donc en tâtonnant avec les mains qu’elle parvint à progresser dans ce boyau étroit. Sous ses doigts, elle sentait la paroi de terre humide qui s’effritait. Le contact en était froid et poisseux et c’était absolument répugnant. Elle se dit que toutes sortes de bêtes devaient vivre là-dedans : des vers de terre, des insectes, des taupes même et à chaque instant elle redoutait de toucher un corps mou et gluant ou de sentir sur sa peau le picotement d’une patte griffue.
Ceci dit, si sa main s’était refermée sur une fourrure toute chaude, il est certain qu’elle aurait poussé un cri terrible ! Quant à la partie supérieure de ce tunnel, elle était si basse que souvent elle venait cogner de la tête contre la voûte, ce qui fait que ses cheveux étaient tout maculés de terre. Une vraie horreur ! Et si elle voulait les secouer, c’était pis encore car dans ce cas ceux-ci allaient frotter contre la paroi en terre battue et se salissaient d’autant plus. Parfois, le sol se dérobait subitement sous ses pieds et elle s’enfonçait alors dans une petite cuvette d’une vingtaine de centimètres dans laquelle croupissait une eau saumâtre. Non seulement de la boue argileuse et froide pénétrait immédiatement dans ses chaussures, mais en plus elle risquait de glisser. Heureusement, un peu plus loin, le sol remontait subitement et elle se retrouvait au sec, mais c’était un gros caillou qu’elle heurtait alors, ce qui lui arrachait un cri de douleur.
A un moment donné, le passage était devenu si étroit qu’elle crut qu’elle ne parviendrait pas à aller plus avant. Mais comment rebrousser chemin ? C’était pour ainsi dire impossible de se retourner et de faire demi-tour. Elle se sentit prise au piège, là, sous la terre, et pensa aussitôt à ces accidents de mines dont on entend toujours parler à la radio. « Coup de grisou en Silésie, cinquante mineurs sont restés bloqués. On attend les secours. » Une sueur froide lui glaça instantanément le doset les reins. Sans qu’elle s’en rendît compte, son corps réagissait pour elle, avant elle. Son cerveau en était encore à analyser la situation périlleuse où elle se trouvait qu’une panique animale s’était déjà emparée de tout son organisme. Son corps avait perçu avant elle le danger où elle se trouvait et il l’exprimait à sa manière, dans son langage à lui. Elle dut vraiment faire un effort pour retrouver son calme et tenter de réfléchir. Elle était là, sous terre, dans le noir, seule, sans possibilité d’avancer ni de reculer. De plus, à la différence des mineurs, elle ne devait attendre aucun secours puisque personne n’avait connaissance de sa présence en ce lieu.
L’idée de finir là, au milieu des vers de terre et des insectes, était insupportable. Il lui semblait être déjà morte et ces bêtes répugnantes et rampantes, oui, aussi surprenant que cela pût paraître, elle les voyait quand même, malgré son décès. Elle les voyait qui se regroupaient par centaines et qui attendaient. Et maintenant voilà qu’elles s’avançaient, lentement mais sûrement. Elle les sentait parcourir son corps, se glisser sous ses vêtements, se promener sur sa peau, partout ! Et il en venait d’autres, des milliers d’autres. On aurait dit une armée en marche, qui avançait, méthodique, et qui attendait cet instant depuis des années, depuis le jour de sa naissance, en fait. C’était une véritable invasion et cela grouillait de tous côtés. Et maintenant elle les sentait qui lui mordaient la peau, qui la grignotaient, qui tentaient d’entrer plus avant, qui essayaient encore, qui recommençaient, qui remordaient et qui finalement entraient dans sa chair, dans ses muscles. Ils la dévoraient ! Elle voulut crier, hurler, mais elle n’avait plus de voix puisqu’elle était morte. Elle comprit alors que l’horreur de la mort c’était cela, cela que personne n’avait jamais dit parce que personne ne le savait : on restait conscient un certain temps encore après l’instant fatal, immobile et sans pouvoir bouger. Et on se voyait mourir une seconde fois et être grignoté par toutes ces bêtes de l’ombre. On ne pouvait rien faire, ni rien dire. Et on était seul, désespérément seul. On comprenait qu’on disparaissait inéluctablement et on savait que lorsque ces satanées bestioles en auraient terminé avec leur repas, on serait vraiment mort et on aurait fini d’exister. Mais la nature, cruelle, avait voulu qu’on fût conscient jusqu’au bout et qu’on se vît partir sans aucun espoir de retour.
Non, jamais elle ne pourrait tolérer une chose pareille ! Elle se ressaisit et d’un bond, par réflexe, pour survivre, elle tenta d’aller de l’avant et de s’échapper. Elle se retrouva accroupie, puis à genoux et c’est finalement en rampant qu’elle parvint à se glisser dans le boyau et à avancer. C’était quitte ou double et il était clair que si elle ne trouvait aucune issue, jamais elle ne parviendrait ne fût-ce qu’à reculer. Mais en s’aidant des mains et des pieds, elle progressait. Pas vite, mais elle progressait. Avec des reptations de serpent et des ondulations de chenille, en s’allongeant autant que les vers de terre qu’elle voulait fuir et en s’aidant de ses ongles comme de griffes, elle finit par voir la lumière devant elle. Alors elle redoubla d’effort et parvint finalement à l’air libre.
Ouf ! Quelle aventure ! Mais voilà qu’au lieu d’être à l’intérieur de la maison, comme elle l’avait espéré, elle se retrouvait tout simplement près de la terrasse arrière de la maison. C’était bien la peine d’avoir emprunté un passage aussi difficile et aussi périlleux ! En plus elle était maculée de boue et véritablement méconnaissable. Elle pensa à Ulysse, qui, dans l’Odyssée, rentre dans ses foyers après vingt longues années d’absence et qui se déguise en mendiant afin de ne pas être reconnu. Elle n’aurait pas besoin d’un tel stratagème, elle, personne ne parviendrait à deviner son identité dans l’état où elle était. Mais un doute la saisit soudain. La maison semblait vide. Était-elle encore habitée ? Et dans ce cas, où se trouvaient ses enfants ? Elle commençait déjà à paniquer quand il lui sembla les entendre de l’autre côté de l’habitation, du côté de la porte d’entrée. Elle se précipita donc dans cette direction et c’est en courant qu’elle arriva sur l’autre terrasse. Ce qu’elle vit alors la cloua littéralement sur place.
Non seulement il n’y avait personne, mais surtout la maison, qui était pourtant en parfait état à l’arrière, ressemblait ici à une ruine. Visiblement il y avait eu un incendie car le toit s’était complètement effondré et on apercevait, dans ce qui avait été le grenier, de grosses poutres calcinées et noircies. Une partie de la façade elle-même s’était écroulée et on voyait le papier peint des chambres qui pendait lamentablement, après avoir été délavé par les tempêtes du dernier hiver. Il restait même quelques meubles, qu’elle identifiait parfaitement. Toute l’intimité de la vie d’une famille était ainsi exposée au grand jour et cette famille, c’était la sienne. Cela lui fit mal. Là, elle eut vraiment l’impression d’être violée pour de bon. Là-haut, elle reconnaissait la coiffeuse héritée de sa grand-mère, dont le miroir maintenant fendu reflétait le ciel. De sa chambre, il ne restait que le lit. Visible de tous, il semblait un témoin obscène de sa vie érotique et elle en fut gênée. Plus loin, une garde-robe était perchée au bord de l’abîme et ce semblait vraiment un miracle qu’elle ne fût pas encore tombée. Une de ses portes ballotait au-dessus du vide et on distinguait parfaitement les vestes et les chemisiers sagement pendus sur leurs cintres.
Le rez-de-chaussée, par contre, était intact, y compris la porte d’entrée. Celle-ci devait être fermée à clef, dans une tentative dérisoire et ridicule de vouloir protéger ce qui s’affichait par ailleurs à la vue de tous. La terrasse, par contre, était jonchée de débris : des blocs, des moellons, des planches provenant des parquets des étages, des poutrelles en partie calcinées… C’était une véritable désolation. Et ses enfants, qu’elle avait cru entendre tout à l’heure, qu’étaient-ils devenus ? Étaient-ils morts dans l’incendie ? Si cela se trouvait, ils avaient péri étouffés dans les fumées ou bien ils avaient été brûlés vifs ! Elle devenait comme folle. Afin d’en savoir un peu plus, elle se dirigea vers la ruine et tenta d’atteindre la porte d’entrée. Elle escalada des gravats, se déchira les mains à des planches hérissées de clous, se tordit les chevilles dans les décombres, et arriva finalement à cette fameuse porte. Celle-ci était en effet hermétiquement close comme elle le craignait. Contre toute raison elle se mit à tambouriner avec ses poings, comme si il y avait eu quelqu’un là-dedans qui aurait pu l’entendre et venir lui ouvrir. Mais il n’y avait personne. Quand elle eut les mains endolories et qu’elle arrêta de frapper, il se fit un grand silence. C’était le silence de la mort. Soudain, un corbeau qui devait être perché sur l’un des arbres voisins, prit son envol avec un grand cri. Elle sursauta et se retourna. Au même moment, là-haut, dans ce qui restait des étages, quelque chose céda et elle n’eut pas le temps de voir la grosse poutrelle qui tombait et dont l’extrémité vint lui frapper le dos et lui lacérer les reins. Elle poussa un hurlement de douleur et se retrouva couchée par terre. Elle souffrait atrocement.
Chapitre 26
Elle se réveilla subitement. Elle était toujours étendue sur les deux sièges avant et les enfants venaient de quitter la voiture. Le bruit qu’elle avait cru percevoir dans son rêve n’était en fait que celui des portières qui se refermaient brusquement. Quant à sa douleur aux reins, elle était tout simplement occasionnée par les boucles de la ceinture de sécurité qui lui labouraient le dos. Ouf, quel cauchemar ! Elle en était toute retournée. Heureusement ce n’était qu’un rêve ! Elle était bien vivante et ses enfants aussi. Il lui semblait pourtant avoir oublié un élément important. Elle ferma les yeux et l’épisode du petit chemin ainsi que sa promenade avec l’étudiant lui revinrent en mémoire. Elle sourit intérieurement et elle sut qu’elle avait retrouvé son équilibre personnel. Le passé était derrière elle et elle était encore capable d’aimer. Elle pouvait donc vivre et aller de l’avant.
Elle sortit à son tour pour se dégourdir les jambes. Le soleil était déjà haut et il commençait à faire chaud. Elle jeta un coup d’œil à sa montre : il était presque dix heures du matin. Ça alors ! Tous se regardèrent et éclatèrent de rire. Ils avaient faim ! Terriblement faim ! C’est que la veille, avec tous ces événements, ils avaient complètement oublié de dîner. Il n’y avait plus une minute à perdre. On remonta en voiture et après quelques manœuvres on se retrouva sur la départementale en direction de La Courtine. La circulation était normale. Il y avait peu de véhicules, mais il y en avait, ce qui finalement était rassurant. Il faisait beau, le soleil brillait et plus rien ne rappelait leur solitude sur la route, la nuit dernière, après avoir heurté le sanglier. En traversant un petit village, ils aperçurent une boulangerie et des voix contestataires s’élevèrent de l’arrière de la voiture pour réclamer un arrêt d’urgence, ce à quoi la mère se plia de bonne grâce. En pénétrant dans la boutique ils furent envahis par la bonne odeur du pain chaud qui venait de cuire. C’était un délice et, tels des chiens de Pavlov, ils savouraient à l’avance la baguette croustillante qu’ils allaient enfin pouvoir manger. Le magasin était ancien, avec un vieux plancher dont les lattes craquaient sous les pas. Le comptoir, imposant bahut en bois noir, usé par un siècle de commerce au moins, devait avoir été fabriqué avant la guerre de 14-18, si ce n’est avant. Derrière, contre le mur, se dressait une étagère vétuste, dont les planches, patinées par l’usage, pliaient dangereusement sous le poids de grands bocaux de bonbons, de kilos de café ou de paquets de pâtes. Visiblement, cette boulangerie faisait aussi dans l’épicerie et ils se rappelèrent qu’ils étaient ici dans un village des hautes terres, isolé de tout et même souvent coupé du monde en hiver. Le temps, dans cette région, semblait s’être arrêté et leur offrait, comme sur une carte postale, mais en vrai, le spectacle de la France des années 1920 ou 1930. Les enfants ne retrouvaient rien de ce à quoi ils étaient habitués dans une boulangerie. Ainsi, il n’y avait pas de présentoir vitré pour les pâtisseries ou les tartes. Il n’y avait d’ailleurs pas de pâtisseries du tout. Les baguettes et les pains étaient dressés verticalement dans de grands paniers en osier, sans doute encore fabriqués à la main par le propriétaire avec des écorces de noisetiers. Sur le comptoir, deux boîtes en bois brut contenaient des croissants et des pains au chocolat. C’était tout. C’était tout mais c’était plus que suffisant car la bonne odeur du pain chaud qui emplissait la boutique remplaçait largement tout le mobilier moderne ou les tartes sous plastique des grandes surfaces, qu’on ne risquait pas de trouver en ce lieu.
Comme personne ne venait, on ouvrit et referma la porte, afin d’actionner de nouveau l’espèce de carillon fait de tiges métalliques qui servait de sonnette. Après un bon moment, une petite vieille arriva enfin. Courbée, toute de noir vêtue, elle aurait semblé plus à sa place dans le Chœur d’une pièce antique d’Eschyle ou d’Euripide. Mais elle était encore alerte, la mémé et souriante avec cela. Il émanait d’elle une joie de vivre et une force vitale qui contrastaient avec la première impression qu’elle donnait. Ils achetèrent quatre baguettes et bien entendu des croissants et des petits pains au chocolat. Elle les regardait d’un air amusé, n’étant plus habituée sans doute à voir une telle jeunesse piller tout ce que contenait son magasin. Pour les remercier, elle alla puiser une poignée de bonbons dans un des grands bocaux de l’étagère et les leur offrit avec un sourire. La conversation s’engagea et on apprit ainsi que le village se dépeuplait et que de quatre cents âmes on était passé à soixante-douze en moins de trente ans. Il y avait bien la grand route, mais cette départementale ne servait qu’à amener du trafic et des camions… Ils traversaient les rues étroites du bourg en faisant trembler les vieilles maisons et en obligeant les passants à s’adosser aux murs, tant les trottoirs étaient étroits. Celui qui ne le faisait pas risquait de mourir écrasé. Et pour ce qui était du commerce, tout ce passage de voitures ne servait à rien, car personne ne s’arrêtait jamais, pas même les touristes qui, l’été, montaient à Vassivière. Il aurait fallu un détournement, une rocade en quelque sorte, mais on n’était pas à Paris ici et qui allait faire des frais pour une bonne cinquantaine de paysans dont l’âge moyen devait tourner autour des cinquante-cinq ans ? Même les politiciens, on ne les voyait jamais dans le pays, c’était tout dire. Par contre, pour passer devant les caméras de FR3 à Limoges ou à Brive, ça ils étaient forts.
La conversation n’en finissait plus. La brave dame, manifestement, profitait de l’aubaine d’avoir des clients inhabituels pour leur raconter la vie de la région et sa vie à elle. C’était ma foi fort intéressant, mais tout le monde avait une faim de loup ! Elle en était arrivée à expliquer qu’elle élevait elle-même des lapins. Malgré son âge, elle allait leur couper de la luzerne fraîche et les nourrissait avec amour avant de les faire rôtir à feu doux dans une marmite en fonte, le tout agrémenté bien entendu d’un filet de vin blanc. Ils durent s’inventer une famille d’une vingtaine de cousins et cousines, lesquels les attendaient avec impatience dans un camping, pour dire enfin au revoir et s’esquiver en douce. La petite vieille vint jusque sur le pas de sa porte pour leur faire signe et leur souhaiter bonne route.
On n’était pas à la sortie du village qu’un sac était déjà ouvert et que les premiers croissants commençaient à circuler. Mais comme on voulait bien faire les choses, on roula encore quelques kilomètres et on fit une halte dans un chemin de traverse, à l’écart de la grand-route. On mangea d’abord les croissants et les petits pains au chocolat, mais comme manifestement cela ne suffisait pas, on entama les baguettes. Avec le fromage de chèvre acheté la veille à la va-vite dans la grande surface, ce fut un régal. Le pain croustillait sous les dents et rien qu’à en regarder la croûte bien dorée, cela vous incitait à ne pas en laisser une miette. Tant pis si le fromage venait d’une laiterie industrielle et pas d’une ferme de la région, cela ne gâcha pas leur plaisir et ne leur coupa manifestement pas l’appétit. Devant eux, s’étendait un paysage superbe. Le plateau était occupé par des prairies immenses. Celles-ci redevenaient en partie sauvages avec des genévriers et des genêts d’Espagne qui poussaient un peu partout. On sentait que l’homme avait autrefois occupé ces terres mais qu’aujourd’hui la nature reprenait ses droits. A l’horizon, la forêt marquait sa présence par une longue ligne de pins, noire et énigmatique. Tout près d’eux, des vaches brunes, de la race limousine, paissaient tranquillement et les enfants n’en finissaient pas d’admirer leurs longues cornes pointues.
On se remit en route et il était bien quatorze heures quand on arriva enfin à la maison. Il s’était passé tellement de choses, au cours de ces dernières vingt-quatre heures, qu’ils en avaient oublié qu’ils devaient rentrer par la fenêtre puisque la serrure n’était pas encore installée. Et pour cause, elle trônait, avec sa clef, bien en vue au milieu du coffre de la Peugeot. L’enfant avait déjà ouvert les volets et la fenêtre et il s’était déjà glissé à l’intérieur, quand Pauline, qui attendait gentiment que la porte s’ouvrît, poussa un cri. Quelqu’un était entré ! En effet, l’enfant, qui arrivait par l’intérieur, constata qu’on avait exercé une pression sur la porte au point de faire glisser le bahut qu’ils avaient pourtant poussé là pour la caler solidement. Deux questions se posaient dans l’immédiat : qui avait bien pu entrer et que fallait-il faire maintenant ?
A la première question, ils ne surent que répondre. Cela pouvait être n’importe qui. Un enfant du village, un vagabond, des touristes qui passaient par là, un voisin curieux qui aurait vu la lumière du feu de bois, un soir, le facteur, un employé de la mairie, chargé de vérifier si la maison était bien vide… Les hypothèses ne manquaient pas. La mère, de son côté, pensait à son agresseur de la nuit. Il avait dit habiter la Courtine et il aurait très pu faire le rapprochement entre les nouveaux habitants qu’ils étaient et cette grande maison inoccupée depuis longtemps. Si cela se trouvait, il les attendait là avec son fusil, dissimulé dans une des pièces. Il tuerait d’abord les enfants, puis la violerait avant de l’achever comme une bête. Avec des malades de cette espèce, il fallait s’attendre à tout. Elle en était bouleversée intérieurement mais elle ne dit rien, afin de ne pas effrayer tout le monde. Car s’il attendait là à l’intérieur, il était clair qu’il aurait refermé la porte convenablement afin de ne pas attirer l’attention. Selon toute vraisemblance, il n’était donc plus là et elle devait se montrer raisonnable. Par contre il pouvait revenir un autre jour… Il était évident que la serrure et sa nouvelle clef allaient se montrer fort utiles.
Quant à l’autre question, savoir ce qu’il convenait de faire dans l’immédiat, la réponse fut vite trouvée : il fallait inspecter l’intérieur pièce par pièce afin de s’assurer que personne ne se cachait quelque part. Pour cela, il valait mieux qu’ils restent groupés, c’était l’évidence même. Qu’aurait pu faire Pauline toute seule devant un adulte déterminé ?
Chapitre 27
Ils commencèrent donc par le rez-de-chaussée sans rien trouver d’anormal. Aucun objet ne semblait avoir été déplacé et tout était resté en l’état. Ensuite, il fallut monter à l’étage. Là, sans trop savoir pourquoi, leur inquiétude se mit à croître à chaque marche qu’ils gravissaient. Arrivés sur le palier, on peut même dire qu’ils n’étaient pas rassurés du tout. C’est que si quelqu’un avait voulu se cacher pour les surprendre, c’était bien à l’étage qu’il se serait dissimulé, afin de ne pas attirer l’attention. C’est donc avec une certaine angoisse qu’ils ouvrirent d’un coup sec la porte de la salle de bain. Mais non, il n’y avait personne, ni dans la baignoire ni même dans l’armoire en dessous de l’évier. Ouf !
On recommença la même opération pour toutes les chambres avec la même appréhension et finalement le même succès. On monta même jusqu’au grenier, où l’on n’était jamais allé. C’était une grande pièce immense, qui occupait toute la surface de la maison. Elle était à peu près vide, sauf dans un coin où quelques vieilles armoires et garde-robes aux portes grandes ouvertes laissaient voir des papiers entassés et des vêtements d’un autre âge. La mère frémit en voyant ces portes béantes car elle se souvint de son cauchemar, avec la maison en ruine et la garde-robe dressée face au vide. Les poutrelles qui soutenaient la toiture ressemblaient d’ailleurs à celle de son rêve, mais bon, c’était normal, après tout, il n’y a rien qui ressemble plus à un grenier qu’un autre grenier. Néanmoins elle garda de cette vision une impression étrange, comme si une menace pesait sur elle. Une nouvelle fois, pourtant, elle ne dit rien aux enfants. Ceux-ci, par contre, semblaient particulièrement heureux de pouvoir farfouiller dans toutes ces vieilleries. Bon, c’était très bien tout cela, mais au lieu de chercher des inconnus dans la maison ou des fantômes dans le grenier, ils feraient mieux de surveiller la porte d’entrée. Car elle était ouverte, sans serrure, et n’importe qui pouvait pénétrer à l’intérieur pendant qu’ils étaient là, dans les hauteurs, à vérifier justement si quelqu’un ne s’était pas caché.
Comme ils avaient l’air déçu de devoir quitter le grenier et qu’ils ne semblaient pas trop comprendre de quel danger elle parlait, elle leur donna l’autorisation de rester là, à fouiller dans les armoires (à condition bien entendu de ne rien abîmer et de tout ranger par après). Elle, de son côté, redescendrait pour replacer enfin la fameuse serrure, car il convenait de pouvoir barricader la maison une fois la nuit venue.
Elle s’en alla donc et Pauline et l’enfant restèrent là. Ils avaient trouvé d’anciennes photographies dans une boîte à chaussures et s’amusèrent à les regarder. Il y en avait de toutes les époques. Sur la plus ancienne, on voyait un cimetière militaire avec des milliers de tombes bien alignées et au verso on pouvait lire « Verdun, juillet 1920 ». Sur une autre, on apercevait un grand bateau remontant un fleuve aussi large qu’un bras de mer. Des pirogues, dans lesquelles ramaient des hommes de couleur noire, semblaient vouloir l’accompagner un bout de chemin, comme pour lui faire honneur. Au verso, une seule inscription : « Fleuve Congo, 1935, Albert et Julie. » La plupart des photos, cependant, représentaient soit des communiantes qui souriaient timidement tout en tenant un cierge à la main, soit de jeunes femmes dans leur robe de mariée. Étaient-ce les mêmes personnes dont on saisissait ainsi la vie par bribes? C’était bien possible, c’était même plus que probable. Pourtant, comment retrouver la gamine craintive dans cette femme de vingt-deux ans dont les yeux pétillaient d’audace et qui semblait dire « Je l’ai eu mon Jean, il n’y en a pas une autre qui pourra me le prendre, désormais. » Et était-ce toujours la même femme qu’on retrouvait plus loin, la figure un peu empâtée, le sourire toujours franc mais plus las, et qui était maintenant entourée de quatre enfants ? Était-ce encore elle, qu’on voyait sur une photo datée de 1942, seule au milieu des champs, une faux à la main ? Peut-être, mais ce n’était pas certain. Et cette grand-mère, qui tricotait des chaussettes, assise dans un fauteuil en osier, se pouvait-il que ce fût encore elle ? C’est que son regard semblait à la fois concentré et lointain, comme si elle s’était réfugiée dans cette activité répétitive pour oublier la vie et ses déceptions…C’était aussi la première photo en couleurs et elle était datée de 1972.
Les enfants regardaient tout cela, un peu troublés. Ils ne comprenaient pas tout, mais leur instinct leur faisait deviner le drame de toutes ces vies dont ils avaient comme un résumé entre les mains. A chaque fois, la même scène semblait se répéter à l’infini : communion, mariage, naissance des enfants, puis vieillesse. L’existence d’une bonne dizaine de femmes plus ou moins identiques et interchangeables venait de défiler devant leurs yeux, dans un mouvement accéléré, comme au cinéma. Les hommes, eux, étaient moins présents sur ces photographies ou alors c’était lors d’une fête au village ou d’un repas de famille. Curieusement, ils étaient plus souriants, sans qu’on sache vraiment si c’était dû à leur force de caractère, qui les rendait confiants dans le destin, ou si au contraire ils étaient de nature plus insouciante et ne voyaient pas les dangers qui les menaçaient. Ce qui est sûr, c’est que malgré leurs grands sourires, ils disparaissaient vite des albums. Seul l’habit noir de leur veuve rappelait alors qu’ils avaient quand même existé.
Quand ils furent las de réfléchir sur ces destinées, les enfants lurent quelques lettres, rangées elles aussi dans des boîtes à chaussures. Mais ce n’était qu’une prose insipide de grandes personnes. Un certain Alfred envoyait mille bisous à sa fiancée et lui promettait de bien la tenir par la taille lors du prochain feu de la Saint Jean. Ou bien une dénommée Léonie écrivait à son amie Hortense qu’elle était amoureuse d’un solide gaillard du village d’à côté. Il est vrai qu’il l’avait embrassée derrière une haie à la sortie du bal de la mairie ! Bref, toutes ces choses ne les concernaient pas trop et ils refermèrent vite les boîtes, tout en sentant obscurément que ces lettres d’amour un peu gauches constituaient les prémices des destinées illustrées ensuite par les photographies. Finalement, la vie des adultes ne semblait pas bien passionnante et mieux valait rester encore un peu dans l’enfance. C’est ce qu’ils firent en pillant la garde-robe et en s’affublant de vêtements étranges. Là, c’est Pauline qui prit la tête des opérations. Elle enfila une longue robe de soie rouge sur laquelle elle marchait à chaque pas qu’elle faisait, posa sur sa tête un voile de mariée et un chapeau de paille, puis endossa sur le tout un manteau en faux poils de lapin qui la rendait énorme. Ensuite, elle habilla son frère afin d’en faire un parfait petit monsieur : un gilet à rayures jaunes et noires, comme celui de Nestor dans les aventures de Tintin, un veston à queue de pie et un chapeau haut de forme qui lui tombait sur les yeux. Ils se promenèrent ainsi dans le grenier, bras dessus, bras dessous, mimant les cérémonies nuptiales qu’ils venaient de découvrir l’instant d’avant. Ils n’en finissaient plus de pouffer de rire et c’est dans cet accoutrement qu’ils descendirent.
Quand elle les vit, leur mère ne put s’empêcher de s’esclaffer à son tour. Elle venait de remettre la serrure en place et était occupée à ranger les outils dans le coffre de la Peugeot. C’est donc dans la grande prairie qui entourait la maison qu’ils firent leur voyage de noces, mains dans la main, heureux comme de vrais amoureux. Pourtant, quand ils arrivèrent à l’arrière du bâtiment, devant la porte de la cave à fromages, ils s’arrêtèrent net et le jeu cessa aussitôt. Le tunnel ! Ils avaient oublié d’inspecter le tunnel ! Si un rodeur s’était dissimulé quelque part, cela aurait très bien pu être là.
Chapitre 28
C’est donc en courant qu’ils revinrent trouver leur mère et lui confier leurs craintes. Ils étaient si excités qu’ils avaient perdu, en cours de route, chapeau haut de forme et voile de mariée. Elle les écouta attentivement et convint qu’en effet leurs propos n’étaient pas dénués de fondement. On s’empara donc aussitôt des deux torches électriques qui subsistaient et on refit le parcours maintenant bien connu, en commençant par le débarras à l’entrée. Là, on inspecta le moindre recoin, on se pencha sous les vieilles machines agricoles, on déplaça des caisses, on fit tomber faux et râteaux pour voir si quelqu’un ne se dissimulait pas derrière… Il n’y avait fort heureusement personne ! Puis on emprunta le long couloir de la cave à fromages, non sans éclairer toutes les niches au passage.
Enfin, en haut de l’escalier, on se souvint qu’on avait démonté autrefois la serrure et qu’on ne l’avait pas remise en place. Imprudence impardonnable qu’il convenait de réparer sur le champ. La mère, qui avait déjà rangé tous ses outils, put aller les chercher de nouveau. Et la voilà donc en train d’installer sa deuxième serrure de la journée. Elle sourit intérieurement en songeant au vieux commerçant de Limoges qui lui avait donné une clef. Quelque part, lui qui se sentait maintenant inutile, aurait été content de la voir employer le tournevis avec dextérité. Il se serait dit que finalement son métier avait encore de l’avenir et que tant qu’il y aurait des maisons, il faudrait des serrures pour les protéger et donc aussi des hommes (ou des femmes) pour placer celles-ci. Elle se dit aussi que ce vieux monsieur avait été admirable en lui offrant cette clef gratuitement. Non pas pour le prix en lui-même, qui devait être dérisoire, mais pour le geste. Dans un siècle où tout se payait comptant et où, dans les écoles de commerce, on apprenait aux jeunes à voler légalement leurs prochains et à s’enrichir à leurs dépens, le fait de poser un acte gratuit sortait pour le moins de l’ordinaire. Elle sentait tout ce qu’il y avait d’humanité derrière tout cela. Aider son prochain pour le plaisir de le seconder était admirable, d’autant plus que cela n’était pas fait dans une démarche religieuse aussi ridicule qu’intéressée (en espérant retirer de ses bonnes actions un profit personnel dans une vie future) mais vraiment de manière désintéressée…
Quand la serrure fut remise en place et la porte bien verrouillée, les enfants récupérèrent les vêtements qu’ils avaient perdus dans leur précipitation et allèrent les ranger au grenier comme ils l’avaient promis. Puis, comme la journée avançait et que l’on commençait de nouveau à avoir faim, on se mit à préparer le dîner. C’est qu’avec toutes ces émotions, on avait oublié le déjeuner cette fois, mais tant pis ! Les jours suivants, on essaierait de vivre un peu plus normalement… L’enfant s’occupa donc d’allumer un nouveau feu avec les branches du pommier et on mangea sur la terrasse, à la lumière, luxe inouï, de la nouvelle lampe Camping-gaz. A la fin du repas, pour économiser le combustible, on l’éteignit et on resta là à contempler la lune qui montait dans le ciel tandis que les premières chouettes commençaient à émettre leurs longs cris plaintifs. La vie, finalement, pouvait être simple, parfois. Ils en étaient là de leurs réflexions quand, sur leur gauche, le ciel s’illumina soudain d’une gerbe d’étincelles, suivie aussitôt par une déflagration. Tout le monde sursauta et Pauline en renversa même son verre de limonade. Mais déjà une deuxième étoile enflammée resplendissait dans la nuit. Rouge et bleue elle allait en s’agrandissant, éparpillant partout de petites flammèches qui bientôt s’éteignirent, tandis que les lointains résonnaient encore de la nouvelle déflagration qui avait suivi. Un feu d’artifice ! Incroyable ! C’est ainsi qu’ils apprirent qu’on était le quatorze juillet, ce que tout le monde avait complètement perdu de vue. Pendant un instant ils retrouvèrent donc le temps des hommes, celui des horloges et des calendriers. La quatorze juillet ? Déjà ? Et en même temps il leur semblait à tous avoir quitté leur vrai domicile depuis des lustres, tant il s’était passé de choses depuis leur départ. Ils se regardèrent et sans se le dire ils surent que chacun avait grandi et qu’aucun d’eux n’était plus vraiment le même.
Ensuite, pendant que le feu d’artifice continuait à illuminer la nuit, l’envie leur vint d’aller faire un tour à La Courtine, de se mêler à la foule, de voir du monde, d’écouter de la musique, ou tout simplement de s’asseoir à une terrasse de café et de manger une glace. Mais ils savaient que c’était impossible. D’abord, il était bien tard et le temps de descendre jusque là, ils risquaient bien d’arriver à la fin des festivités. Et puis la mère fit valoir qu’il ne fallait pas trop attirer l’attention. La situation n’avait pas changé. Que répondraient-ils si jamais on leur demandait d’où ils venaient ? Parler de la maison, c’était devoir parler de sa propriétaire, cette mystérieuse amie qu’eux-mêmes n’avaient jamais vue et dont personne, d’ailleurs, ne savait ce qu’elle était devenue. Et si cela se trouvait, les gens, en ville, en savaient plus qu’eux sur son compte. Imaginons qu’elle soit partie à l’étranger pour un an. On ne comprendrait pas pourquoi subitement, ni par quel hasard, ils seraient venus investir les lieux. Et puis ce n’était pas tout, comme dans toutes les fêtes, il risquait d’y avoir des gendarmes pour assurer le service d’ordre. Vu leur situation scabreuse, mieux valait tout de même ne pas aller se jeter dans la gueule du loup. En réalité, il y avait encore un autre motif, mais celui-là, la mère n’en parla pas et le garda pour elle : elle avait peur de rencontrer son agresseur de la nuit dernière ! Dans ce cas, il n’aurait plus qu’à les suivre pour savoir où ils demeuraient, pour autant que ce ne fût pas déjà lui qui s’était introduit dans la maison pendant leur absence.
Ils restèrent donc là, sur leur terrasse, à regarder un peu tristement les fusées qui éclataient maintenant dans un bouquet final grandiose. Ils se sentaient à la fois heureux d’être là, ensemble, et en même temps ils étaient un peu décontenancés de se retrouver irrémédiablement en marge de la société. Car en principe on ne s’enfuit pas de chez soi, on n’ère pas sur les routes sans savoir où aller, on ne pénètre pas de force dans une maison, on ne dort pas la nuit dans une voiture après avoir écrasé un sanglier. Non, personne ne faisait cela et ils en avaient conscience. Ils n’avaient pas eu le choix, en fait, la vie en avait décidé pour eux. Mais maintenant qu’ils avaient accepté de suivre cette voie marginale et d’entrer dans l’illégalité, il fallait en payer les conséquences. Et une de ces conséquences, c’était de rester ici, en pleine nature, plutôt que de se mêler à la compagnie des hommes.
Quand la dernière fusée eut éclaté, quand la dernière gerbe d’étoiles eut illuminé tout l’univers, la grande nuit reprit ses droit et l’obscurité revint, plus profonde que jamais. L’écho de l’ultime déflagration n’en finissait plus de se répercuter à l’horizon, ricochant contre les collines et secouant tout le plateau. Leur petit feu était en train de mourir et il fallut remettre quelques branches pour le ranimer. Ils restèrent encore là un bon moment, sans rien dire. A la fin, un chouette cria dans le lointain et une autre lui répondit, tout près. Elle était sûrement sur le toit et ils pensèrent que, peut-être, elle devait loger dans le grenier. Ils se promirent d’y retourner le lendemain et d’inspecter toutes les poutrelles, qui constituaient finalement de magnifiques refuges pour le repos diurne de ces oiseaux de la nuit. On leva la séance.
Un problème se posait. On avait bien acheté trois torches, mais l’une d’elle avait été fracassée sur la tête d’un importun qui s’était montré trop entreprenant. Il n’en restait donc plus que deux. Afin d’éviter l’utilisation des bougies dans les chambres, il fut décidé que les enfants en auraient une pour eux deux. On monta donc à l’étage et c’est alors qu’on le vit, là, sur le palier, alors qu’on ne s’y attendait vraiment pas. Tout le monde en eut le souffle coupé. Où avait-il bien pu se dissimuler alors qu’on avait scrupuleusement inspecté toute la maison ? Etait-il caché sous un lit ? On avait pourtant regardé ! Ou alors peut-être était-il entré à un autre moment, quand ils étaient occupés à faire leur ronde dans le souterrain ? C’était encore ce qu’il y avait de plus vraisemblable. En attendant il était là et ses yeux brillaient dans le double faisceau des torches électriques braqué sur lui.
Chapitre 29
Il semblait tout jeune et passablement apeuré. C’était un petit chat de quelques mois seulement, au pelage noir et blanc. Pauline fut la première à s’approcher et à le caresser. Aussitôt, il se frotta contre ses jambes et avant que quiconque eût pu parler, elle l’avait déjà pris dans ses bras. Visiblement, il n’y avait plus rien à dire, les choses s’étaient faites d’elles-mêmes : le chaton était adopté. On redescendit à la cuisine, on alluma de nouveau la lampe Camping-Gaz et on donna du lait à l’affamé, qui ne s’occupa plus de personne et se mit à boire sans demander son reste.
A la fin, quand il fut bien désaltéré, on lui donna quelques petits morceaux de saucisson, puis on fit plus ample connaissance. Mais Pauline avait beau lui demander d’où il venait, il ne répondait pas, préférant sans doute conserver ses secrets pour lui. C’est que les chats sont ainsi, un peu distants, un peu énigmatiques. Celui-ci, tout en se léchant la patte, faisait mine de ne pas entendre les questions qu’on lui posait. Il marquait ainsi une distance avec ses hôtes. Il se pourrait qu’il acceptât un jour leur amitié, mais en attendant il n’avait pas l’intention de devenir leur chose, leur objet, pour un peu de lait qu’on lui avait donné, même si en effet il en avait eu bien besoin. Une fois qu’il eut terminé sa toilette, il resta ainsi, le regard fier et lointain, histoire de signifier clairement qu’il était de race noble et qu’il convenait de le traiter en conséquence. Les enfants étaient en admiration devant cette minuscule boule de poils et la mère, elle, se remémorait intérieurement les vers que Baudelaire avait consacrés aux chats et qu’elle avait appris autrefois dans des temps meilleurs :
Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin;
Leurs reins féconds sont plein d’étincelles magiques
Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
A la fin, il fallut quand même bien aller se coucher. On crut que le chaton, à qui on avait remis du lait, allait rester tranquillement à la cuisine, mais il en décida tout autrement. Dès qu’ils montèrent, il les suivit à l’étage et s’invita d’autorité dans la chambre de Pauline. Il aurait fallu dire non, évoquer des raisons d’hygiène, mais la mère était trop attendrie par ce petit chat tombé du ciel pour émettre la moindre objection. Elle laissa donc faire, ce qui n’était certes pas un bon principe d’éducation, mais bon, il y avait des circonstances atténuantes. Après tout, les enfants avaient bien besoin d’un peu de tendresse. Si ce petit animal pouvait leur en donner, pourquoi pas après tout. Et puis, si on le laissait à l’extérieur de la chambre, il risquait de griffer les portes, ce qu’elle voulait quand même éviter par respect pour cette amie à qui elle avait « emprunté » la maison. Elle accepta donc que le chat dormît avec Pauline et justifia sa décision par la crainte des dégâts que l’animal pourrait occasionner. Au fond d’elle-même, cependant, elle savait que ce n’était là qu’un prétexte et qu’elle voulait surtout faire plaisir à sa fille.
Le jour suivant, quinze juillet donc, fut une journée calme ainsi que les suivantes. On se levait vers neuf heures, on prenait le petit déjeuner (ou, s’il n’y avait plus de pain, on descendait d’abord à La Courtine pour s’en procurer chez le boulanger et on en profitait pour effectuer quelques achats chez les commerçants) puis on ne faisait plus rien du tout. La mère rangeait un peu la maison et s’étendait ensuite dans une chaise longue sur la terrasse. Elle devait réfléchir à leur situation et à la manière dont les choses allaient évoluer, mais elle ne disait jamais rien aux enfants, sans doute pour ne pas les inquiéter. Même si elle se rendait bien compte que leur présence en ce lieu ne pouvait durer éternellement, elle devait se dire qu’ils avaient bien mérité quelques jours de vacances et d’insouciance après toutes les péripéties qu’ils venaient de traverser. Qu’ils en profitent, car le destin seul savait de quoi demain serait fait.
Pauline, elle, jouait avec son chat, qu’elle avait baptisé Azraël à cause de la bande dessinée des Schtroumpfs. Azraël, c’est le chat du sorcier Gargamel et comme elle aimait bien les contes un peu fantastiques, elle avait l’impression qu’en donnant un tel nom à son petit minet, celui-ci ne manquerait pas de manifester des pouvoirs surnaturels. Un jour, elle avait remarqué qu’il observait avec attention une motte de terre, surgie mystérieusement au milieu de la pelouse pendant la nuit. Intriguée, elle interrogea sa mère qui lui expliqua qu’il s’agissait là d’une taupinière et que sans doute son chat avait senti la présence d’un animal dans le sous-sol. La petite décida donc de l’aider dans son travail de chasseur et elle se mit en devoir d’éventrer toutes les taupinières des environs. Le problème, c’est que dans la grande prairie qui entourait la maison, il y en avait bien une cinquantaine et cela l’occupa déjà un bon moment avant de les détruire toutes. Mais le lendemain les taupes, qui manifestement n’étaient pas en vacances, elles, et qui ne chômaient donc pas, avaient reconstruit les cinquante taupinières, soit au même endroit, soit un peu plus loin. Le chaton ne savait plus où donner de la tête et il allait renifler d’un air perplexe tous ces mystérieux monticules. Il ne semblait pas comprendre comment des bêtes pouvaient vivre là en-dessous et il avait manifestement décrété que des créatures aussi étranges ne pouvaient être que des ennemis héréditaires.
Pauline qui, de son côté, n’en finissait plus de s’acharner sur toutes ces taupinières, n’était pas loin de penser la même chose, tant ces créatures diaboliques semblaient invincibles. Elle changea donc de tactique : elle ne se contenta plus de culbuter ces mottes de terre d’un coup de pied, mais elle se mit à les écraser systématiquement et à les aplatir à coups de pelle avant de les piétiner sauvagement avec ses bottines. En rebouchant ainsi les galeries, elle espérait décourager les taupes, qui n’auraient qu’à aller élire domicile ailleurs. Le chat la regardait faire, conscient qu’il avait trouvé là une alliée bien utile dans la lutte acharnée qu’il menait contre ces bestioles de l’ombre. Celles-ci étaient d’ailleurs tellement fourbes qu’elles ne se montraient même jamais au grand jour. Malheureusement, une semaine se passa ainsi sans que ni lui ni elle n’attrapassent la moindre taupe. Les monticules de terre, eux, par contre, se multipliaient à l’infini et on aurait dit que la grande prairie s’était transformée en chantier de terrassement. Découragée mais néanmoins combative, Pauline en venait à imaginer des solutions plus radicales. Elle pensait à ces fusées d’artifice du quatorze juillet et se disait qu’elles auraient été bien mieux employées si on les avait introduites dans les galeries des taupes plutôt que de les lancer dans le ciel pour faire joli. Oui, elle pourtant si douce et si pacifique, c’était carrément à l’utilisation d’explosifs qu’elle pensait pour parvenir à éradiquer ce problème des taupes dont elle était bien la seule, avec Azraël, à s’inquiéter.
L’enfant, de son côté, ne se souciait guère de tout cela. Une fois le déjeuner terminé, il disparaissait jusqu’au soir. Fier de ses douze ans qui approchaient, il prenait certaines libertés avec l’autorité parentale, laquelle se réduisait il est vrai à la seule présence de sa mère. Or, ces derniers temps, la pauvre avait tendance à se montrer particulièrement conciliante. Il faut dire que son fils l’avait tellement aidée dans toutes les aventures traversées qu’elle ne le considérait plus vraiment comme un enfant mais plutôt comme un jeune adulte. C’était sans doute un peu exagéré, mais bon, les événements qu’ils venaient de vivre avaient distribué autrement les rôles de chacun. Elle ne lui reprochait donc pas d’aller explorer les forêts avoisinantes car elle savait qu’il trouvait dans ces randonnées un plaisir certain. Il empruntait des chemins de terre, escaladait des collines, s’aventurait dans les bois, les parcourait en tous sens, quittait les sentiers pour couper à travers tout et finissait par s’étonner lui-même de retrouver la maison alors que le soleil déclinait déjà. Et que faisait-il dans ces bois ? Et bien, il marchait pardi. Il marchait et marchait encore. Il observait aussi. Les oiseaux, par exemple, qui chantaient dans les branchages et qui se taisaient à son approche, les écureuils aussi, qui escaladaient les troncs dès qu’ils l’apercevaient, ou encore les lapins, qui détalaient au moindre bruit. Le jeu consistait donc, soit à s’approcher le plus près possible sans se faire voir, soit à rester suffisamment immobile pour que tous ces animaux en arrivassent à oublier sa présence. Ils se remettaient bientôt à leurs activités habituelles comme si de rien n’était. Alors, c’était un plaisir de voir les oiseaux nourrir leurs petits, les écureuils gambader dans le sous-bois et les lapins grignoter les jeunes feuilles à la couleur vert tendre.
Un jour qu’il parcourait ainsi le pays en tous sens et alors qu’il était enfoncé dans une forêt particulièrement profonde, il crut entendre de la musique. Cela paraissait tout à fait incroyable ! Pourtant, plus il avançait en direction d’une clairière qu’il devinait à travers le feuillage, plus il lui semblait percevoir des notes. Était-ce son imagination qui lui jouait des tours ? Non, ce n’était pas possible… En tout cas ce n’était pas le vent puisqu’il n’y en avait pas. Aucun souffle ne faisait bouger les feuilles et la chaleur caniculaire était d’ailleurs vraiment accablante. Il s’approcha donc lentement de la fameuse clairière et là, dissimulé dans les fourrés, il vit la plus belle chose qu’il lui eût jamais été donné de voir.
Chapitre 30
Une jeune fille était là, qui tenait devant elle un instrument énorme, d’une taille vraiment impressionnante. A la main, elle avait une espèce de grand bâton (il saurait bientôt que cela s’appelait un archet) qu’elle faisait glisser sur les cordes de ce qui ressemblait finalement à un grand violon. Il la voyait de profil et ne pouvait pas bien distinguer ses traits mais, du peu qu’il entrevoyait, il en déduisit qu’elle était belle, incroyablement belle. Quant à ce qu’elle jouait, c’était tout simplement divin. Jamais il n’avait entendu quelque chose d’aussi beau.
Tout ce qu’on écoutait, chez lui, autrefois, c’était la radio, laquelle diffusait les chansons à la mode du moment, quelques-unes en français et la plupart en anglais. Ici, c’était autre chose. Les sons s’envolaient dans les airs avec une élégance qu’il n’avait jamais rencontrée nulle part. Les notes se suivaient, lentes et espacées, presque mélancoliques, puis subitement elles s’accéléraient et formaient entre elles une harmonie parfaite. Là, au milieu des bois, dans cet endroit sauvage, la musique s’élevait, envoûtante, sublime. Dans sa tête, cela faisait comme de grands cercles concentriques et, sans trop savoir pourquoi, il pensa aux buses et aux éperviers qui, dans l’immensité du ciel bleu, faisaient eux aussi des mouvements circulaires, incompréhensibles mais très beaux. De plus, la mélodie qui se dégageait des notes appelait une suite, qu’il devinait pour ainsi dire avant que l’instrument ne la révélât. Du coup, quand la main de la jeune fille, avec son étrange bâton, se mettait à produire ces sons, il ressentait comme un frisson dans tout son être, sans trop savoir, d’ailleurs, si ce frisson était provoqué par l’harmonie de la mélodie, qu’il attendait inconsciemment, ou bien par la beauté et l’élégance de cette main, si belle et si fine. Car cette main l’obsédait et il ne parvenait pas à détacher le regard de ces doigts longs et fins, aux ongles délicats. Il regarda sa propre main et la trouva ridicule. Elle était courte et large, avec des doigts solides, mais petits et trapus. Là-bas, chez cette fille, c’était tout autre chose. Il y avait une élégance naturelle dans la manière dont les doigts se mouvaient avec agilité en tenant ce mystérieux bâton qui produisait des sons si beaux. En plus, la musicienne avait la peau bronzée par le soleil, ce qui accroissait son charme. Il aurait voulu observer son regard, mais une mèche de cheveux noirs pendait sur le côté, cachant les yeux de la belle inconnue, et comme il la voyait de profil, il ne pouvait rien distinguer.
Il resta là une bonne demi-heure, à écouter et à regarder. Toujours dissimulé derrière une touffe de buissons, on ne pouvait remarquer sa présence. Tout en continuant à écouter cette musique envoûtante, il se dit que c’était quand même bien étrange d’assister à un tel spectacle pour ainsi dire au milieu des bois. Il y avait là quelque chose d’absolument insolite, c’était le moins que l’on pût dire. Et que faisait cette adolescente, seule, en cet endroit ? D’où venait-elle ? Comment faisait-elle pour apporter son énorme instrument en un lieu aussi reculé ? Et puis, surtout, quel âge pouvait-elle bien avoir ? Quinze ans, seize ans ? Il n’avait aucune réponse à ses questions, ce qui le désespérait.
A la fin, la jeune musicienne arrêta de jouer. Elle regarda la nature autour d’elle et il sembla à l’enfant qu’elle soupirait. Puis elle rangea son instrument dans une housse protectrice et l’emporta tant bien que mal à travers la clairière. Il aurait voulu l’aider, tant il était évident que cela lui demandait un effort certain, supérieur à ses forces, mais il ne pouvait pas se montrer. Qu’aurait-elle dit, en découvrant sa présence ? Elle aurait compris qu’il l’observait et aurait pris peur ou même se serait fâchée. Inconsciemment, il savait qu’il devait se montrer discret s’il voulait la revoir. Or il voulait la revoir, cela, c’était une évidence. Il ne souhaitait même qu’une chose, c’était d’écouter à nouveau cette musique sublime et puis surtout de pouvoir enfin découvrir le visage de cette fille inconnue, aux mains si gracieuses. Pendant qu’il se faisait ces réflexions, celle-ci avait atteint l’autre extrémité de la clairière et l’instant d’après, elle avait disparu. Un grand vide et un grand silence se firent dans le cœur de l’enfant. C’est à contrecœur qu’il rentra chez lui, mais qu’aurait-il encore pu faire, seul au milieu des bois ? Ses jeux habituels lui parurent soudain sans intérêt et une grande marche à travers les fourrés ne le tentait vraiment pas. Sa mère et Pauline furent très étonnées de le voir rentrer aussi tôt. Il semblait étrange, comme ailleurs. Elles se regardèrent intriguées, mais n’osèrent pas lui poser de questions.
Le lendemain, à peine la dernière miette du déjeuner avalée, il s’enfuit vers les bois, sans même débarrasser la table comme il le faisait d’habitude. Sa sœur eut beau protester haut et fort, il ne se retourna même pas, se contentant d’un vague geste avec le bras, qu’on pouvait interpréter de bien des façons. Il n’était pas quatorze heures quand il arriva à la clairière. La jeune fille était là, qui jouait comme la veille. Le problème, c’est qu’elle lui tournait complètement le dos, alors, en rampant dans les fourrés, en se contorsionnant comme un ver de terre, en s’aplatissant comme un chat aux aguets, il parvint à atteindre le tronc d’un gros arbre derrière lequel il se cacha. De son nouvel observatoire, il put enfin voir le visage de la musicienne. Il en resta figé sur place, tant celui-ci lui parut beau. Cette fille était vraiment extraordinaire et il se sentit tout troublé. Sans bien comprendre ce qui se passait en lui, il réalisa néanmoins qu’une transformation s’était opérée. Jamais, au grand jamais, il n’avait manifesté le moindre intérêt pour une personne du sexe opposé. Il y avait bien sa sœur, certes, mais bon, c’était sa sœur, c’était différent. Il l’aimait, Pauline, cela, oui, et il l’aurait protégée et défendue contre tous. Mais ici, c’était autre chose qui se passait. Ce qui le troublait, chez la musicienne, outre sa dextérité à faire sortir de cet étrange instrument des sons quasi divins, c’était sa beauté, sa grâce, en un mot, sa féminité. Il avait envie de la voir de plus près, mais c’était impossible car elle aurait alors remarqué sa présence.
Il resta donc là pendant une bonne heure, à observer la jeune fille. Il remarqua qu’elle avait un air pensif, un peu triste, un peu rêveur et cela l’émut fortement. Il grava aussi dans sa mémoire ses traits réguliers et se demanda mille fois où elle pouvait bien habiter. A la fin, comme la veille, elle rangea son instrument et s’achemina vers l’extrémité de la clairière. Il la suivit de loin, en restant à l’abri des arbres et sans jamais se montrer à découvert. Évidemment, il lui fallut un certain temps pour progresser de la sorte, si bien qu’elle disparut bientôt de son champ de vision. Il traversa donc la clairière en courant, afin de ne pas la perdre de vue, mais quand il arriva à l’endroit où elle avait disparu, il n’y avait plus personne. Comme un fantôme, elle semblait s’être volatilisée. Il rebroussa donc chemin, tout dépité d’avoir échoué dans ses investigations, mais se promettant bien de revenir le jour suivant. Il rentra donc à la maison, en flânant un peu, tout en se demandant une nouvelle fois ce qui lui arrivait. Pourquoi cette fille le troublait-elle ainsi ? C’était une chose qui ne lui était jamais arrivée et il sentait confusément qu’une ère nouvelle s’ouvrait devant lui.
Le surlendemain, il était à son poste avec une heure d’avance et il se mit à attendre patiemment. Une heure passa, puis deux, puis trois. La clairière, malheureusement, restait désespérément vide. Il faisait chaud, orageux même, et il est bien possible qu’il s’endormît un peu. A la fin, le soleil rougeoyait déjà à l’horizon quand il se décida à quitter les lieux, la mort dans l’âme. La belle inconnue n’était pas venue… Il en était tout triste. Il quitta à regret son poste d’observation et reprit le chemin de la maison. C’était une journée de perdue. Que ferait-il demain ? Allait-il revenir une nouvelle fois ? Bien sûr qu’il allait revenir ! Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Mais si elle était de nouveau absente ? A cette seule hypothèse, son cœur se serra. Il marchait ainsi distraitement dans un petit sentier, tout occupé par ses pensées, quand il aperçut au loin une silhouette. Holà ! Instinctivement, il plongea dans un fourré, pressentant un danger. En effet, ce n’était pas la musicienne qui s’avançait là, malheureusement, mais un homme avec un fusil, d’après ce qu’il avait pu distinguer ! Il rampa sous les ronciers, bloqua sa respiration et resta immobile. S’il avait pu être une des taupes que Pauline pourchassait, il est évident qu’il aurait disparu dans le sol. On approchait et des pas lourds se faisaient entendre. C’était donc bien un homme. Impossible de lever la tête et de regarder, c’eût été de l’inconscience ! Au contraire, il ferma les yeux et resta aussi immobile qu’un tronc d’arbre. L’inconnu passa donc à cinquante centimètres de lui sans même le remarquer. Une fois qu’il se fut éloigné, l’enfant risqua un œil à travers les feuilles. Il sursauta aussitôt car sans en être tout à fait certain, il lui sembla reconnaître, à son allure, le chasseur de sangliers qui avait agressé sa mère et dont il s’était débarrassé de belle manière.
- Cheminement : Les cheminsque l’on emprunte ne mènent jamais nulle part - Juil 5, 2014
- Promenade en forêt ; un moment merveilleux - Juil 5, 2014
- Une maison à la campagne - Juil 5, 2014