J’ouvre ma boîte à lettres. En général il n’y a pas beaucoup de courrier. Une lettre de la banque ou une facture de la poste…et les journaux gratuits qui parlent des activités sociales de mon village ou de ceux des environs. Je recueille les nouvelles en allemand ou en luxembourgeois de cette lointaine province que les Français ignorent, où la Sûre conforte un trait d’union entre les activités rurales et joue à rappeler une frontière dont les plus âgés connaissent encore la signification.
Parmesanschnitzel, une question d’identité ?
Un dépliant A4 de couleur amande me vante les mérites du restaurant Pizzeria « San Marco » situé Bitburger Strasse à Echternacherbrück, de l’autre côté de la Sûre. Si cette Pizzeria sert des plats de l’Eifel dont la base est constituée de gibier, ce qui est normal à cette saison, les Rahmschnitzel et Jägerschnitzel, ainsi que les Schnitzel nach Wienart, s’accompagnent de manière a priori étonnante de “Parmesanschnitzel mit Bolognesesosse und Parmesankäse, Pommes und Salat”.
Je ne relève l’incongruité que pour m’interroger avec humeur sur le mot identité accolé à « nationale » ou « française » que je ne cesse d’entendre prononcé depuis des semaines dans la dispersion la plus totale de ceux qui tentent de nous faire participer aux controverses sur un débat dont je ne peux percevoir que la grande confusion.
De quoi parle-t-on en effet ? J’avoue que j’essaie vainement de comprendre. Les discussions ne me paraissent pas aller au-delà d’une astuce politique pour canaliser les énergies mauvaises vers une cible facile et les réflexions intellectuelles vers l’enlisement des interviews de dix secondes.
Examiné depuis le site du ministère concerné, celui de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire, je retiens qu’il s’agit d’un « grand débat » qui doit, écrit le ministre « grâce aux contributions apportées sur ce site internet, et dans les réunions organisées sur l’ensemble de notre territoire, aboutir à des propositions concrètes, permettant de renforcer notre cohésion nationale et de réaffirmer notre fierté d’être Français ».
Y a t il une clef quelque part dans ces quelques lignes qui me guiderait au-delà du renforcement d’une cohésion qui serait menacée et d’une fierté qui serait sur le point de disparaître ? Je la trouve en fait quelques lignes plus haut dans le texte : « Mais les dérives du nationalisme, le développement de nouvelles formes de communautarisme et de régionalisme, la construction progressive d’une identité européenne, et la mondialisation accélérée des échanges, apparaissent à certains comme susceptibles de remettre en cause l’idée même de Nation ».
La menace vient – ou viendrait – donc de la mondialisation des échanges. Qui l’eut cru ? Mais surtout d’une identité européenne en train de se forger. Pour le reste la menace résiderait donc dans le renforcement des communautés qui en France, comme en Suisse récemment, ne sont plus désignées du côté des juifs, mais des immigrés dont la religiosité islamique exubérante menacerait une laïcité qui ne ferait bon ménage qu’avec l’église catholique.
La mondialisation des échanges…si l’on parle des échanges culturels, artistiques, musicaux, culinaires, de la confrontation des modes de vie et des visions du monde, est-elle dangereuse en soi ? Je ne le crois pas ! Ce qui est dangereux c’est la concentration des moyens mis à la disposition de ces échanges !
La recherche des fondements d’une identité européenne commune, dans ce cadre mondialisé par les médias, est-elle une menace aux particularismes nationaux ? Une menace plus forte encore que les particularismes territoriaux quand il s’agissait de fonder une nation contre les langues et les cultures régionales ? Que savons-nous concrètement de l’apport de la culture d’autres pays européens limités par des frontières, ceux de l’Union Européenne ou du Conseil de l’Europe ? Quels moyens avons-nous pour que ces apports nous apparaissent plus évidents au sein de nos propres cultures, de nos habitudes ? Quels outils nous donnent-on pour les lire ?
Cela fait plus de vingt ans que je travaille à l’intérieur même de ces outils là. Que me disaient mes amis corses il y a quinze jours de la lecture génoise ou toscane de leur territoire quand ils m’aidaient à la percevoir et qu’ils échangeaient entre eux en langue corse ? Une leçon d’identité affirmée sur les bases des patrimoines oraux et musicaux anciens d’un territoire maintes fois plié et replié…et en même temps une magnifique leçon d’Europe ?
Pourquoi lors des Fêtes de saint Nicolas hier, deux Roumains émigrés discutaient-ils avec autant de vigueur des élections présidentielles de ce dimanche en Roumanie et des leçons que l’on pouvait tirer de vingt années de confiscation d’une « Révolution » que l’on célèbrera certainement fin décembre dans une grande confusion post-électorale ?
Parce que saint Nicolas que je ne fête que depuis mon implantation en Alsace et au Luxembourg, rassemble des pays de tradition germanique ou austro-hongroise – et concerne ces deux personnes nées l’une en Olténie et l’autre en Transylvanie – où beaucoup de jeunes seraient bien en peine, faute des outils nécessaires, de lire la route de l’évêque de Myre ou de Bari, né en Turquie, un pays devant lequel la France fait barrage pour qu’il ne se fonde pas dans l’Europe politique et économique nouvelle.
Il y a quinze jour j’étais un Corse, comme j’étais hier un Français de Luxembourg, citoyen de Bucarest me préoccupant de mieux comprendre, en buvant du vin d’Aquitaine et en goûtant du foie gras du Limousin, comment un de mes pays d’adoption, à deux mille kilomètres, fête ce personnage immigré. Un Turc à qui Constantin a accordé la liberté religieuse et dont les ossements volés par des marchands des Pouilles aboutirent dans la Lorraine voisine où une basilique fut élevée en son honneur !
Une vraie réussite pour un tel immigré cosmopolite !
Le Premier Ministre français à qui on a demandé de limiter le feu comme doit le faire un pompier incendiaire, osait demander en clôture d’une réunion organisée par l’Institut Montaigne cette semaine si on devait rougir de se poser en héritier d’une « Histoire exceptionnelle », en raison d’une « Europe encore, malgré les efforts qui sont faits, souvent plus technocratique que politique ? »
Monsieur le Premier Ministre, je n’aime pas ce débat et je n’en vois que le but déstabilisant, je n’en perçois que le mauvais argument électoral et je déteste que l’Europe soit instrumentalisée négativement pour valoriser l’identité dans des termes justement nationalistes.
Les dégâts seront bien plus durables que la fidélité des quelques voix qui seront ralliées pour de mauvaises raisons.
Et pendant ce temps là, l’autre débat essentiel, dans une union de vingt-sept pays qui se sont déjà ouverts au dialogue interculturel dans un cadre européen plus large où le mythe de Jason ressort lentement de la Géorgie et où celui d’Ulysse prend la Méditerranée pour une géographie maritime commune, où Alexandre le Grand nous apprend autant de nous-mêmes que Marco Polo ou Christophe Colomb, n’a pas lieu.
Et celui là, il est urgent. Bien plus urgent : « Les compétences interculturelles devraient faire partie de l’éducation à la citoyenneté et aux droits de l’homme » affirme le Conseil de l’Europe. Et encore : les pays devraient s’assurer que «…l’enseignement de l’histoire ne porte pas uniquement sur l’histoire du pays, mais également sur l’histoire d’autres pays et d’autres cultures, qu’ils prennent en compte la manière dont notre société a été perçue par d’autres (multiperspectivité) ».
Est-ce que les responsables politiques qui sont à l’origine du débat ont lu ces textes là que les responsables des affaires européennes ont adopté, ou bien est-ce qu’ils souhaitent simplement qu’on les ignore en les refoulant ou en aidant à ce que les complexités restent dans le refoulé, couvertes par les certitudes commodes ?
Les identités meutrières
Nous ne cessons pas de tourner autour. Pas une journée sans que ce poison dangereux ne s’infiltre dans la pensée. L’indignation monte une première fois. Surtout quand le raisonnement tourne à vide : identité, civilisation, infériorité, dangerosité, et même ce magnifique néologisme : la « méprisance ». Méprisance des autres, un mélange de distance, de crainte de la nuisance, une méprise permanente sur les intentions, une méfiance dans tous les cas et envers tous !
Mais on n’en sort pas : dangerosité des jeunes, des colorés, de ceux qui parlent l’arabe et d’autres langues exotiques, de ceux qui tentent de chanter des doinas dans le train ou le métro, ou tout simplement jouent une valse lente, en tournant leur chapeau entre leurs mains.
Mais voilà. Il faut se différencier. Flatter les uns, renforcer la peur des autres. Aucun programme, juste des instruments. Qui joue le plus faux : le violoniste du métro ou celui qui répète pour la millième fois qu’il faut fermer les frontières ?
Alors, il est urgent de s’isoler avec des antidotes et comme l’écrivait plaisamment Hervé Letellier : « Tout Français (entendez Français musulman) revenant d’un voyage « suspect » devra porter un « bracelet électronique permanent », propose Marine Le Pen. Si vous revenez d’un meeting du Front National, un simple lavage d’oreilles suffira. »
En dehors de ces mesures d’hygiène élémentaires, je recommande la lecture de la version en Livre de Poche de l’ouvrage d’Amin Maalouf paru chez Grasset en 1998 : « Les identités meurtrières ». Un peu comme Tahar Ben Jelloun qui avait consacré un petit ouvrage sensible à la mort de ce jeune tunisien qui s’était immolé par le feu pour protester de l’impasse dans laquelle il se trouvait, l’écrivain d’origine libanaise qui a su nous enchanter depuis le début des années 90 avec « Le premier siècle après Béatrice » ou « Le rocher de Tanios » et avait mis en scène de avec sensibilité les mondes arabo-africains et andalous avec « Les croisades vues par les Arabes » ou « Léon l’Africain », a voulu répondre à la question récurrente : « Plutôt français ou plutôt libanais ? » Et de redire sans se lasser ce que nous devrions tous prendre en compte pro domo : « Moitié français, donc et moitié libanais ? Pas du tout ! L’identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées. Je n’ai pas plusieurs identités, j’en ai une seule, faite de tous les éléments qui l’ont façonnée, selon un « dosage » particulier qui n’est jamais le même d’une personne à l’autre. »
Lorsque Maalouf écrit ce texte, une guerre européenne semble se terminer. Elle peut être une des origines de sa réflexion. « Vers 1980 cet homme aurait proclamé : «Je suis Yougoslave !» fièrement et sans état d’âme ; questionné d’un peu plus près, il aurait précisé qu’il habitait la République fédérée de Bosnie-Herzégovine, et qu’il venait, incidemment, d’une famille de tradition musulmane…Le même homme, rencontré douze ans plus tard, quand la guerre battait son plein, aurait répondu spontanément, et avec vigueur : « Je suis musulman ! » Peut-être s’était-il même laissé pousser la barbe réglementaire…Aujourd’hui, notre homme, interrogé dans la rue, se dirait d’abord bosniaque, puis musulman ; il se rend justement à la mosquée, préciserait-il ; mais il tient aussi à dire que son pays fait partie de l’Europe, et qu’il espère le voir un jour adhérer à l’Union. »
Sommes-nous tous atteints par le syndrome yougoslave qui semble toucher les candidats ? Sommés de nous définir non plus les uns avec les autres, mais les uns contre les autres ? Nous sommes pourtant tous des migrants et des minoritaires à qui on impose d’appartenir à des majorités plus économiques que spirituelles. Des majorités nécessaires à la multiplication des profits, aux dépens des minorités de richesse humaine !
Il y a cinq années, j’étais choqué que la campagne présidentielle ne ressemble qu’aux batailles électorales de mon village luxembourgeois. Et encore, mon village semblait plus équilibré dans ses disputes que les deux candidats français de l’époque. Aujourd’hui j’assiste à une opposition de doctrines flottantes, un jeu de masques, un jeu de rôle où la dimension humaine n’est prise en compte que par condescendance.
Revenu de toutes les politiques possibles ? « Le XXe siècle nous aura appris qu’aucune doctrine n’est, par elle-même, nécessairement libératrice, toutes peuvent déraper, toutes peuvent être perverties, toutes ont du sang sur les mains, le communisme, le libéralisme, le nationalisme, chacune des grandes religions, et même la laïcité. Personne n’a le monopole du fanatisme et personne n’a, à l’inverse, le monopole de l’humain. », écrit Maalouf.
Et il termine par ces mots : « Pour ce livre, qui n’est ni un divertissement ni une œuvre littéraire, je formulerai le vœu inverse : que mon petit-fils, devenu homme, le découvrant un jour par hasard dans une bibliothèque familiale, le feuillette, le parcoure un peu, puis le remette aussitôt à l’en droit poussiéreux d’où il l’avait retiré, en haussant les épaules, et en s’étonnant que du temps de son grand-père, on eût encore besoin de dire ces choses-là. »
J’aimerais aussi qu’en regardant les actualités télévisées de 2012, les enfants qui ne sont pas encore nés, se demandent pourquoi on se sentait honteux et pourquoi on se posait tant de questions sur le fait d’avoir fait partie à un moment de sa vie d’une des minorités migrantes, venues du village voisin, de la région voisine, de la province lointaine pleine d’accents chantants ou traînants, de l’au-delà des mers, ou d’autres continents…tout en parlant une langue commune surtout latine, mais aussi un peu germanique et celtique, enrichie de langues africaines, d’expressions antillaises, arabes et slaves ; le français, quoi, une langue maternelle ! Et pourquoi des meurtres avaient été régulièrement commis entre tous ces migrants qui vivaient en partage.
Amon Maalouf. Les identités meurtrières. Grasset et Fasquelle, 1998.
Gravures: Caïn tue Abel. Par Julius Schorr von Carosfeld et Gustave Doré.
A qui appartient Jeanne d’Arc ?
La question qui vient d’être posée à contre emploi par le Président français à propos d’un personnage « national » vaut certainement plus qu’une polémique aussi vite éteinte qu’embrasée par les soins d’un conseiller qui n’en manque pas une, puisqu’il avait déjà sévi pour les discours de Rome et du Puy-en-Velay du même Président. Mais pour un 600e anniversaire il fallait bien un chef d’Etat et après tout, Colombey n’est pas si loin. Les pragmatiques font feu de tous bois.
Cette question identitaire a fait l’objet – au moins sous son angle européen- – de deux réunions d’experts qui se sont déroulées au Centre johannique de Domremy-la-Pucelle en mai 2001 et novembre 2002, dans le but de mieux comprendre comment analyser les propositions d’itinéraires culturels européens portant sur des personnalités historiques réelles ou imaginaires et surtout, de cerner quels seraient les critères qui mettent en avant des « Figures » qu’il faudrait retenir plutôt que d’autres.
Si le Centre johannique intitulé « Visages de Jehanne », au pluriel, a été créé à la fin des années 90 à côté de la maison natale, – on ne l’a finalement que peu vu dans les reportages récents – c’est bien parce que déjà à l’époque, le Président du Conseil Général des Vosges et Président du sénat, Christian Poncelet souhaitait sortir la petite Jeanne des mains du seul Front National. Le département, propriétaire de la maison natale depuis 1818 voulait aussi marquer la dimension européenne du personnage.
Il faut reconnaître que l’équipe réunie par Anne-Marie Simon-Parneix pour l’interprétation et pour la dimension scénographique et par le regretté Pierre Voltz pour la dimension théâtrale, a réussi là un des rares exemples de site affirmant l’intention de désenclaver un personnage de sa dimension nationale en le resituant dans un espace géopolitique ouvert et dans une dimension historiographique multiple.
Les photographies de J.M. Bodson, glanée dans les paysages de la Lorraine, mais aussi dans l’étendue urbaine d’une nostalgie statuaire presque mortuaire, confrontée à des visages d’artistes bien vivants, ont également beaucoup contribué à dépoussiérer l’icône instrumentalisée.
Un programme abondant élaboré par le Département des Vosges devrait inviter les Européens à venir, au moins cette année, balayer les poussières déposées par des candidats qui n’hésitent pas à violer l’histoire.
« Le propos est en effet, non pas d’expliquer Jeanne mais au contraire de lui laisser son mystère. Sortir des clichés réducteurs nécessite de remonter plus loin qu’elle, aux origines de la Guerre de Cent ans. Mais c’est aussi se projeter après elle, s’immerger dans tout ce qui a été dit, écrit, joué, filmé, peint, dessiné, sculpté, toutes ces œuvres, ces débats, ces louanges, ces dévotions ou ces dénigrements qui n’en finissent pas de maintenir ouverte la polémique autour d’elle ». Ce texte introductif, écrit à l’ouverture du Centre, a plus de dix années. Il reste d’une actualité brûlante. On le retrouvera sur les pages du site de l’Institut européen des Itinéraires culturels dédiés aux personnages européens.
Plus généralement la question des personnages est heureusement restée ouverte. Il s’agissait de savoir si entre Mozart et ses voyages, Saint-Jacques le Majeur et son légendaire, Heinrich Schikhardt et le passage stylistique qu’il assure de l’Italie au Fossé rhénan, tous personnages déjà situés au cœur de différents itinéraires culturels, on pouvait établir sinon des connivences, du moins établir des ponts entre eux en expliquant ainsi des circulations en Europe jusqu’aujourd’hui.
Mais la question était tout autant soulevée pour des figures, clefs de lecture, dont certaines seront retenues par le Conseil de l’Europe dans les premières années du XXe siècle comme thèmes d’itinéraires, tandis que d’autres attendent toujours une bonne occasion, ou plutôt une bonne proposition : Jean-Jacques Rousseau et ses promenades solitaires, Charlemagne et le voyages à Rome auprès du Pape, dans l’orbe de la naissance d’un urbanisme carolingien, comme celui de l’archevêque Sigéric depuis Canterbury presque deux siècles plus tard, toujours dans la capitale de la chrétienté, Sainte Elisabeth de Hongrie (ou plutôt de Thuringe) dont le gouvernement hongrois souhaitait déjà en 2000 faire une héroïne nationale et fortement identitaire, au sortir des célébrations d’un second millénaire refondateur, saint Martin, pris comme symbole du Partage citoyen, et plus avant Don Quichotte, saint Olav, saint Josse, saint Paul et pourquoi pas Alexandre le Grand ?
« Présenter des personnages ou des figures significatives qui nous aident à comprendre l’Europe pose bien la complexité de la notion de patrimoine et les contradictions dont elle est porteuse, mais aussi la difficulté d’une lecture européenne. Un tel sujet, plus que d’autres encore, est révélateur des identités multiples des pays d’Europe au cours des soubresauts de leurs histoires respectives et de leur histoire commune. D’autre part, ce sujet s’appuie sur la singularité d’individus ancrés dans le temps et l’espace. Ce qui implique une tout autre démarche. Prendre, par exemple, le thème des « Grandes Découvertes » ou prendre pour sujet « Henri le navigateur », prince portugais initiateur de ce mouvement vers l’Afrique et qui a profondément modifié la civilisation européenne, n’a pas du tout la même signification. D’un côté, on se situe sur la lisibilité d’un courant, où l’on voit se dessiner une autre Europe, un courant qui se généralise et transforme l’économie, la culture, les échanges des pays. De l’autre on suit le parcours singulier d’un homme. Connaître cette trajectoire est en soi digne d’intérêt pour n’importe qui s’intéresse à l’histoire, mais c’est le thème des « Découvertes » qui est réellement européen quand il s’élargit aux rapports historiques avec d’autres continents dans la fascination de l’au-delà. Ainsi en est-il de nombre de personnages historiques, figures nationales pourrait-on dire, dont les actions ont modifié leur propre pays ou territoire, et influencé l’histoire de l’Europe par un biais ou un autre. » avions nous écrit, tout en souhaitant que le choix de personnages réels : politiques, religieux, militaires, venus du monde des lettres, des sciences, de la philosophie et des arts, explorateurs, sportifs, inventeurs, etc..propose une » galerie » de figures ou de personnages ayant pour intérêt de ne pas seulement se référer à un passé lointain, mais de permettre de travailler sur le passé récent, voire sur des personnages contemporains, c’est-à-dire sur un patrimoine en train de se constituer, et qui pourrait toucher des publics très différents.
Ils posent une question paradoxale : « Les hommes eux-mêmes font-il partie du patrimoine des hommes ? » Pour comprendre l’Europe il me semble que la réponse est : oui.
C’est, je crois, un des rares moyens d’éviter le retour à la gloire des histoires nationales.
Le site de l’Institut Européen des Itinéraires culturels propose plusieurs pages sur les personnages européens et une librairie virtuelle sur Jeanne d’Arc.
Napoléon est toujours là
20 mai Ajaccio. Je vais enfoncer une porte ouverte, voire même plusieurs. Mais on pardonnera certainement mon innocence et ma naïveté. J’avais gardé intact le souvenir fugace de ma venue dans cette grande ville, qui date de mon premier voyage en avion. Un voyage rendu possible grâce au Comité d’Entreprise de mon père, quand j’étais encore en âge de suivre mes parents. L’avion était à hélices. Le transport qui s’est effectué sur place en autocar autour de l’île s’est révélé un peu chaotique, mais je me souviens que cet antique véhicule s’était arrêté devant l’allée bordée d’arbres d’une villa, celle de Tino Rossi, où une silhouette en carton placée en bout de piste, aidait les passants d’un jour à croire que le chanteur était chez lui. Tout les passagers du car s’étaient levé. Ils n’en croyaient pas leurs yeux !
Je suis certain que les plus jeunes générations ont oublié la voix de velours un peu feutrée et parfois haut perchée qui ne nous enchantait pas seulement à Noël. Sa popularité, acquise majoritairement par la radio est certainement équivalente à celle des stars des années soixante dont nous prolongeons régulièrement la carrière dans le revival cyclique des années yéyé. Mais ici, la voix corse, et d’abord corse, continue d’enchanter, surtout dans ce restaurant où les langoustes cachent les spaghettis tellement elles sont grosses et serrées. Judicaël et Philippe sont tellement absorbés par l’extraction de la chair délicate de ces délicieuses créatures que je ne veux pas troubler leur quête par l’évocation de mes souvenirs.
De toutes les photos du studio Harcourt et des autres photographes de l’époque d’or d’avant et après-guerre accrochées aux murs du restaurant, semblent sourdre cette musique de mémoire dans laquelle passe pour moi l’image des repas du soir en famille, rythmés par Radio Luxembourg.
Mais si je m’attendais à Tino, je ne pensais pas que la mémoire de Napoléon ; je préfère dire de Bonaparte, en raison du contexte méditerranéen de ma venue, était aussi bien accrochée au quotidien.
En dehors de ceux qui sont consacrés aux itinéraires culturels, je ne m’approche des événements d’officialité locale que par hasard, mais une fois de plus ce hasard a été favorable à la compréhension de ce qui marque l’identité locale. Devant le monument à la Légion d’Honneur, s’élevait le son d’un discours que je suis allé écouter de plus près. Il y avait là, bien alignés et bien habillés, une série de grognards portant bonnets noir et plumeau rouge, des joueurs de tambour, ainsi que des gradés au bicorne transversal. Plus loin, une compagnie variée de cantinières, de dames d’honneur et de porteurs de médailles. Tous très sérieux, très imbus de l’importance de la représentation à laquelle ils participaient.
Puis, une fois le long discours historique sur l’origine de la distinction menée à son terme, est venu le temps de ranimer la flamme, aux pieds d’un empereur à la romaine. Rien moins qu’un préfet, un général et un maire ont porté ensemble cette tâche symbolique et récurrente. Il n’y avait pas foule en ce début de soirée où la chaleur cédait le pas aux cris des oiseaux. Mais pourtant la succession des gestes, tous voulus solennels, augurait l’idée d’un temps qui passe, intact et intangible, dans la mémoire célébrée du compatriote, de l’apprenti militaire, du général conquérant, de l’Empereur adulé et de l’exilé.
Je comprends encore mieux, après avoir parcouru les rues étroites du centre historique où, même durant la nuit, le verbe est haut et les voitures explosives, mais aussi après après avoir traversé les rues commerçantes à l’heure où les lycéens, quasiment tous motorisés, manifestent un esprit de compétition pétaradante et enfin, après avoir vu l’alignement des énormes ferries, combien de pouvoir et de richesse se concentrent ici. La ville capitale, symbole des héritages napoléoniens ne m’est pas apparue attirante au point de chercher à y décrire des cercles de découverte dans les rues nocturnes. Construite, sans doute sur-construite, elle semble ne pas se lasser de son trop plein de tout, y compris de grognards.
Il faudra donc en discuter. Comment relier en effet l’Empereur et ses campagnes sanglantes à l’espace méditerranéen, alors que le futur Consul, écarté vers l’Egypte épidémique et guerrière, commence du côté des pestiférés de Jaffa, l’apprentissage du marketing politique et transforme une défaite, somme toute peu glorieuse, en une reconnaissance de sa renommée naissante et modèle avec des peintres et des écrivains complices un sous bassement pour sa légende.
Mais je voudrais bien envisager, par contre, comment amener cet empereur à célébrer par cet itinéraire sa vraie conquête, celle d’un déploiement scientifique et artistique pluridisciplinaire qui inaugure en Egypte le travail en regards croisés et permet à des scientifiques aussi bien de poser des énigmes que de les résoudre, mais aussi de relever systématiquement ce qui est de l’ordre de l’autre ; que cet exotisme s’exprime dans l’architecture, la coutume ou le décors, ou bien encore dans la coexistence avec des animaux et des plantes inconnus. Toutes démarches qui appellent à franchir la barrière des langues, des religions et des usages de la nature.
Au dessus de la réunion des élus qui jouxtait le port, planait ainsi l’aigle de l’Empereur. A eux de décider maintenant si l’enjeu d’un Bonaparte qui aborde l’autre rive, vaut toute une histoire, d’hier à aujourd’hui.
Rhapsodie méditerranéenne
Un jour que Mustapha, l’un des huit enfants de Mohamed T. vient lui rendre visite pour demander de l’aide afin de préparer un travail auquel sa maîtresse a demandé de réfléchir, Jean-Marie Lamblard se saisit de l’énigme qu’on vient lui poser.
« Avec la maîtresse, nous allons monter une pièce de théâtre !
– Ah, très bien. Un Molière peut-être ?
– Non, la Chanson de Roland.
– Diable ! C’est courageux, une chanson de geste médiévale. En français moderne, je présume ?
– Oh oui ; c’est nous qui écrivons nos répliques, parce que dans le livre c’est crispant, enfin c’est lourd. Nous jouerons au Théâtre de Verdure.
– Et quel rôle joueras-tu ? Le visage de Mustapha s’illumine d’un rire malicieux : Olivier…Parce que je suis blond !
– Tiens ! …C’est important d’être blond pour la pièce ?
– Ben oui. Et les autres, Rachid, Hassen, Saïd, Djamel, Hakim, Farid, joueront les Sarrazins, comme ça, ils n’auront pas besoin de maquillage a dit la maîtresse.
– Et Roland, le neveu de Charlemagne, qui interprétera Roland sonnant du cor ?
– Un autre ; vous ne le connaissez pas. C’est un Lorrain dont le père travaille dans la zone de Fos.
– Oui, oui, ce choix est dans l’ordre des choses. Bravo ! J’irai vous applaudir. »
Je reproduis entièrement le dialogue parce qu’il introduit en effet parfaitement le propos du livre. Un petit maghrébin blond qui s’interroge sur son présent dans la surprise d’une proposition venue d’hier. Une légende qui met face à face le monde d’Al-Andalus et les Carolingiens. Des Berbères aux Barbares, il n’y a pas que de la sémantique, juste l’idée d’un nettoyage au carchère. Des blonds Normands qui finissent par venir s’affronter en Sicile aux combattants venus d’Afrique, laissent des traces, pas seulement dans l’architecture. Les Arabes, devenus Sarrazins se retrouvent mêlés aux traces d’Hannibal et à la légende de la Chèvre d’or enfermée dans un souterrain que l’auteur, comme ses petits camarades cherchaient vainement dans leur enfance dans la cave d’un château.
Et puis la Seconde Guerre Mondiale remet une couche sur l’idée de la pureté de la race. Et puis une guerre coloniale sépare un peu plus les Sarrazins d’en face et les Juifs qui regagnent Paris et Marseille, chassés par un dernier remugle de l’idée prédominante du pouvoir supérieur de la civilisation blanche. Juifs séfarades pour certains, chassés il y a longtemps par ceux que l’étendard de Charlemagne avait mis en place. Les paradoxes se croisent et dans les banlieues éclairées des feux de la nuit, l’injonction « Sale Juif ! » retentit de nouveau, tandis que la préférence nationale rampe comme une maladie honteuse en stigmatisant les « Putains de ta race ! ».
Cet ouvrage est d’une érudition confondante sur l’histoire de ces peuples qui ont fait la Méditerranée d’aujourd’hui. La Méditerranée telle qu’elle est vue par ceux qui émigrent, ceux qui se révoltent et tous les pauvres qui se disputent une place sur une barque, un bout de trottoir ou prétendent gèrer l’honneur des filles.
Mustapha, celui qu’un Djinn a échangé et placé dans une famille brune et basanée sera certainement très étonné quand il atteindra la dernière page du livre. Il ne sera pas Roland furieux, mais Olivier le Preux, tué et trahi. Tué par des Basques…l’histoire est toujours plus compliquée qu’il n’y paraît. Chacun aspire à la paix et se débarrasse des plus turbulents pour la restaurer en instrumentalisant ses propres ennemis.
Olivier est celui des deux amis qui campe le sage : « la bravoure raisonnable n’est pas la folie, et la sage mesure vaut mieux que la témérité ». Ou encore, si j’ai bien compris : « Kar vasselage par sens nen est folie; Mielz valt mesure que ne fait estultie ».
Je me souviens d’un spectacle invité il y a quelques années à la Maison des cultures du Monde boulevard Raspail à Paris. Il s’agissait d’une représentation du jugement du traître Ganelon par une troupe du Cap Vert. Les héros de la légende se retrouvaient devant un juge qui tentait de prendre les dépositions sur une machine à écrire déglinguée, devant un avocat pourvu d’un attaché case de parade qui téléphonait avec un combiné noir à cadran, tandis que des étudiants enrubannés sortis de Coimbra chantaient les épisodes du massacre des preux chevaliers.
Rien n’est simple en effet.
« Aux enfants, on conte des histoires, mais les marmots savent que ce sont des histoires ; et s’ils veulent croire aux légendes, c’est parce qu’ils ont besoin de rêver et de frissonner sans risques…A partir de quel niveau d’intelligence, le groupe humain peut-il se priver de dénoncer ailleurs l’existence de sous-hommes et d’âmes spirituellement inférieures à la sienne ? Les superstitions isolent tandis que la raison assemble les humains, dit-on ; mais rien ne vaut un ennemi, identifié ainsi par ses croyances, pour souder les foules. »
Jean-Marie Lamblard. Rhapsodie méditerranéenne. Essai métissé. Libre parcours. Nouvelles éditions Loubatières, 2010.