Entrer dans un livre de Patrick Modiano, c’est comme entrer dans un appartement ou une maison que l’on a habité autrefois. Ou bien que l’on pense avoir habité. Il faut auparavant se promener, ou plutôt errer avant d’y pénétrer : dans le quartier des Invalides un soir de pluie printanière – justement j’y suis – ou franchir la Seine vers Passy. Se diriger vers les allées du Luxembourg et l’avenue de l’Observatoire – justement j’y étais ce matin. Ou bien encore hanter les lieux de l’enfance ; les rues secrètes situées derrière les grands magasins, Printemps ou Galeries Lafayette, rues de bureaux et de sensualité bon marché ou descendre du métro de Lausanne à la Station Jordils en regardant les montagnes, vers la rive française du lac. C’est aussi mon enfance !
Autrement dit, la maison de Modiano est également étrangement la notre. Comme dirait un chanteur célèbre : il y a toujours en nous quelque chose de Modiano.
Mais prendre à la volée un de ses romans – le dernier s’intitule « L’Horizon » ne nécessite rien d’autre que de l’empathie pour les personnages ; toujours perdus, constamment égarés dans leur conscience, à la recherche de petites failles dans le temps qui leur permettraient de retrouver un petit quelque chose.
Cependant les photos jaunissent et s’effacent. Les enquêteurs privés se trompent souvent d’étage et les transfuges de l’Est ont un drôle de regard ; un regard fuyant. Il n’est alors pas si facile de retrouver la femme aimée ; sinon de sentir déborder le sentiment qu’on avait pour elle et que l’on a voulu enfouir quand elle est partie. Pourtant toute silhouette l’évoque et la congédie à la fois.
Des lieux, entre deux, marqués par une boutique disparue, un nom qui reste plié entre deux documents d’archives. Que c’est difficile de revenir sur ses pas et de croiser les petites histoires intimes avec les grands mouvements de population !
Mais après tout, la dernière fois où j’ai écrit sur Modiano, je me trouvais moi même entre trois mondes : à Cagliari. Modiano parlait de Milan, mais convoquait des hôtels de passage dans la touffeur du mois d’août parisien. Depuis la Sardaigne, il m’a invité sur une Côte d’Azur où se réfugiaient des princes déchus, entre la Nice orthodoxe et les passages de montagne où l’on détrousse les passagers trop crédules. Entre deux époques, entre deux mondes : le louche et le clair, le naïf et le roué.
Et ces personnages étranges que nous fuyons parce qu’ils sont trop réels ou trop cauchemardesques et que nos cauchemars ont trop souvent l’éclat blessant du réel.
Quel plaisir aussi, de la phrase. Rien de saillant. Rien de trop. Des faits, mais dont l’incertitude alimente un doute permanent. Pas de virtuosité non plus. Il ne joue pas, sinon sa vie ! Ses mots écrits sont comme sa parole. Mais il sait parfaitement transformer sa difficulté à dire en une aisance singulière de la phrase écrite.
« A peu d’intervalle – la même saison, un printemps précoce où il faisait aussi chaud pendant plusieurs jours qu’au mois de juillet -, Bosmans, de nouveau, avait vu apparaître ce qu’il appelait un « fantôme du passé » – ou au moins l’avait-il cru. Mais non, il en était presque sûr.”
Où sommes nous donc vraiment ?
Editions Gallimard, 2010