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Phee Tha Khon en Thaïlande « les esprits qui suivent les gens » : La fête comme thérapie

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Les souvenirs, c’est tout ce qui me reste pour ne pas tomber dans la déprime de la réalité, celle de la Thaïlande sur laquelle j’ai les yeux braqués depuis mon retour en France il y a environ un mois. Déprime qui ne pourrait que s’aggraver si je tenais aussi compte de la réalité de mon propre pays (censure de la presse par un président qui a peur de perdre sa place) et d’autres pays dans lesquels l’oppression et la tyrannie sont monnaie courante. Bon alors, faisons la fête pour oublier ! Comme les thaïlandais à l’occasion de « Phee Tha Khon » à  Dansaï, petit village du nord-ouest de la province Isan. Ou comme les français qui vont la faire à l’occasion de la fête du bruit (pardon ! de la musique). Fête à réveiller les morts en Thaïlande. Fête à tenir éveillés les vivants en France !

Phee Tha Khon : fête des esprits en Thaïlande

« Phee Tha Khon » –  déformation de « phee taam khon » les « esprits qui suivent les gens » –  est une fête païenne où religiosité, culture ancestrale et pantomime sexuelle se mêlent joyeusement et surtout bruyamment, pendant trois jours consécutifs. C’est en ce moment même à Dansaï. Son rituel, d’après la croyance populaire, viendrait de Luang Prabang, l’ancienne capitale royale du Laos où les mêmes événements se déroulent chaque année. « Phee Tha Khon » remonte, selon la légende, à l’époque de la dernière réincarnation de lord Bouddha, juste avant qu’il n’atteigne l’illumination. Le prince Vissandara vivait alors dans cette région des bords du Mékong avec sa famille, adoré de toute la population. Un jour, il décide de partir méditer dans la forêt avec ses proches, mais son absence se fait insupportable pour ceux qui l’aiment et s’interrogent : Prince Vissandara serait il mort dans la jungle ? Déjà le peuple pleure son prince bien-aimé. Et puis l’incroyable se produit, Vissandara réapparaît entoure des siens. Les villageois fous de bonheur laissent éclater leur enthousiasme au moment des retrouvailles et organisent une fête  à « réveiller les mors ». Et c’est bien ce qu’il se passe réellement : les morts quittent leur linceul et la terre glacée pour rejoindre le monde des vivants dans leur sarabande effrénée que les habitants de Dansai réinventent chaque année. A cette croyance religieuse se mêle une autre histoire, celle d’un amour contrarié d’un Roméo et Juliette siamois. Ils s’aiment mais leurs familles s’opposent à leur union. Secrètement ils fuient le village par un tunnel près de la rivière, mais les issues en sont bloquées par des rochers. Piégés dans les ténèbres, la terre se referme sur eux et ils meurent, réunis pour l’éternité. Bien longtemps plus tard, ces personnages de légende, connus sous le nom de « Jao Phaw Kwan » et de « Jao Maee Nang Tiem » deviendront les gardiens spirituels de la communauté. Lorsque la saison des pluies commence vers la mi-juin, leurs esprits émergent des abimes et prennent part à leur tour, à la procession de la statue de Bouddha.

Aujourd’hui c’est une sorte de chaman qui sous le même nom de  « Jao Phaw Kwan » est le seul à décider des dates de la cérémonie. Habillé de blanc, un turban noué autour de la tête, il m’accueille dans sa maison quelques jours avant la célébration de la fête des esprits. De sa voix calme et douce il m’explique la longue filiation de chamans dont il est issu. Un peu « maw douu » (docteur qui voit) –  sorte de devin, – un peu « maw phee » – sorte de guérisseur – Jao Phaw est une personnalité révérée et crainte dans le village. Il est consulté pour tous les évènements importants de la vie de la communauté, il est également maître de cérémonie.

Après avoir effectué certains rites et rendu hommage aux esprits invisibles avant le lever du soleil, Jao Phaw rejoint sa maison ou l’attendent tous les anciens vêtus de blanc, De vieilles femmes aux voix de crécelle, chantent des mélodies lancinantes et nasillardes. Leurs mains, tels des papillons, caressent l’air avec volupté, La grâce des gestes et le balancement souple des corps contrastent avec les visages graves aux rides profondes. Une grâce qui, en dépit de l’âge ne quitte jamais ces hommes et femmes des rizières habitués aux travaux, pieds nus dans la boue, sous la chaleur irrespirable et la lumière laiteuse des tropiques. Pendant des heures, Jao Phaw reste assis, digne et impassible au milieu des dévots agenouillés autour de lui. Chacun leur tour, sur les genoux, ils nouent des petits cordons blancs autour de ses poignets, les « bai sii », ces liens magiques sensés relier l’âme céleste (kwan) au corps physique. Formules sacrées et argent circulent dans un tumulte de tambours, de cymbales et de « khaeen ». Des femmes apportent de la nourriture disposée sur des tables basses. 7 heures du matin. Déjà la chaleur est suffocante. Des hommes dorment  à même le sol, assommés par les effets de l’alcool qui coule à flot.

Phee Tha Khon

Après de longues heures, saoulé de bruits et de rires, Jao Phaw et ses assistants donnent le départ de la procession. Il est 13 heures. D’inquiétants personnages aux allures démoniaques envahissent les rues de Dansaï : fantômes venus d’un enfer burlesque, la tête coiffée d’immenses chapeaux aux pointees tournés vers le ciel et qui ne sont autres que les paniers servant habituellement à cuire le riz gluant, base de la nourriture isan. Des hommes au corps entièrement recouverts de boue rouge, ne laissant apparaître que leurs yeux brouillés de vapeurs d’alcool, martèlent le sol de leur bâton. Des adolescents, derrière leur masque, profitent de leur anonymat pour brandir des sexes en bois démesurés devant les filles et les femmes qui feignent l’indignation mais roucoulent de plaisir. Tous ces esprits farceurs, recouverts de la tête aux pieds de haillons aux couleurs criardes, agitent avec frénésie cloches et boites métalliques attachées autour de leur taille.

Phee Tha Khon

Vacarme des morts. Plaisir des vivants. Danse macabre nourrie d’alcool blanc. Libération des corps… tel est l’enfer de Dansaï. J’ai l’impression d’approcher cet état de « sanouk ») plaisir à l’état pur, sans prise de tête), recherché en permanence par presque tous les thaïlandais. L’oubli total des difficultés de la vie, du travail éreintant dans les rizières, des mauvaises récoltes des années sans pluies. Demain est un autre jour et on a l’éternité pour y penser.

L’alcool libéré les corps et c’est la débauche animale. L’esprit, l’imagination ne jouent aucun rôle dans ces sarabandes effrénées. La bière, le whisky sont les détonateurs et la folie ne cesse que lorsque les corps tombent, épuisés, dans un état proche de la mort. Donc de l’oubli. Pour toutes ces raisons, la fête est nécessaire à l’équilibre et du corps et de l’esprit. Voila pourquoi la plupart du temps, nous autres, européens, restons spectateurs.

Mais cette conclusion n’est pas tout à fait satisfaisante. Le thaïlandais a besoin de se réhabiliter  à ses propres yeux et c’est la qu’intervient le sacré, et le religieux reprend le dessus. Le troisième jour de la « fête des esprits » se termine par une nuit de sermons chantés par des moines qui se relayent. Curieuse j’y assiste un long moment, bercée par la monotonie du chant en « Pali ». Demain, à 6 heures, ils seront les pieds dans la boue, sous la pluie battante de la mousson, cette pluie réclamée, tant attendue. Leurs vœux enfin exaucés, le travail dans la rizière va pouvoir commencer. Et la vie va reprendre son cours normal, paisible et monotone…. Jusqu’à la prochaine fête.

Michèle Jullian

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