Entre deux récits de voyage, on se sent le droit de décrire un parcours immobile et imaginaire. J’ai déjà dit à plusieurs reprises tout le bien que je pense de la Maison d’Edition Verdier. Je suis par conséquent très heureux que « Les Onze » de Pierre Michon, le dixième ouvrage de l’auteur chez le même éditeur, ait obtenu fin octobre l’an passé le Grand prix de l’Académie française.
Le livre commence par un mystère. « Nous connaissons tous le célèbre tableau des Onze où est représenté le Comité de salut public qui, en 1794, instaura le gouvernement révolutionnaire de l’an II et la politique dite de Terreur. Mais qui fut le commanditaire de cette œuvre ? A quelles conditions et à quelles fins fut-elle peinte par François-Elie Corentin, le Tiepolo de la Terreur ? »
Nous ne connaissons rien en effet de ce peintre « célèbre », sinon ce moment crucial où se conçoit la peinture qui aurait pu exister, un tableau qui nous explique le basculement de la Révolution française, comme le paradigme de toutes les révolutions sanglantes ou confisquées qui lui ont succédée. Qui nous explique tout autant le moment où un chef communiste, qui a su escamoter le cordonnier, décrète que les étudiants ont assez joué et qu’il faut revenir aux choses sérieuses ou bien celui où Staline décide que Trotski périra, où qu’il soit, quel que soit le temps que cela prendra.
Rien du côté de Tiepolo, sinon un autre mystère. Rien encore au Louvre. Le tableau aurait-il été volé, comme on vole la vie des révolutionnaires ? Aucun autoportrait, sinon un faux attribué à Vivant Denon. Bonaparte vient ainsi au secours des traces manquantes et Denon, le grand connaisseur des architectures égyptiennes, vrai patron du Louvre, à la rescousse d’une Terreur à laquelle il a échappé ! Et enfin Géricault vint…pour le dernier mensonge vrai avant que Goya n’éclaire une scène où les Espagnols périssent de mains françaises. Mais il s’agit là pourtant d’une autre Terreur.
Pour le reste, les mots transcendent l’histoire, avec économie, même si les phrases se permettent des emboîtements vertigineux. Ils nous apprennent l’art de la commande : « Et Tiepolo là-haut riait en jurant que Dieu est un chien, Dio cane, comme jurent les Vénitiens, ce qui en l’occurrence était une façon de dire, évidemment ; car que peut-on demander de plus à Dieu que cela, des contrats et des devis célestes entre peintres de très haute stature et princes nains, les uns toutes couleurs et mythologie, les autres tout sequins – qui étaient peut-être des thalers dans ce fond de Germanie, ou des guinées -, mais les peintres dans les formes rendant hommage aux autres, les Monseigneurs, avec de la révérence : les princes n’ont pas besoin d’être grands, ils n’exercent pas et jouissent. »
Leçon d’histoire ou plutôt de politique. Michelet, la référence absolue en la matière, qui faillit s’évanouir devant le tableau…qu’il est bien entendu seul à avoir vu et à y avoir deviné une cène laïque où « …si Dieu est un chien, l’absence de Dieu est une chienne. »
Nous sommes, je le crains, à la veille de nouvelles Terreurs, faute de vérité sur la marche réelle du monde. Est-ce cela également qui est dit ? Où bien encore, l’auteur tente-t-il la description pointilleuse et poétique de la résonance sourde qui vient des palais présidentiels où se prépare le mensonge permanent ?
Ou tout simplement nous donne-t-il à soixante quatre ans une leçon de littérature où se dissout peu à peu l’objet auquel on doit penser, pour nous amener à la réalité de l’inexistant, de l’ineffable ?
Nous sommes bien là, pourtant ! « Il y avait sur la grande table de part et d’autre de la lanterne des pains de quatre livres, un plat de lard et du vin dans des carafes, tout cela inentamé ; et de l’autre côté, un petit sac de toile à demi ouvert qui intrigua Corentin. Il s’en approcha et, l’ouvrant davantage, il aperçut et fit glisser sous ses doigts de petites choses brunâtres et fragiles dans lesquelles il reconnut de très anciens restes d’hommes, des vertèbres et quelques os brisés. »
Une nature morte, autrement dit !
Photographie : partie centrale du portrait de Ferdinand Guillemardet – ambassadeur de France, tableau de Goya, seule référence paradoxale, au tableau manquant.