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Portrait de femme : Barbara, Christian Petzold

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Cherchez les détails. Les espaces publics mal entretenus, les crépis qui se détachent en lambeaux, la lumière blafarde de la nuit, les prises électriques rafistolées, le passage de tramways qui crissent, les visages tristes, les regards inquisiteurs, l’attention constamment portée aux bruits des automobiles, aux bruits de pas et le sursaut de tout le corps quand tinte une sonnette. Nous nous trouvons bien dans une prison surveillée de partout où même les arbres semblent frissonner de peur sous les bourrasques de la Baltique.

Nous sommes au début de l’automne ou à la fin de l’été, quand les marronniers commencent tout doucement à jaunir. Barbara, interprétée par Nina Hoss, arrive dans un hôpital du Nord de l’Allemagne de l’Est. Elle y est attendue par un autre médecin interprété par Ronald Zehrfeld et par un policier de la Stasi. Tous deux savent pourquoi elle a été envoyée dans ce triste bâtiment de briques qui se trouve situé aux confins d’un pays et au milieu de nulle part. Un équipement rudimentaire. Des malades ordinaires. Tout le contraire du célèbre hôpital de Berlin où les meilleurs médecins sont chouchoutés. Elle est en exil et sera accueillie par un autre exilé, donc un suspect, donc un individu sous contrôle. Mais qui contrôle qui dans cet espace quadrillé par le soupçon ?

Certes, au-delà des murs, il y a des richesses. Une multitude : presque tout à portée de mains. Un superbe catalogue « Quelle » trouvé dans un chambre d’hôtel pour « touristes » de l’Ouest constitue un appel, parmi d’autres. Une grotte d’Ali Baba où choisir une bague de mariage.

Se marier à l’Ouest ? S’échapper ? Coucher pour s’échapper ? Trouver l’amour ou retrouver en secret un amant qu’on pourrait rejoindre ? Des milliers d’histoires personnelles sont là pour en attester. Des dizaines de romans ont su en dresser les portraits. La « Vie des autres » en parlait aussi, d’une autre manière, en s’introduisant parmi les élites culturelles de la capitale divisée, parmi les privilégiés proches des ministres. Ici les élites sont fragmentées. Puis-je dire par paradoxe que ce sont des élites ordinaires ?

Un médecin qui joue du piano avec sensibilité, comme si elle soignait un jeune malade qui souffre et qu’il faut consoler. Une interprétation calme, concentrée et rassurante. L’exercice de la médecine comparable à l’amour de la musique et inversement.

Un autre médecin qui commente et interprète « La Leçon d’anatomie » de Rembrandt. Une chirurgie « esthétique » en quelque sorte, pour utiliser un jeu de mots éclairant le clair-obscur. Il sait cuisiner. Il fait pousser des herbes sur sa fenêtre. Il améliore l’ordinaire, sans doute parce qu’il n’est pas ordinaire. Lui aussi a dû accepter l’exil, sous réserve de l’oubli d’une faute professionnelle, un oubli qui oblige à rendre service, ou plutôt à rendre des services. Chacun comprendra.

L’extraordinaire de deux êtres qui se ressemblent ou plutôt qui se complètent. Des compétents, des sensibles qui tranchent sur la grisaille. De ceux dont un pays a besoin pour créer de la compassion, du lien, du partage et qui pourraient s’aimer.

A chacun son geste de charité : envers une jeune fugueuse qui ne veut plus rester dans un camp de rééducation et que la police maltraite, envers un jeune garçon qui perd la mémoire à la suite d’un traumatisme crânien mal diagnostiqué. Des malades ordinaires, si leur maladie n’était pas le signe d’une société sous contrainte qui exige peu à peu qu’on perde la mémoire et qu’on se soumette. Des malades qui sont aussi, parfois des salauds. Que vaut alors le serment d’Hippocrate ?

Le metteur en scène Christian Petzold répète qu’il n’a pas voulu faire un film symbolique. Mais quoi d’autre alors ? Les symboles ne sont pas des aveux de faiblesse, mais des outils de compréhension. Nous vivons de symboles et ils nous structurent. Une œuvre est par nature symbolique, comme « La leçon d’anatomie » où le bras et la main disséqués disent que le mystère de la vie n’est pas dans l’abdomen par lequel le médecin aurait dû logiquement commencer, mais dans l’essence du mouvement, de la transmission. Ce bras pénétré par la lumière et les regards n’a rien de naturelle, ni dans sa proportion, ni dans sa place. Elle parle d’une action qui est reprise par plusieurs autres mains vivantes, elles aussi représentées par le peintre, celles des spectateurs de la leçon. Elle parle du mystère de la vie et non du malheur de la mort et elle célèbre les fonctions vitales qui résistent le plus longtemps possible à la mort.

La vie est résistance et non une fuite.

Le film nous emmène au début des années quatre-vingt. Il nous amène donc à regarder les hommes et les lieux avec un regard rétrospectif de plus de trente ans, au moment où la réunification allemande est devenue un sujet de discours et parfois d’arrogance, parfois teinté de nostalgie pour le temps d’avant. Il nous demande donc de réfléchir sur la rapidité des transitions et l’oubli des valeurs, en prenant justement pour sujet un microcosme où les valeurs prennent, du fait de leur rareté, un relief assourdissant. Parle-t-il donc en filigrane d’une annexion qui s’annonce ? Günther Grass que les polémiques n’ont pas épargné, encore récemment en raison de ses propos sur Israël, a publié au milieu des années quatre-vingt-dix ce que je considère comme un véritable chef-d’œuvre intitulé en français « Toute une histoire » et en allemand « Ein weites Welt ». Il répondait ainsi à un journaliste de l’Express qui lui demandait de parler de l’action de cet ouvrage, action qui se déroule en 1989 mais met en scène les ascenseurs de l’histoire : « La loi fondamentale de l’ancienne République fédérale stipulait qu’en cas d’unité une nouvelle constitution soit soumise au peuple allemand. Il n’en a rien été. Depuis la réunification nous vivons, à proprement parler, sur une constitution violée. Et ce qui avait été pensé comme une adhésion volontaire à la constitution allemande s’est transformé en annexion. Or, on ne pouvait pas imposer de cette manière les normes ouest-allemandes à des millions de personnes qui avaient vécu pendant plus de quarante ans dans une dictature et qui, pour les plus âgées d’entre elles, étaient passées sans transition d’une dictature à une autre, du nazisme au stalinisme. On devait, me semble-t-il, un peu de respect à la vie qui avait été la leur. Au fond, nous nous sommes arrangés pour faire porter à ces seize ou dix-huit millions de gens la plus lourde part du fardeau d’une guerre qui a été menée et perdue par tous les Allemands! »

Le film de Christian Petzold parle sans ambiguïté, comme en creux, de ce « viol » et de cette « perte ». Günther Grass ajoute encore : « Nous devons vivre avec le passé, il fait partie de notre vie. C’est une plaie toujours ouverte. Pour moi, l’horreur n’a absolument jamais cessé, ni mon impuissance à expliquer — ça ne peut pas être expliqué! Même mes enfants et mes petits-enfants, en tant qu’Allemands, y seront toujours confrontés. »

Michel Thomas-Penette

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