Ma lecture du journal Le Monde le 5 juillet commençait par cette phrase : « Et si le Royaume-Uni sortait de l’Union européenne (UE) ? Autrefois inconcevable, le scénario devient progressivement plausible, même s’il demeure lointain. » En voilà une nouvelle ! Juste au moment où je me sens, non pas réconcilié car je n’ai jamais été fâché, mais particulièrement en phase avec les expressions culturelles anglaises, qu’elles soient contemporaines et touchent à la nouvelle architecture de Londres, ou bien qu’elles remontent à deux siècles, avant que l’époque victorienne n’inaugure certaines formes de modernité propres à accompagner la révolution industrielle.
Tout est parti de la ville de Bath et de la rue où j’ai habité par deux fois quelques jours cette année. Il n’y a pas plus authentique que cet alignement extraordinaire où quelques pensions de famille se sont installées aujourd’hui, parmi les maisons bourgeoises de Great Pulteney Street. Un des plus beaux axes construit à la fin du XVIIIe siècle, juste avant la faillite bancaire de 1793 et où les demeures abritent certainement aujourd’hui plus de familles que ce pourquoi elles étaient destinées à l’origine : un couple, entre six et dix enfants et la domesticité nécessaire. Je me suis trouvé heureux de me placer à la fenêtre du deuxième étage, celui des domestiques, de me satisfaire du spectacle des passants et de disposer d’une bouilloire, d’infusettes de thé et de shortbread cookies, avant de m’endormir dans la paix d’un environnement peuplé d’oiseaux.
“They arrived in Bath. Catherine was all eager delight; her eyes were here, there, everywhere, as they approached its fine and striking environs, and afterwards drove through those streets which conducted them to the hotel. She was come to be happy, and she felt happy already. They were soon settled in comfortable lodgings in Pultney Street”.
Ce que je vais écrire là doit sembler une évidence pour un citoyen anglais qui a lu plusieurs des romans de Jane Austen, est venu plusieurs fois à Bath en pèlerinage, a visité le cottage de Chawton où elle a écrit jusqu’au bout de ses forces, a traversé le plus lentement possible les paysages vallonnés du Devonshire, du Dorsetshire, de l’Hertfordshire, du Derbyshire, du Yorkshire et du Northamptonshire ou a respiré l’humeur maritime des plages et des falaises de l’English ou du Bristol Channel avant de rejoindre le cap dangereux des Cornouailles. Je ne vais pas ajouter à cette liste les grands sites où les paysages culturels des jardins paysagers anglais ont été inventés dans un retour à l’antique, sous l’égide de personnalités comme Lancelot Capability Brown.
Mais pour la plupart des continentaux, je pense que ces romans et les espaces dans lesquels ils se déploient seront, comme pour moi, des découvertes, tout comme la persistance d’une « Austenmania » voire d’une « Darcymania » du nom de ce magnifique jeune homme qui sort de l’eau du lac de sa propriété avec une chemise humide plaquée sur son torse, encore étonné de la sensation de bien-être qu’il a éprouvé. Découvertes, comme l’auront été les séries télévisées que la chaîne Arte vient de diffuser en deux tranches pour une audience qui ne dépasse pourtant pas les deux pourcents des téléspectateurs français et allemands. D’abord les six heures de l’extraordinaire « Pride and Prejudice », Orgueil et préjugés qui fait l’objet de l’édition de deux DVD accompagnés d’interviews très éclairantes et que j’aurais maintenant du mal à écouter en français, puis « Sense and Sensibility », Raison et sentiments téléfilm qui occupe pratiquement trois heures d’antenne. Le tout, inclus dans l’hommage au Royaume Uni qui accompagne le Jubilée et précède les Jeux olympiques, s’est terminé ce 5 juillet par le portrait sensible des dernières années de Jane, entre Chawton et Londres (Miss Austen regrets). Terminé n’est pas tout à fait le terme puisque des variations sur thème – et en particulier sur l’influence contemporaine de l’auteur(e) – seront encore présentées jusque fin juillet.
Si je devais résumer ce que j’éprouve pour tous ces personnages sortis des livres ou filmés dans des paysages somptueux, c’est véritablement une profonde tendresse, mais que j’ai d’abord trouvée inexplicable. Tendresse, ou pour tout dire, une empathie qui m’amène à regretter de ne pas pouvoir visiter la campagne anglaise au rythme du cheval, ni séjourner dans de magnifiques salons et chambres à coucher, voire de tomber amoureux de ces magnifiques portraits féminins animés. Ce monde entièrement construit autour de la cellule familiale, structuré par la hiérarchie des fortunes et des titres de noblesse, peuplé de jeunes femmes soumises à la pression du mariage et des alliances, m’attire étrangement. Je ne minimise pas le fait que plus je prends de l’âge, plus je ressens le besoin de trouver des références qui me font toucher des extrêmes temporels, comme si j’avais réellement besoin de m’écarteler en me donnant l’impression que je gagne du temps sur le temps. Je reste toutefois seulement attaché à l’époque moderne, depuis la période des Lumières. Le travail que j’ai entamé avec les villes thermales historiques m’y aide évidemment beaucoup. Si je me sens héritier de toutes ces influences que les itinéraires culturels m’ont appris à croiser, c’est cependant dans la fréquentation de la littérature qui va de Jean-Jacques Rousseau à aujourd’hui que je me sens le mieux. Mais dans cet écart de trois siècles, ce sont les grands romanciers du social qui m’attachent particulièrement. Je me sens de ce fait aussi bien pris par les « Rêveries du promeneur solitaire » – personne n’en doutera, que par « Le contrat de mariage » de Honoré de Balzac, extraordinaire exploration des stratégies financières liées à une dot, ou encore par « L’éducation sentimentale » de Gustave Flaubert.
« Avant l’œuvre, il n’y a rien, pas de certitude, pas de thèse, pas de message. Croire que le romancier a « quelque chose à dire », et qu’il cherche ensuite comment le dire, représente le plus grave des contresens. Car c’est précisément ce « comment », cette manière de dire, qui constitue son projet d’écrivain, projet obscur entre tous, et qui sera plus tard le contenu douteux de son livre. C’est peut-être, en fin de compte, ce contenu douteux d’un obscur projet de forme qui servira le mieux la cause de la liberté ». Ainsi s’exprime Alain Robbe-Grillet. Ce contenu douteux m’aide toutefois à vivre dans un temps dilaté.
Je ne peux que rapprocher deux magnifiques descriptions. Deux exemples parmi des milliers, mais si séduisants !
« Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda. Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu. » Naissance de l’amour de Frédéric pour Madame Arnoux, malgré la différence d’âge et de statut qui les séparent.
« It sometimes happens, that a woman is handsomer at twenty-nine than she was ten years before; and, generally speaking, if there has been neither ill health nor anxiety, it is a time of life at which scarcely any charm is lost. It was so with Elisabeth; still the same handsome Miss Elliot that she had begun to be thirteen years ago; and Sir Walter might be excused, therefore, in forgetting her age, or, at least, be deemed half a fool, for thinking himself and Elisabeth as blooming as ever, amidst the wreck of the good looks of everybody else; for he could plainly see how all the rest of his family and acquaintance were growing.” Constat de raison dans le doux balancement des mots de la part de Jane Austen dans « Persuasion » quand elle atteint elle-même cet âge un peu fatal à cette époque.
Monde anglais, monde français de la fin du XVIIIe et du début du XIXe. Face à face, les philosophes et les révolutionnaires qui croient tous que l’homme est perfectible. Mais tandis que les Anglais des Lumières veulent connaître la naissance d’une vie meilleure pour tous et pour chacun, en respectant le libre arbitre et le libéralisme économique, les Français des Lumières veulent amener les hommes à la raison et confondront démocratie, contrainte et terreur, avant que la bourgeoisie entrepreneuse ne triomphe.
Je ne trouve au fond d’équivalence littéraire continentale à Jane Austen qu’un siècle plus tard dans les romans de Marcel Proust auquel Arte vient également de rendre hommage en présentant les deux épisodes sensibles que Nina Companeez a consacrés à ses œuvres, ou plutôt aux personnages qu’il a immortalisés. C’est certainement un fantasme personnel, mais le Faubourg Saint Germain et le quartier Monceau semblent, pour moi, répliquer à très petite échelle un royaume / monde où la tenue de soirée et l’excursion à Balbec tiennent lieu de fantômes des villas du Devonshire, de l’Estate de Mansfield Park, des Manors du Surrey ou des maisons citadines influencées par Palladio.
Proust, si proche de Robbe-Grillet: « Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. Encore cette dernière ne fait-elle qu’exprimer une valeur qu’au contraire en littérature le raisonnement logique diminue. On raisonne, c’est-à-dire on vagabonde, chaque fois qu’on n’a pas la force de s’astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l’expression de sa réalité. La réalité à exprimer résidait, je le comprenais maintenant, non dans l’apparence du sujet, mais dans le degré de pénétration de cette impression à une profondeur où cette apparence importait peu, comme le symbolisaient ce bruit de cuiller sur une assiette, cette raideur empesée de la serviette, qui m’avaient été plus précieux pour mon renouvellement spirituel que tant de conversations humanitaires, patriotiques, internationalistes. Plus de style, avais-je entendu dire alors, plus de littérature, de la vie. »
Arte a consacré un dossier à la romancière et aux films qui constituent un hommage étalé sur deux mois.
Pour aider les lecteurs à pénétrer plus avant à entrer dans le monde fascinant de Jane, il existe un centre Jane Austen à Bath où on peut faire l’expérience d’un thé avec Mr Darcy ou acheter des cadeaux inspirés de la romancière. Un festival annuel peuple les rues de la ville de personnages venus du passé.
Une des meilleures introductions à l’époque de Jane est certainement l’ouvrage de Deirdre Le Faye : Jane Austen. The World of Her Novels. Frances Lincoln. 2002. On y trouvera la présentation et les analyses de tous les romans et une mise en contexte pointilleuse qui vous apprendra aussi bien toutes les conséquences de la loi salique que la couleur des rubans à la mode.
Les Penguin Books ont publié en 2009 dans la série “A Truth unviversally acknowledged” l’ouvrage de Susannah Carson. « 33 Reasons why we can’t stop reading Jane Austen ». Le texte que lui consacre Virginia Woolf est un délice: “What more natural then, with this insight into their profundity, than that Jane Austen should have chosen to write of the trivialities of day-to-day existence, of parties, picnics, and country dances? No “suggestions to alter her style of writing” from the Prince Regent or Mr Clarke could tempt her; no romance, no adventure, no politics or intrigue could hold a candle to life on a country-house staircase as she saw it. Indeed, the Prince Regent and his librarian had run their heads against a very formidable obstacle; they were trying to tamper with an incorruptible conscience; to disturb an infallible discretion.”
Penguin Classics Deluxe Edition a republié en 2011 “Persuasion” avec une introduction de Colm Toibin sur un joli papier à l’ancienne. “Jane austen’s Persuasion is a novel filled with shadows and silences…It is also a novel about renewal, new chances, a new England emerging.”
Jane Austen’s Pride and Prejudice. Special edition restored from the original negative. BBC DVD (original transmission 24/09/1995 – 29/10/1995).
Preuve de l’adoration perpétuelle des anglais pour Jane Austen : la mise en vente récente d’une de ses bagues.