Je n’ignore pas qu’il y a aussi des figures masculines qui transportent leur solitude et qui essaient de traverser la vie malgré des souvenirs pesants. Mais je ne sais pas pourquoi, j’avais l’impression que les cinéastes les ignoraient un peu, aux dépens des mâles dominateurs, des machos triomphants, des redresseurs de torts, voire des super héros. Pourtant nous avons, nous aussi, besoin d’avouer des faiblesses !
Voilà heureusement un film qui peut résolument s’inscrire dans la liste des portraits de personnages humains, presque trop humains, pour laquelle je n’avais enchaîné depuis quelques semaines que des visages de femmes. Heureusement, en effet, que Strasbourg propose des festivals de films rares, ou en tout cas, venus de pays dont le cinéma n’exporte que des poids lourds – le dernier Lech Majewski sur Bruegel, par exemple – sans que l’on puisse percevoir la réalité du bouillonnement interne de la création.
Qui est donc Marek Lechki ? L’auteur de « My Town » produit en 2002 et quoi d’autre ? Je ne lis pas le polonais et la Représentante permanente de la Pologne auprès du Conseil de l’Europe Ursula Gacek n’en n’a pas dit plus ce soir. Il faut cependant la remercier, ainsi que le cinéma Odyssée et le Conseil Général du Bas-Rhin car je ne suis pas certain que ce film intitulé « Erratum » ne vienne jamais au jour très largement en France. Et pourtant !
Il est rare qu’on présente les rapports difficiles entre père et fils avec cette intensité. Michal a la quarantaine, nous dit-on. Une femme qui aimerait certainement que son mari montre plus de rêves…de consommation et un fils avec qui il n’échange que les paroles strictement nécessaires. Et un père veuf resté cloîtré dans son appartement, au loin. Trois générations de mâles qui risquent de rester sur leur quant à soi et de faire subir leurs frustrations à leurs compagnes.
Il habite Varsovie et s’ennuie devant les factures qu’il doit préparer sur son ordinateur. Rien d’exaltant en effet. Mais cet effet d’ennui, de grisaille, de fleuve tranquille un peu sale est montré avec une rare acuité. Des objets ordinaires et une caméra qui s’approche au plus près de la nuque, un peu comme chez les frères Dardenne.
Des gens ordinaires, dans une ville ordinaire, entourés d’objets plutôt neufs et sans âme.
Et puis, comme cela arrive sur les ordinateurs, le programme tranquille se plante sans qu’on s’y attende. « Erratum ». Micha doit aller chercher à Szczezin, sa ville natale, là même où habite son père, la voiture dont son patron attend la livraison.
Mais Szczezin, ce n’est pas Varsovie. C’est une ville près d’un fleuve, une ville hanséatique, belle sous le soleil d’été, prestigieuse même, mais qui peut s’évanouir dans les brumes d’automne, au bord de l’eau, dans l’attente nostalgique des voiliers venus de la mer. Une ville de l’Ouest, reprise à l’Allemagne il y a soixante ans, mobile et jeune en son centre, mais dont la périphérie accumule les misères et les abandons. Un peu comme toutes les banlieues du monde, où la débrouille est le seul moyen de survie. Mais une banlieue de l’Est de l’Europe où la débrouille a dû être poussée aux limites de la survie pour oublier des absurdités politiques erratiques et méchantes.
Et puis, en reprenant la route Micha heurte un clochard. Il le tue. Il panique, mais finit par revenir à la police. Ce n’est qu’un clochard, un alcoolique, un sans famille. Qui veut vraiment s’en soucier ? Le seul désagrément est de devoir rester là une journée, puis deux pour faire réparer la carrosserie. Une journée, puis deux pour tenter de reparler au père, pour revoir des amis, plus contraint par le hasard des rencontres que par l’envie.
Et l’erreur de programme, quand elle persiste, fait que la carapace se fend. Une carrière musicale abandonnée, entre classique et jazz. Un père abandonné alors qu’il allait tomber malade de solitude. Une vie d’avant, avec les copains, entre deux lacs, dans le braconnage des oiseaux, au profit d’une nouvelle vie de rien, du vide. Un vague sentiment qu’il faut rendre sa part à Dieu, être de retour pour la communion du gamin et faire placer une croix sur la sépulture du clochard. L’irrésistible besoin de la culpabilité et le début de la rédemption.
Les images de la misère sont filmées de manière splendide, qu’on me pardonne ce regard esthétique. Comme si on découvrait, de nouveau, plus de vingt ans après la chute du mur, presque dix années après l’entrée dans l’Union Européenne, un pays à portée de regard, mais dont en fait, on ne sait rien, tous obnubilés par les dépliants colorés sur Varsovie, ou sur Cracovie. Comme un continent lointain où Micha retrouve par hasard son père en train de vendre pour deux kopecks les jouets de son enfance sur le quai du fleuve.
Ce film sent mauvais, comme Rosetta sentait mauvais en changeant ses bottes pour aller s’imprégner de l’odeur rance des gaufres, ou encore quand Sandrine Bonnaire jouait les vagabondes pour Agnès Varda. Il donne à vivre le quotidien écrasé d’un musicien devenu comptable, d’un Chopin devenu prisonnier des prêts bancaires.
On peut comprendre que ce quotidien là, dans l’Europe quotidienne, entraîne un rejet, creuse un fossé, ou même plus, fasse vomir et s’abstenir aux élections. En un mot que l’on ait envie d’incendier le passé vermoulu, comme ce belvédère en bois qui a longtemps servi à tirer les oiseaux sauvages.
Le cinéma, comme la littérature, une fois de plus, nous aident à en parler, mieux et de manière plus sensible que les discours sur les politiques d’austérité.