Prague est une ville qui est toute entière un appel à la musicalité. Lorsque l’ on aborde l’entrée dans la vieille ville depuis l’ est et l’artére qui part de florenc ulice , le premier monument que l’on rencontre n’est autre que le fameux opéra où Mozart fit entendre sa première représentation de Don Giovanni.
la musique tient donc à Prague une place fondamentale tant historique ment que par la profusion actuelle des concerts qui s’ y déroulent . Pas une heure sans que l’on vous propose d’ assister à un représentation dans l’une des multiples églises baroques issues de la contre -réforme qui ornent le centre ville. Même la synagogue espagnole se transforme régulièrement en salle de concert et il n’ y a que Vienne, la grande rivale, pour concurrencer Prague
Mais Il y à Prague un ressort encore plus profond lié à la musicalité qui trouve sa source au sein même du caractère fantastique du paysage pragois.et de son architecture, dont on sait depuis l’ Eupalinos Paul Valéry combien les formes pleines ou vides sont comme les expressions matérielles de l’immatériel du son et du silence..
Dans une ville tissée par les légendes où l’on imagine l’ombre de Méphisto guettant du haut des tours les activités des mortels, où notre dame de Tyn semble griffer le ciel depuis la place centrale , le fantastique entretient avec la musique un vieux compagnonnage.
Orphée construisant des édifices par la magie de sa lyre puis cherchant Eurydice aux enfers,mythe fondateur repris par l’ Orfeo de Monteverdi sur les fonds baptismaux du grand opéra occidental semble être un symbole du rapport entre Prague et ses musiciens.
Ce pacte entre les forces de l’ombre et la musique, conçue à la fois comme un défi à l‘obscurité des enfers et comme une ensorcelante complicité de ses œuvres magiques dans le monde des vivants, la ville en porte la marque plus que nulle autre capitale.
Nul doute alors que le fantastique pragois trouve en la musique terre d’élection qui relève de la rencontre , une patrie spirituelle dans un ciel immatériel.
Alliance qui se retrouve dès l’ époque baroque , les œuvres chrétiennes de Myslivecek , des oratorios remarquables en constituent les sources chtoniennes , mais le torrent mozartien renverse les catégories et inaugure cette dualité de la musique tchèque que l’on ressent à l’image de la dualité pragoise entre la quiétude du paysage naturel,des facades Art Nouveau et la sinuosité de ses ruelles pavées et son centre médiéval gothique.
La Résidence prolongée de Mozart à Prague, l’ écriture d’une symphonie dédiée à la ville et sa première représentation de Don Giovanni peuvent se lire comme ayant donné à la musique tchèque ses grandes caractéristiques si l’on oppose un courant lié à l’ opéra mythique et un autre à la symphonie. Mozart recèle dans son rapport à Prague cette double dimension de fantastique et de bucolique.
La statue du commandeur, comme une ombre spectrale agenouillée entourée d’un linceul de bronze patiné , sans visage et aux contours informes de fantôme, peut être admirée au coin d’une rue. comme une résonance avec l’ autre légende pragoise célèbre du Golem
la statue du Golem au coin de l’ hôtel de Ville ferait d’ailleurs elle aussi une excellente et sans doute même bien meilleure statue du commandeur que celle représentée.
A l’inverse de l’oeuvre lyrique,La symphonie Prague a ainsi des accents foncièrement plus classiques , foncièrement plus apaisés que les tourments et les cruautés de Don Giovanni, il y règne une caractéristique qui demeurera très propre à la musique tchèque, cette combinaison de rigueur rythmique et de légèreté sentimentale , la symphonie Prague est comme un acte fondateur de l’ alliance entre les rives de la Vltava et la musique.
Jusque dans sa grande école d’interprétation, Prague semble reproduire une sorte de découpage binaire , On peut ainsi opposer deux grands chefs d’ orchestre tchèques , d’un côté Karel Ancerl dont l’ histoire personnelle résume le siècle , de l’ autre Rafael Kubelik, plus germanique et analytique, capable pourtant d’une affinité remarquable avec Verdi parce qu’il incarne la dimension légère de l’ âme tchèque.
Ancerl cultive la dimension tchèque de son rapport à la musique par la mise en avant de la passion slave et du fantastique.
Les paysages de la Vltava dressés par Ancerl ne sont en rien ces inoffensifs et apaisants bords de rivière qu’il nous a été donné de contempler.
Ancerl peut ainsi donner à mà vlast de Smetana, long poème symphonique qui comprend la célèbre Moldau, l’allure d’une dramaturgie fantastique , sous sa direction la Vltava se transforme non plus en calme et court fleuve mais en un véritable Ienissei musical.
Le caractère propre des grands fleuves russes est non pas de séparer un paysage en deux rives mais de tracer un sillon sur une terre unique et de nous faire accéder à un univers qui semble différent du nôtre , la Moldau de Ancerl semble traversée de glaces et perd tout caractère de scie sentimentale, pour évoquer par une transfiguration extraordinaire le cours lent, froid et régulier d’un grand fleuve sibérien .
Au contraire Kubelik trouve dans la dimension plus apaisée de l’ âme tchèque un geste interprétatif à la fois romantique et analytique qui s’ expose dans sa vision des symphonies de Dvorak.
A Kubelik , la construction apaisante de la symphonie Dvorakienne , à Ancerl les tensions exacerbées de ses concerti, ainsi que les accents futuristes de Martinu.
Ancerl , cette grande figure tchèque de la musique sut faire de l’ orchestre de Prague l’un des plus remarquables d’ Europe, il y eut un son pragois comme il y eut un son viennois avec Böhm et un son berlinois avec karajan.
Ce son est l’ antithèse précise de celui Vienne et de son rubato, là où les viennois enrobent , les pragois surent épurer , là où les viennois jouent sur l’ épaisseur , les pragois jouent sur la transparence , là où les viennois privilégient les contours et l’ articulation , les pragois excellent au rendu des couleurs et des timbres , la sonorité acidulée de Prague, cette tension entre le fantastique et le bucolique ,nul mieux qu’ Ancerl ne pouvait la créer.
D’un côté l’extraordinaire messe glagolitique de Janacek dont les sources sont à chercher dans la dramaturgie de Bach et Myslivecek mêlés un langage moderne , de l’autre la tranquille légèreté de Vorisek et de son unique symphonie, la placide quiétude de ses pièces pour Piano, qui évoquent les vignettes glacées de Grieg.
La vie d’ Ancerl mérite plus qu’une pause car elle est une tragédie sauvée par la musique.
Ancerl fut en effet déporté à Terzin puis Auschwitz et fit partie de cette portion dérisoire de survivants tchèques, il semble que ce passage par la plus profonde noirceur l’ait convaincu au contraire d’ Adorno, qu’il fallait sauver l’ Art et que rien n’ était moins dérisoire qu’une symphonie surtout lorsque les nazis utilisaient beethoven à leurs fins et qu’il fallait entamer une rédemption de la musique occidentale.
C’est un chef d’orchestre juif qui alors sut donner sa plénitude totale à la musique tchèque.
Comme un testament, un des ces derniers enregistrements est une symphonie n°9 de Mahler dépouillée justement des effets viennois du romantisme germanique et de son goût pour l’ obscurité , le fantastique allemand des hymnes à la nuit de Novalis , des contes d’ Hoffmann et du Faust de Goethe garde depuis Hitler une sombre résonance , la nuit germanique est une inquiétante demeure des morts désormais, hantée d’ombres qui n’ont plus rien à voir avec la mythologie wagnérienne.
Mahler y apparaît aussi libéré des pulsions morbides de Vienne , de la moiteur d’une sensualité contrariée des nouvelles de Schnitzler et de la pulsion destructrice du romantisme.
Le Mahler de Ancerl est donc un Mahler praguois comme il y eut un mozart praguois, la dramaturgie, la légèreté et la clarté de l’ exécution y sont profondément anti-viennoises comme une ultime revanche sur la capitale des Habsbourg et l’ affirmation du détachement d’une grande capitale de l’influence germanique pour épouser son propre destin centre-Européen.
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