Ce texte s’éloigne du thème du voyage. Une fois n’est pas coutume. J’avais envie de partager une autre forme de voyage ; à l’intérieur de moi.
Jeudi Saint. Il y a un an ou plutôt 381 jours, cette journée était le prélude de mon entrée dans l’âge adulte. Ma grand-mère était presque paisible dans son sommeil ; c’était une satisfaction après le souvenir pénible de son endormissement, douze heures auparavant. De longues minutes durant, la crispation s’était mêlée à la détresse et à l’angoisse. Son corps ankylosé mais animé par ses dernières forces, combattait toujours avec son esprit tourmenté, pour rester éveillé. Chaque grimace sur son visage, chaque contracture de ses muscles ne trahissaient pas qu’un sursaut ou le refus de la soumission du corps à l’épreuve. Ses spasmes et tensions nerveuses résonnaient comme une lutte qui avait du sens pour chacune de nous et quand ma main tenait la sienne pour la rassurer, en réalité, c’est surtout moi que je cherchais à rassurer.
Je l’avais vue, toute ma vie durant, se consumer de langueur, sans que je puisse la sauver de son affliction, ni réparer ses failles. Que lui avais-je donc apporté par ma présence, si fidèle soit-elle? Pourquoi mon amour n’avait-il jamais suffi à panser ses chagrins et combler son sentiment de vide, alors qu’Elle avait toujours un besoin obsessionnel de capter, de posséder les êtres et de ne jamais les lâcher pour se rassurer?
Après cette interminable journée et nuit de délires et d’agitations, survenue brutalement en ce jour de Janvier, nous nous étions résolues à appeler les urgences et accepter qu’elle quitte la maison au petit matin pour entrer à l’hôpital, tout en sachant que cette décision lui serait peut-être fatale. Il était ironique de culpabiliser autant à l’idée de pouvoir la sauver ou au contraire de précipiter son issue par un choix aussi élémentaire. Mais nous pressentions qu’elle vivrait l’entrée à l’hôpital comme une condamnation. Au mieux un abandon, ce qui revenait au même. Elle avait décidé au fond d’elle-même que c’était un voyage sans retour. Elle ne reviendrait plus « chez elle » et Elle pensait sûrement le plus grand mal de nous, ses « filles », qui avions trahi son seul désir de mourir dans son lit. A la maison. Là où tous ceux qu’elle aimait, ses parents, son époux, l’avaient quittée. Elle avait joué avec le temps et avec nos nerfs, alternant les jours avec et les jours sans. Surtout les jours sans, à vrai dire. Puis étaient venus les jours de résignation et d’abandon, jusqu’à la veille quand elle avait semblé retrouver un peu de désir de vivre et d’énergie pour le dire avec une rare clarté, prémonitoire de la fin.
Je guettais le moindre signe afin de nous donner du temps pour accepter. Surtout, Elle devait savoir qu’Elle n’était pas seule et ne le serait jamais… Du regard, je suppliais ma mère de ne pas sombrer. Du moins pas encore. Sa prise de conscience de ce qui se jouait devant ses yeux d’enfant sur le point de perdre sa maman se heurtait à son déni si fort jusqu’à maintenant. Or, ce déni qui nous avait unies depuis deux mois, devait résister face aux assauts de la peur et devenait même un allié pour que nous ne lui transmettions pas nos propres craintes et qu’elle trouve dans notre présence à ses côtés, près de ce lit qui avait du voir passer bien d’autres morts, un peu de soulagement à ses souffrances et l’espérance du Repos.
Le supplice de sa lente et constante sensation d’étouffement empêchait toute autre expression. Etait-ce donc ça l’agonie? Aurais-je préféré entendre à nouveau ses cris qui me faisaient si peur il y a quelques heures encore, ses appels au secours, ses suppliques à « ses » morts qu’elle semblait voir dans le brouillard de ses pensées si souvent incohérentes ou déjà absentes…? Peut-être ces Esprits, partis il y a si longtemps, étaient-ils revenus pour la rassurer sur la perspective de l’Au-delà et hantaient-ils aussi cette chambre d’hôpital pour une bonne cause? Je m’en persuadais, de plus en plus convaincue qu’il s’agissait toujours d’une manifestation de la miséricorde divine, tandis que ma mère préférait se moquer d’une telle naïveté et me rappeler encore une fois que Dieu n’existait pas et qu’il n’y avait donc rien à en attendre.
Mon appréhension de cet événement, tour à tour imaginé avec effroi et éludé par lâcheté depuis des semaines, mutait bien plus vite que la capacité d’adaptation de mon corps et de mon cerveau. J’en oubliais donc cet appareil distribuant le calmant jusqu’à la mort, imposé ici sans que quiconque nous ait préparées ou informées sur sa fonction et l’issue supposée. La seule vision d’un banal objet à la couleur verte comme l’espoir pourtant, avait failli m’anéantir, quand je l’avais aperçu, en premier, en entrant dans la chambre. Nous étions au bout d’un chemin, qui se transformait en nouveau tournant vers l’Infini. Je devais trouver en moi le courage que je n’avais jamais eu, en songeant à la mort. Ou du moins la hardiesse de vivre la réalité, sans me dérober face à cette invasion d’émotions éprouvantes.
Je ressentais juste chaque tressaillement ou la moindre pression violente de ses doigts sur ma main, comme la musique de l’adieu, qui traversait tout mon être. Son corps moribond, déjà froid, s’ancrait dans ma mémoire. Il se cristallisait ; le temps de réécrire une nouvelle histoire où j’apprivoiserais l’absence physique, nourrirais le vide de mes souvenirs heureux et entretiendrais un rapport apaisé au silence. Je m’obligeais à n’en garder que le souvenir d’une sensation même diffuse de chaleur, y compris quand le trépas aurait officié, rigidifierait ses entrailles et me confronterait à son enveloppe charnelle sûrement déjà désertée par son âme. Son cadavre.
Je m’étais à mon corps défendant imprégnée de cette glaçante impression que m’avait laissée le corps de mon grand-père, disparu quand j’avais 5 ans après trois mois de vaine lutte contre la maladie et que j’avais tenu à embrasser pour lui dire aurevoir. Mon jeune âge ne justifiait pas à lui seul que je ne sois pas sortie indemne de cette deuxième séparation (bien pire que celle infligée à mes proches et à mon inconscient par les affres de ma naissance). Cette séparation dont je ne savais rien, si ce n’est que « Papi était parti là haut pour toujours », ma famille avait voulu m’en préserver de son mieux, non sans cumuler les erreurs par ses non-dits ou ses silences.
Je ne connaissais presque que ça depuis lors et cautionnais l’essentiel de mes peurs intimes et de mon rapport conflictuel à mon corps, en me remémorant cette froidure et ce mutisme plus insoutenables encore que sa dépouille immobile au visage blafard et aux yeux clos. L’enfant que j’étais n’avait rien compris à l’époque et avait tout imaginé dans la solitude de ses songes, au risque de mal interpréter certaines choses. L’enfant que j’étais toujours était restée captive de ces réminiscences, mais pouvait au moins croire qu’un autre souvenir était possible désormais. Une souvenance sur laquelle je pourrais m’appuyer pour me réconcilier peut-être avec mon propre corps et ses émotions douloureuses.
J’observais son regard apeuré et démuni, ses petits yeux mouillés par quelques larmes, mais je ne trouvais aucun mot. Je lui répondais donc par un sourire, en tentant de la convaincre qu’elle n’avait rien à craindre. Je palpais son visage et son thorax dans l’espoir de la réconforter plus efficacement par mes gestes. Mes caresses n’avaient pas semblé avoir la moindre prise sur son frêle corps soumis aux crampes ni sur ses joues creusées par le refus de toute alimentation depuis 13 longs jours. Un instant, je fermais les yeux pour mieux me remplir de sa présence, sans fouiller dans des souvenirs de mon enfance pour en garder une image plus chaleureuse. J’essayais d’imaginer ses pensées, ce qui m’autorisait à rêver à des mots et des gestes tendres et sereins. Peut-être était-ce en définitive la première fois?
Ce temps de l’intermittence était violent. L’apparente somnolence était interrompue par quelques soubresauts et à chaque minute que cette veillée nous accordait, nous étions toutes les trois à notre manière soumises aux sentiments et intentions les plus contradictoires. Son effort persistant pour communiquer et refuser de s’assoupir malgré l’effet du sédatif administré en continu depuis deux heures déjà, m’apparaissait comme l’une de ses plus jolies preuves d’amour.
Paradoxalement, cela m’aidait à ne plus nier les faits. A mieux accepter son silence et à supporter le poids de sa disparition, qui soudain viendrait me rappeler combien elle avait été omniprésente et parfois si envahissante dans ma vie… Elle nous avait attendues. Sûrement savait-elle qu’elle ne se réveillerait plus, dès l’instant où elle aurait lâché prise et renoncé à la bataille. Nous, nous essayions de croire que nous la retrouverions plus tard. Demain. C’étaient ses derniers instants de conscience, notre dernier moment d’échange, même si elle n’était déjà plus tout à fait là, ou plutôt, elle n’était plus la même personne que j’avais connue et dont j’avais partagé chaque jour de la vie comme s’il n’y avait pas d’autre hypothèse possible.
Je n’avais jamais été simplement sa « petite fille adorée ». Pourtant à trop aimer, il arrive qu’on se perde dans ses contradictions ou fasse du mal. Peut-on vraiment mal aimer? Rares avaient été les moments de bonheur depuis que nous nous connaissions. Il n’était pas temps de lui en vouloir pour toutes les méprises, l’absence de gestes et de paroles aimants ou encore ces phases de mutisme qui m’avaient souvent plongée dans l’incompréhension depuis mon enfance. Ces trop ou ces riens que nous n’avions jamais su concilier pour trouver un sain équilibre. Elle était celle qui m’avait accompagnée dès les premiers jours de mon existence quand ma survie était menacée et que ma maman ne pouvait pas être là. Elle s’était persuadée de devoir agir avec moi comme une mère, sans être en mesure de renoncer à cette place. Après deux mois d’errements d’une chambre à l’autre de l’hôpital, j’étais donc celle qui l’accompagnerait vers cette destination qu’elle avait tant redoutée, au point de ne jamais supporter l’idée d’une séparation physique pendant plus de quelques heures.
J’en étais convaincue. Dieu m’entourait dans son indéfectible Miséricorde, remplissait le manque et me protégeait du sentiment d’abandon. Je n’étais pas seule face à l’un des moments les plus durs de ma vie et je sentais sa présence grandir en moi. Il me donnait le courage de changer ma tristesse en joie, ma crainte en confiance, mon vide intérieur en croyance. Il avait transformé ma détresse en engagement de la volonté et en action. Il nous avait offert un moment de complicité ; le temps de nous témoigner notre amour, effacer nos regrets et nos difficultés à nous aimer et à nous pardonner nos erreurs. Qu’importe si cette heure ne ressemblait pas à ce que j’aurais espéré. Je comprenais enfin le mystère de la Foi.
Subitement, tout devenait évident. Dans cette pièce inondée de lumière à la faveur d’un rayon de soleil, cette pièce anonyme où se jouait la fin d’une vie, sur ce lit qui avait vu passer tant d’autres malades et sûrement de morts, son corps était nimbé d’une lueur très vive, à la chaleur indescriptible, qui pénétrait aussi peu à peu mon corps et mon coeur. Cet éclat avait chassé dans l’instant les ténèbres dans lesquels j’évoluais depuis des semaines. Seul un Ange, messager de notre Père aimant et compassionnel, avait pu lui apporter le réconfort nécessaire pour accepter cette voie vers les cieux et m’aider à m’y résoudre sans en souffrir, ni vouloir la retenir.
Au temps du crépuscule, Elle avait plongé dans un profond sommeil, dont il ne filtrait que le souffle. Elle était prête à accueillir sa nouvelle Vie. La promesse de la Vie éternelle. Un Vie aussi auprès de ceux qu’elle avait connus, aimés et du quitter, sans jamais y parvenir, au point de traverser son existence telle une morte-vivante, nourrie de regrets et d’angoisses. Je lui étais reconnaissante de me donner par son départ une chance de me réconcilier (au moins un peu) avec mon histoire (et pas seulement familiale). Je m’accomplissais dans ma croyance. Fidèle à mon engagement de rester forte, je ne pleurais pas pour ne pas risquer de retenir son âme et la vouer à quelque errance. Se pouvait-il que je sois le seul témoin de ce moment fugace et de cette présence divine? Ma mère restait hermétique. Figée et silencieuse, les yeux dans le vague. Comme absente.
Je n’avais jamais su prier. J’avais toujours eu l’impression de réciter des paroles auxquelles je faisais semblant de croire sans leur trouver un sens. Mes interrogations et ma culpabilité m’avaient poussée à cesser ma comédie et déserter les rituels qui avaient tant rythmé mon enfance. Là, tout me semblait différent et ce qui s’était opéré en moi dépassait de loin l’étrangeté de l’atmosphère que mon corps discernait. J’adressais une prière improvisée avec mes mots, non pas pour exhorter Dieu de la garder encore un peu auprès de nous, mais pour ne rien demander, pour une fois. Si ce n’est Le remercier de cette manifestation de grâce qui avait rendu l’épreuve presque facile et enfin acceptable. C’était ma première prière de gratitude, après de longues années passées à ignorer l’héritage de cette éducation religieuse que ma grand-mère avait tenue à me transmettre. Dieu s’était montré indulgent malgré toutes mes faiblesses et mes doutes.
J’aurais deux fois l’occasion chaque année de m’en souvenir. A la date exacte et à celle symbolique de l’envol de son âme… L’avènement de ma vie d’adulte se fondait sur une disparition, qu’il m’appartenait de transformer en rédemption. Avec sa « Naissance au Ciel », j’avais le droit enfin de me libérer et de vivre à mon tour…
Remerciements particuliers à Christophe Marty qui a su accueillir avec bienveillance mes doutes, mes questionnements et mes souvenirs et me donner de son temps pour m’aider dans ces moments difficiles, alors que nous ne nous connaissions pas. Un jour de désespoir où mes vertiges me renvoyaient plus que d’habitude à cette épreuve et à mes limites, il m’a transmis un psaume qui m’a redonné du courage. Je ne l’ai pas compris tout de suite. Je l’ai relu souvent. Même s’il ne lira probablement pas ce message (et s’il venait à le faire j’espère qu’il me pardonnera mon impudeur), je lui dois en grande partie d’avoir retrouvé la voie de la confiance et de l’écriture pour partager. Chaque échange aura été précieux et riche en méditations.
Post scriptum
Très agréable journée de Pâques débutée par la messe et une étape gourmande. Le hasard m’a menée vers une balade entre l’abbaye bénédictine Sainte Scholastique de Dourgne et sa voisine, l’abbaye Saint Benoît d’en Calcat avant de poursuivre par un moment de recueillement lors des Vêpres… J’apprends à renouer avec la prière ; non pas par éducation ou contrainte, mais par reconnaissance. Bien que je connaisse En Calcat depuis longtemps, ce fut comme une découverte.
L’an dernier, en ce jour d’allégresse pour tout chrétien, dans cette salle funéraire si aseptisée et pourtant presque réconfortante, je veillais le corps de ma grand-mère depuis deux jours déjà et je comptais les heures qui me séparaient encore de sa disparition terrestre définitive. C’était la première fois que nous n’étions plus ensemble. J’apprenais à admettre l’irréversibilité. J’avais beau savoir que Dieu pourvoyait à tout pour elle et qu’il l’accueillerait dans l’Au-delà avec bienveillance pour la rassurer, elle qui avait toujours craint l’Enfer et la mort, toute sa vie durant, le temps semblait en suspens. Ou du moins il oscillait entre l’attente si longue jusqu’à sa sépulture, le silence éprouvant et les prières pour anesthésier la peur de l’après, et surtout l’urgence des pleurs de ma maman qui pensait que désormais plus rien ne comptait pour elle et que la vie ne méritait pas d’être vécue.
J’essayais d’accepter ou plutôt de supporter la détresse de ses paroles et de son rejet, en me convainquant que le mutisme serait bien plus pénible pour moi qui n’ai jamais su tolérer l’absence d’échange. Je respectais sa colère face à tout et son désir de complet isolement, tout en étant violemment renvoyée à mon intolérance face à la solitude. Je ne devrais pas me plaindre de ce que j’avais le sentiment de subir, ni craindre la souffrance de la perte et du manque. Grâce à Dieu que je sentais grandir dans mon coeur et dont je percevais la présence à mes côtés, je subissais bien peu par rapport à ce que ma petite maman, à la fois si dure en apparence et si sensible en réalité, traversait. J’apprivoisais le vide en devenant autonome face à mes émotions. Je m’étais promis de ne pas pleurer pour que cette épreuve ne soit pas seulement associée au chagrin, mais aussi d’une certaine manière à l’Espérance que symbolise Pâques. Je m’y tiendrais. Je m’accomplissais comme croyante.
Cette année, la Vie a repris ses droits et peut-être pour la 2ème fois dans mon existence, après ce Jeudi Saint de 2016 (raconté dans mon texte « révélation de la miséricorde »), où j’avais eu ce privilège d’expérimenter la miséricorde divine pendant l’accompagnement vers le grand passage, le mystère du Salut retrouvait un sens. Je continue à chercher ma voie… J’ai fui des perspectives par peur, osé emprunter des chemins que j’évitais jusqu’alors, même si je reste habitée par le doute et des tas de questionnements. Ébranlée aussi par les souvenirs et les sensations de vertiges que me transmet souvent mon corps pour que je n’oublie pas tout à fait. Mais en ce lieu si simple et tranquille, au coeur de la nature, Dieu m’a accordé un répit et m’a même envoyé un signe pour me rappeler de ne jamais cesser de croire, ni céder au désespoir, quelles que soient les circonstances… Je me suis sentie apaisée. En définitive, heureuse.
Et si le bonheur, c’était simplement savoir reconnaître l’instant présent et tous ces petits riens qui sont autant de miracles, sans être toujours tentée de courir après des illusions et se projeter dans des attentes infinies et forcément inaccessibles? Ce sera donc le sens de mon travail aujourd’hui. Et Dieu sait que c’est un effort de tous les instants.
très bel écrit pleins d’émotions .moi j’aimerai écrire pour mon père qui m’a fait tant de mal amis surtout a moi fils de 31 ans décédé ce 2 nov 20016 d’un anévrisme cerebral ou je suis restée 3 nuits et 2 jours pour l’accompagner dans l’au delà derrière le miroir de l’autre coté de la piece